L'air est frais dans la cour du château lorsque nous nous mettons en selle. Nous passons la grande-porte sans échanger un mot, certainement saisi par le froid matinal de cette journée d'hiver. J'observe plus ou moins les alentours, peu attentif au mouvements de tête nerveux de ma monture qui piaffe, impatiente de se dégourdir enfin les membres après des jours passés à l'écurie. Je resserre mes doigts sur les rênes pour mieux la tenir en place et éviter qu'elle ne parte dans tous les sens. Je glisse un regard à Loyal.
J'aime bien patrouiller avec lui. Peut-être parce que lui aussi possède le Vif. Je ne sais pas. Quoiqu'il en soit, nous nous entendons plutôt bien et c'est agréable.
Neigeux effleure mon esprit.
-Un chien ?
Il n'est pas loin, prêt à me suivre lorsqu'on sortira du chemin bien trop fréquenté sur lequel on avance au pas pour l'instant. Je soupire. Il déteste les chiens. Il les considère comme la honte de toutes les espèces animales. Se retrouver emprisonné ainsi des hommes et dressé à obéir à leurs ordres lui parait aussi dégradant que lien qu'entretiennent un Vifier et son compagnon pour les habitants des Quatre-Dûchés qui n'appartiennent pas au Lignage. Il déverse une foule d'images et de sensations en moi, et je finis par comprendre qu'il s'impatiente en m'attendant, d'autant plus qu'il vient de trouver plusieurs traces du passage d'un lapin.
-Tiens-toi tranquille un peu, sinon le chien va trouver ta piste.
Il peut bien chasser son lapin tout seul. Aujourd'hui, je ne peux pas le suivre. Pourtant, mes sens sont perturbés par les siens et j'ai presque l'eau à la bouche. Je lève les yeux sur les nuages qui s'amoncellent au-dessus de nos têtes pour détourner mon esprit des occupations du renard.
-J'espère qu'il ne va pas pleuvoir... ai-je marmonné à l'adresse de Loyal. Je ne meurs pas d'envie de rentrer trempé comme une soupe.
Je grogne alors que la jument donne un nouveau coup de tête vers le haut pour tenter de me déstabiliser. Quelle teigne cette bête...

Ce jour-là, Loyal avait pour partenaire Ténèbres Dubosquet, un sergent de la garde plus vieux et plus expérimenté que lui. Les deux hommes avaient déjà patrouillé ensemble une ou deux fois et discutaient de temps en temps mais rien de plus, ce qui n'empêchait pas Loyal d'avoir de la sympathie pour son confrère.
Tôt le matin, ils se rendirent dans les écuries pour harnacher les chevaux et partir patrouiller. Le ciel était de ce gris d'hiver si particulier et la fraîcheur du vent ne les aidait pas à se réchauffer face à la morsure froide de l'air. Ils se mirent en selle d'un mouvement souple, indifférents aux mouvements impatients de leurs chevaux pressés de se dégourdir les jambes. Après une rapide vérification, ils quittèrent la cour et s'éloignèrent du château. Malgré l'heure matinale, le chemin qu'ils empruntèrent était quand même assez fréquenté par les cerviens.
Quand ils se furent assez éloignés du château, Loyal proposa à Alfa de les rejoindre. La chienne lui répondit en lui envoyant une image d'animal courant ainsi qu'une légère sensation d'euphorie; elle était contente de l'accompagner et allait arriver d'un moment à l'autre. Cela faisait plusieurs jours qu'elle n'était pas rentrée au château et le jeune garde s'inquiétait pour sa compagne de lien, bien qu'il sache qu'elle ne risquait (presque) rien et qu'il avait aucune chance de lui faire faire quelque chose qu'elle ne voulait pas.  
Le vent forcit, l'obligeant à resserre les pans de sa cape pour l'empêcher de pénétrer dans le col de sa chemise. Au même moment, Ténèbres fit une remarque sur le ciel qui se couvrait de plus en plus, menaçant de les doucher avant la fin de la journée, ou même de la matinée. Loyal allait répondre quand la jument que montait son camarade donna un fort coup de tête, manquant de le toucher au menton. Une sacrée morue que cette jument-là ! Alors que Loyal tentait de camoufler son rire sous une toux, un éclair de fourrure fauve surgit des arbres, poursuivant une flèche rousse. Les deux animaux passèrent sous le nez des chevaux, effrayant tout à fait les deux bêtes qui commencèrent à s'emballer.
Loyal n'eut pas le temps de voir ce que devenait sa compagne qu'il se retrouvait le nez dans la crinière grise de sa monture, essayant vainement de lui envoyer des vagues apaisantes. Il fit volter plusieurs fois son cheval, profitant de la largeur du chemin heureusement désert sur cette portion, tantôt tirant, tantôt relâchant les rênes et utilisant des "ohhh-là" et des "tout doux" bas et graves. Le garde ne vit pas se que devenait son comparse, trop occupé à ramener au calme son trouillard d'équidé. 

Serait-ce un début de rire que mon compagnon de patrouille tente de cacher sous une toux prudente ? Sa réaction me tire un sourire grimaçant qui se décompose dès l'instant où je sens une peur panique me serrer les tripes. Neigeux. Dans le même temps, deux flèches rousse et brune passent juste sous le nez de nos montures, et l'effet ne se fait pas attendre. Ma jument se cabre, et si dans un réflexe inouï et bienheureux, je parviens à agripper une touffe de crin de façon à ne pas glisser de ma selle, je vide tout de même d'un étrier. Ce qui, avouons-le, est assez ennuyeux lorsqu'un cheval prend le mors aux dents. Par réflexe, j'entre en contact avec elle, mais elle m'est inaccessible, trop embrumée par la peur et la surprise. Je réduis légèrement la conscience que j'ai de mon Lié pour éviter que la panique qu'il ressent n'entre en écho avec celle de ma monture par mon biais et n'empire les choses, puis je reprends doucement le contrôle en serrant et desserrant tour à tour mes doigts sur les rênes, jusqu'à ce que je la sente ralentir progressivement l'allure pour rentrer dans un petit galop plus tranquille. Je la fais ensuite volter et c'est au petit trot que je reviens vers Loyal, cherchant du bout du pied mon étrier pour retrouver un appui stable.

-Rappelle ta chienne ! ai-je grondé en arrivant vers lui, les dents serrées.

Neigeux s'est terré dans un tronc creux, en sécurité toute relative. Aplati dans sa cachette improvisée, il halète doucement, les crocs découverts, prêt à attaquer la chienne si sa gorge passe à portée.

-Surtout pas. Seulement si elle t'attaque.
-Elle m'attaque !

-Loyal... ai je grondé en l'assassinant du regard, pour qu'il se dépêche.

De nouvelles vagues de terreur me frappent. De petits éclats de bois tombent sur moi et se perdent dans ma fourrure pour venir piquer ma peau. Le temps de cligner des yeux et je repousse légèrement Neigeux, qui envahit bien trop mon esprit. Il commence à creuser le dessous du tronc, rendu suffisamment friable par la pourriture, dans l'espoir d'échapper à sa poursuivante.