Narjis ne se débina pas. Elle ne semblait pas même gênée par sa question. Plutôt songeuse.

A sa franchise elle répondit par la franchise, désarçonnante. Tolérer Aksel ? Le défendre ? Leur relation avait l'air d'être... originale. Il observa Narjis. La manière souple dont elle déplaçait d'une jambe sur l'autre le poids de son corps, à l'affut malgré qu'elle réfléchissait. Forcément, leur relation était originale ! Cette femme était un genre de biche... ou de cheval sauvage... Aksel l'aimait sans doute pour cela. Elle était pleine de cette vie fauve qui lui manquait.

- Qu'importe, répondit-il, balayant sa question. Tu ne peux pas défendre Aksel contre le mal qui le ronge.

Il se sentait mal tout à coup. A s'amuser à peindre sur les arbres des créatures effrayantes, du même rouge que celui d'Aksel crachait tous les matins. Mais que pouvait-il faire d'autre, si ce n'est continuer à vivre en trompant la mort et l'ennui ? Découragé, il se laissa choir au pied de l'arbre.

- Kaïran veut organiser un voyage dans les Duchés pour chercher un remède, souffla-t-il sans trop savoir s'il en avait le droit.

Il n'avait parlé à personne de ce projet fou que la sœur de l'Obat avait évoqué. Surtout pas à Aksel...
Pourquoi s'en ouvrait-il à la fille tout à coup ? Naïfs ou seulement attentifs, ses yeux de biche semblaient savoir écouter.

Nielsen soupira. Il aurait espéré une autre réaction de la part de Narjis. Elle ne semblait pas se sentir concernée par ce voyage. Elle était sans doute trop enracinée dans ces terres. Ou peut-être était-elle trop pragmatique pour se laisser emporter par cet espoir qu'ils trouveraient en pays étranger ce qui n'existait pas ici. Cet espoir fou porté par une folle furieuse...

Il ricana en pensant à Kaïran. A Kaïran et Narjis. Il était difficile d'imaginer deux femmes plus différentes. Diamétralement opposées. Il leur donnait deux secondes pour s'entretuer. Coups de dents contre poignard empoisonné. La scène était plutôt plaisante à imaginer !

Conscient que son rire pouvait paraître déplacé, il revint au silence puis répondit :
- Non. Sa santé ne lui permet pas. Mais personne ne le retient prisonnier, d'accord ?
Bien qu'ils soient revenus à un dialogue apaisé, les paroles de la chasseresse lui restaient en travers de la gorge.
- Il se fatigue vite. Il sait que chaque écart se paie. Il semble avoir choisi la longévité. Il est plutôt sage pour son âge...

Il se releva péniblement. Le dos de sa tunique toucha le tronc de l'arbre et se tacha de rouge.
- Mais c'est bien s'il sort avec toi. Ça lui changera les idées. Du moins si tu évites de lui briser le cœur...
Il souriait. Pure provocation. Elle avait promis.

Il se baissa à nouveau pour ramasser son matériel qu'il endossa.
- Je finirai plus tard, dit-il, comme pour lui-même.
Puis, à Narjis :
- Veux-tu m'accompagner au palais ? Ça te fera pas de mal de bronzer un peu, hors des sous-bois. Et puis, tu pourras poser toutes tes questions à Aksel. Je suis sûr qu'il se fera un plaisir d'y répondre !

Nielsen vit que les yeux de Narjis s'attardaient sur sa créature. Il s'efforça de ne pas s'en sentir flatté. La chasseresse ne cherchait sans doute qu'à en comprendre le sens.

- Tiens, dit-il en lui tendant le pinceau rouge qui lui restait dans la main.
Il sourit en la précédant sur le chemin du retour, parmi les arbres. "Homme du palais" peut-être, mais encore capable de porter son sac seul.

Il ravala sa fierté pour demander, l'air dégagé :
- Pourras-tu garder pour toi la créature ? Je veux dire, la peinture. C'est un genre de... surprise...

Il renonça à lui demander, aussi, de ne pas parler à Aksel de leur petite anicroche. Son ami lui reprocherait sans doute de s'être mêlé de sa vie privée, mais il était prêt à l'assumer. D'une manière ou d'une autre, il serait sans doute bien qu'Aksel entende parler de ce chasseur...

Nielsen n'aurait pas cru que la chasseresse était capable d'humour. Cela la lui rendit plus sympathique.

Sur la route, elle le questionna sur le voyage. Il lui jeta un coup d’œil, mais ne parvint à croiser son regard.
- Je l'ignore, répondit-il avec toute la mesure dont il était capable. Le souvenir de sa conversation avec Kaïran ravivait sa colère.
- Kaïran compte sans doute emmener des gens qui lui seront utiles et agréables.
Le pli amer de sa bouche laissait deviner qu'il n'appartenait à aucune de ces deux catégories. Narjis, elle, pourrait prétendre à la première.

- Mais c'est l'Oblat qui décidera, pas vrai ? Et puis, si Aksel doit rester ici... moi je n'irai pas.
Alimentant lui-même l'objet de sa fureur, il pressait inconsciemment l'allure.

Nielsen sourit mais ne répondit rien. Que pouvait-il répondre à ça ?

La chasseresse tentait-elle de l'amadouer pour qu'il ne dise rien à Aksel à propos de ce qu'il avait vu - ou cru voir - au marché ? Non, il ne le pensait pas. De toute manière, il avait décidé de ne pas lui en parler. Narjis et Aksel étaient deux adultes et ils les laisserait faire leurs affaires sans plus s'en mêler. Malgré les inepties débitées, la blonde avait raison sur un point : tout malade qu'il soit, Aksel ne devait pas être surprotégé. S'il devait souffrir à cause d'une femme... eh bien, cela le changerait de ses souffrances habituelles. Mais Narjis avait promis de ne pas le blesser.

C'est chacun perdu dans ses pensées qu'ils émergèrent de la forêt et traversèrent la ville jusqu'au Palais.

- Eh bien, à une prochaine... parmi les arbres ou ailleurs... lâcha Nielsen en guise d'au revoir, à l'embranchement du couloir qui menait à sa chambre-atelier.