Shane avait trouvé un moyen de se rendre utile. Deux après-midi par semaine, elle descendait au Bourg chez l'Outrîlienne qu'elle avait rencontrée au château, et s'occupait de Volonté.

Elle n'y gagnait rien, pourtant elle y trouvait son compte. Elle avait été élevée pour servir, et aider son prochain lui procurait un certain contentement, voire lui remontait le moral depuis qu'elle se sentait incapable d'aider sa propre sœur. Volonté, bien qu'agitée, était mignonne, avec sa peau et ses cheveux lumineux et ses yeux noirs rageurs. Quel bébé d'un mois ne l'était pas ? Et puis, garder l’enfant l'aidait à s'intégrer. Il lui fallait s'aventurer en ville, toute seule, parler avec Iris (bien qu'elle ne soit pas causante), parler avec les gens qu’elle rencontrait. Et ils étaient nombreux à se retourner sur son passage. Une jeune chalcédienne avec un nouveau-né outrîlien, cela attirait la curiosité, souvent même la sympathie – alors que séparées, on les eut regardées de travers.

La personnalité de la petite boiteuse y était sans doute pour quelque chose. Elle aimait les enfants, elle aimait se promener sur le port avec Volonté ; elle aimait la mer, les mouettes, l'odeur rance du poisson à laquelle elle avait fini par s’habituer. La jeune fille rayonnait l'espace de ces quelques heures de liberté, et partageait volontiers avec les inconnus qui le souhaitaient le plaisir d’observer ou caresser l’enfant.

La mère semblait lui accorder toute sa confiance, alors qu’elles se connaissaient à peine. Elle semblait même soulagée que Shane la délivre de Volonté. Mais Shane ne pouvait pas la juger. Esclave, elle avait connu le dénuement, mais pas la misère dans laquelle vivait l’Outrîlienne, dans sa boutique miteuse où elle ne faisait pas que des tatouages. Shane savait qu’elle profitait de l’absence de l’enfant pour s’adonner à d’autres activités, mais cela ne la choquait pas. C’était une chose que les esclaves avaient coutume de faire pour leurs maîtres ; au moins l’étrangère en retirait-elle de l’argent. Malgré tout elle ne l’enviait pas, et s’efforçait de ne pas y penser lors de ses après-midi avec Volonté.

Ce jour et comme toujours depuis son arrivée, le froid était vif. Pour se réchauffer, Shane faisait des aller et venues le long du port, les pans de son nouveau manteau serrés sur son corps et sur le nourrisson, dont dépassait seulement le petit visage hurleur. Sans cesser de marcher, elle chantait des berceuses chalcédiennes pour la calmer.

Ce jour là, Taebryn explorait le port à nouveau. Il avait cependant décidé que s'il ne trouvait toujours rien, il renoncerait. Il venait ici chaque jour et guettait la moindre bonne femme qui s'y baladait, espérant y voir la chevelure d'ébène de celle qu'il cherchait.
Selon les dires du vieil homme, une femme correspondant à sa description errait dans le coin. Mais depuis plusieurs jours, il n'avait croisé personne.

Le vent était vif et les embruns marins plus prononcés que d'habitude, Taebryn se renfrogna légèrement dans son épais manteau pour se couvrir du vent, lorsqu'un cris attira son attention à travers une bourrasque.
Ses pas stoppèrent et il tourna le visage vers une enfant qui marchait avec rythme le long du quai. Dans ses bras, un nourrisson qui braillait comme jamais. Jeune mère ? Il allait se détourner lorsque le visage de la jeune personne lui rappela quelqu'un. Cette fille, il l'avait déjà vu.
L'air de rien, il se remit à marcher pour s'approcher de la petite brune. Son visage...il n'arrivait pas à se souvenir d'où il le tenait.
Pourtant, lorsqu'il fut suffisamment à portée, il reconnut un langage, un langea qu'il détestait. Cet indice lui fit se souvenir. Elle accompagnait la Princesse...elle faisait partie de sa suite, elle avait dû connaître Acuité.

Il hésita, venir lui parler de la décédée ne l'apaiserait pas, même s'il aurait souhaité savoir comment elle était morte. Il resta debout, à la regarder les sourcils froncés, sans savoir s'il devait l'aborder ou non.

Alors qu'elle semblait le regarder à son tour, il lança :

- Tu es la servante de la Princesse Chalcédienne...Où as-tu pris ça ?

Et il pointa l'enfant du doigt.

Shane aperçut l'homme sur sa trajectoire. Grand, sombre, l'air brutal - sans doute à cause de sa blessure près de l’œil. Elle ralentit le pas mais il était trop tard pour faire demi-tour l'air de rien. Il la regardait, elle, et personne d'autre.

Il lui parla et elle s'arrêta à sa hauteur, mais pas trop près, après s'être assurée qu'elle n'était pas seule sur le quai. Ils étaient nombreux à faire des allers et venues, comme elle. Elle ne devrait pas avoir de problème, mais serra tout de même Volonté contre elle.

- J'ai pris rien. Sa mère me l'a prêtée, répondit-elle.
Elle était contrariée que l'homme ait découvert son identité ; cela lui donnait encore plus de supériorité. Pourtant elle ne se souvenait pas l'avoir déjà croisé.
- Et vous, qui êtes ? reprit-elle avec une certaine morgue, qu'elle avait vue si souvent sur les traits de Shyrin.

- Dis bonjour au méchant monsieur, chuchota-t-elle à l'enfant en Chalcédien.
Mais, curieusement, Volonté avait soudain cessé de pleurer.

"Prêtée"...c'était bien Chalcédien de traiter les gens comme des objets, tout comme la provocation qu'il entendit dans sa voix. Elle ne méritait pas de connaître sa véritable identité, même si l'idée de lui clouer le bec le tentait.
Aussi, il se contint au possible, même si les pleurs de l'enfant commençaient à lui taper sur le système.

- Il vaut mieux pour toi ne pas savoir qui je suis, répondit-il d'un ton dur.

Mais tandis qu'elle murmurait des paroles à l'enfant, il put apercevoir les traits du nourrissons qui ne semblait ni Chalcédien, ni même cervien.
Il resta un moment coi, face aux yeux en amande, presque plissés et aux cheveux couleur de châtaigne pourtant lisses comme la soie.
Incapable de prononcer un mot face à l'étrangeté du nourrisson, la surprise semblait tout autant de taille pour lui que pour l'enfant. Ce dernier avait cessé de pleurer et le contemplait tout autant.

- Où est sa mère ? demanda-t-il soudain plus pour s'assurer que la domestique ne volait pas un bébé que parcequ'il lui avait semblé reconnaître les traits de celle qu'il cherchait.

- Il vaut mieux pour toi ne pas savoir qui je suis, répondit l'homme brutal, et Shane commença à avoir vraiment peur.
En quoi pouvait-il être un danger pour elle ? Un ennemi de Shyrin ? Un envoyé de leur pays ? Il parlait la langue des Duchés, sans qu'elle parvienne à déceler son accent Béarnais.

La petite Chalcédienne lança des coups d’œil furtifs autour d'elle, cherchant à repérer un endroit où se réfugier. Encore fallait-il pouvoir courir jusque là, avec son pied déformé, avant que la grosse brute ne parvienne à l'attraper. Pouvait-elle se servir de sa magie contre lui ? Il était trop tard pour prier qu'il ne la voie pas...

Lorsqu'elle reporta son regard sur l'inconnu, elle constata que ses foudres avaient changé de cible. Il fixait maintenant Volonté avec intensité.
C'est pas vos affaires, voulut-elle répondre, mais elle n'osa pas.
- Vous connaissez elle ? esquiva-elle, espérant que oui, qu'elle s'était trompée, que le colosse n'était qu'un client malcommode comme les autres.

Il avait demandé où était la mère de l'enfant, s'attendant à ce que la chalcédienne lui réponde. Ainsi il aurait pu aller la voir et tirer cette histoire au clair avant que les rumeurs d'un enfant enlevé ne fasse le tour du bourg. Son regard passait de la gamine au nourrisson et lorsqu'elle demanda s'il la connaissait, il ne sut si elle parlait de la mère ou du bébé qu'elle tenait entre les bras.
Hésitant quelques secondes, il finit cependant par prendre une posture plus décontractée, bien que fermée en croisant les bras sur sa poitrine.

- Mène moi à elle, ordonna-t-il.

Les badauds passaient à côté d'eux sans un regard pour la gamine, comme si elle n'existait pas. Il faut dire que la pauvre créature était plutôt insignifiante et que les mendiants erraient ça et là.
Taebryn fut surpris par ailleurs, que celle-ci ne porte pas la jupe bleue des domestiques du château. N'était-elle pas la servante de la Princesse captive ?
Cette situation était bien trop étrange et il voulait en avoir le coeur net.

Shane prit son courage à deux mains, et pour l'une des premières fois de sa vie, répondit :
- Non.
C'était pure folie, mais elle n'allait quand même pas mener à Iris le méchant homme ! S'il avait été son client, il aurait su où elle se trouvait.

- Pas d'ordres de vous. Je vous connais pas.
Il n'avait même pas voulu lui dire son nom !
- Au revoir, finit-elle de la manière la plus neutre possible, tentant de ne pas laisser apparaître sa peur alors qu'elle se pressait vers la poissonnerie la plus proche.

Pour ne rien arranger, Volonté se remit à hurler.

Foutue gamine ! A présent, elle se carapatait après lui avoir annoncé son refus.
Taebryn se mit en colère avant de subitement se demander pourquoi il y prêtait de l'importance. En quoi cela le regardait qu'elle ait pris l'enfant, ce n'était pas ses affaires.
Non, il se méfiait d'elle de part ses origines et parce que d'une certaine façon, elle était liée à la mort d'Acuité.
On ne pouvait pas lui faire confiance.

Dans le même temps, il se rendit compte que faute de pouvoir approcher Shyrin Cardia, elle aurait peut-être des informations sur la mort de sa protégé.
Etait-ce cela qui le rongeait ? Ne pas savoir comment elle était morte. Etait-ce sous la torture ? L'avait-on froidement abattue ? Égorgée, violée? Son esprit imaginait les pires scénarios possible.
Mais elle, savait peut-être.

- Comment est-elle morte ? demanda-t-il subitement tandis qu'elle s'éloignait , avant de préciser. Acuité.

Sa voix s'était faite plus fragile, plus coupable aussi peut-être et il observa le sol quelques secondes avant de la regarder à nouveau.

- Si tu refuses de me le dire, j'appelle la garde pour dire que tu as volé cet enfant.

Il pointa le nouveau né emmailloté. Sa menace était réelle, c'est ce qu'il comptait faire de toute façon. L'enfant pleurait lorsqu'il était arrivé et elle était bien trop jeune et trop nouvelle en ville pour que ce soit le sien. Elle cachait quelque chose et peut-être que quelque part dans un autre quartier, une mère hurlait son désespoir.

Au début, Shane crut qu'il parlait d'Iris et ne comprit plus rien. Puis il parla d'Acuité et elle comprit moins encore. Est-ce qu'il connaissait la jeune femme ? Est-ce qu'il était de sa famille ? Est-ce que lui aussi, soupçonnait la vérité ?

Elle s'arrêta et ses yeux se remplirent de larmes. Ce mensonge, elle ne l'avait pas choisi et elle ne l'aimait pas. Mais elle y était liée comme elle était liée à Shyrin. Shyrin à laquelle le Roi avait arraché la vérité. L'homme brutal était-il un homme du Roi ? Est-ce qu'il savait la vérité et voulait voir si elle mentait ?

Une émotion sincère marquait les traits de l'homme, mais elle ne le voyait pas, aveuglée par ses larmes comme Shyrin par sa naissance. Des larmes qui jaillirent à torrent quand l'inconnu l'accusa d'avoir volé l'enfant.

- Pas volé ! protesta-t-elle, ses sanglots renforçant sa difficulté à parler. Je garde pour aider sa mère. Elle est toute seule. Je garde !
Comment l'homme pouvait-il l'accuser d'une chose pareille ? Était-ce simplement pour la menacer, lui faire peur et lui extorquer la vérité ?

L'enfant arrosé s'époumonait. Quelques regards curieux tombèrent sur eux. Les deux brailleuses et le colosse.

Lorsqu'elle éclata en sanglot, Taebryn grimaça. Pourquoi avait-il autant de mal avec les adolescentes ? Décidément, il n'était pas doué avec la jeunesse féminine dont la conduite était dictée par les émotions...
Il soupira avec bruit alors que certains passants les observaient, méfiants. Mais ils prendraient certainement cette scène pour une scène de ménage. De toutes façons, qui se souciait de la Chalcédienne ?
Et le bébé hurlait, tel une sirène dans la nuit alertant les bateaux. Le Béarnois eut envie de se boucher les oreilles immédiatement, mais à la place, il saisit la jeune fille par le bras et commença à la tirer un peu plus loin.

- Fais le taire, gronda-t-il à travers les pleurs du nourrisson. Je te raccompagne à sa mère.

Un peu plus loin il précisa d'un ton pourtant plus neutre bien que son regard resta sévère.

- Si tu refuses, je raconte à la garde que tu l'as volé.

L'homme brutal la toucha et la peur de Shane atteint son maximum. Tétanisée, elle n'osa plus protester.

Tais-toi, intima-t-elle mentalement à l'enfant - et, étonnamment, Volonté cessa de hurler.
Était-ce la magie ? Cela pouvait-il marcher sur le méchant homme ?
Va-t-en ! essaya-t-elle, sans succès apparent.

L'homme était toujours là, elle ne pouvait pas s'échapper et malgré ses larmes, personne ne faisait mine de l'aider. Devait-elle appeler au secours ? Mais elle était Chalcédienne : les gens d'ici ne lui feraient sans doute pas confiance. Ils croiraient le grand homme et ses mensonges. Elle ne pouvait pas risquer qu'on lui prenne Volonté, ou qu'il lui fasse du mal. Elle n'avait plus qu'à obéir et le mener à Iris. Elle espérait que l'Outrîlienne saurait s'en débrouiller...

Shane marcha de son pas inégal, sentant sur son bras la grosse main sale de l'étranger. A travers ses larmes silencieuses, elle regardait le ciel et fredonnait la berceuse, pour se rassurer autant que Volonté. Au bout de quelques interminables minutes, ils arrivèrent devant la boutique.

La façade étroite était composée de planches clouées, sur lesquelles était peint en grosses lettres noires le mot TATOUAGES. Et, en plus petit, serré dans la place qui restait comme si on l'avait rajouté après : CRÉATIONS ET RETOUCHES.

Juste à ce moment là, un homme sortit. Un grand type avec une sirène sur le bras et l'air guilleret. Un marin vraisemblablement. Mais Shane ne vit qu'un homme costaud, et un sauveur potentiel. Prenant son courage à deux mains, elle s'arracha à la prise du Béarnais et se jeta sur sa route.

- Aidez-nous ! Méchant homme ! cria-t-elle, tandis qu'il la regardait interloqué.

Enfin, par on ne sait quel miracle, le nourrisson se tue. Taebryn osa un regard vers l'enfant qui de ses grands yeux noir regardait la jeune fille. Il n'avait pas l'air apeuré dans les bras de la chalcédienne mais, quelque part, le Béarnois s'en serait voulu si l'enfant avait vraiment été volé.
Depuis le retour de la Guerre, depuis que son univers s'était effondré, il se sentait le devoir de....de quoi exactement ? Il n'aurait su le dire avec certitude mais, au fond de lui, sa méfiance des chalcédiens s'était décuplé lorsqu'il avait appris la mort de sa protégé.
On ne lui en avait pas dit plus.
Avait-elle souffert? Il espérait que non, qu'elle fut morte d'un coup.

Aussi, il suivit la petite boiteuse un sourcil relevé au milieu des ruelles. Elle fredonnait à travers ses sanglot mais il n’éprouva nulle compassion. Aucune Chalcédien n'en méritait.
Enfin, ils arrivèrent devant une étrange boutique de tatouages. Il ignorait qu'une telle boutique existe ici en Cerf, le peuple n'était pas très adepte de ces pratiques que l'on disait celles des esclaves de l'ouest.

Mais au moment où ils allaient franchir le pas de la porte, un grand gaillard en sortit. Un marin peut-être, en tous cas il était aussi grand et costaud que le Béarnois.
C'est à ce moment là que la fille se mit à hurler pour attirer l'attention sur une demande d'aide.
Le bonhomme la regarda interloqué, puis son regard dévia sur Taebryn. Ce dernier haussa les épaules sans pour autant relâcher le bras de la jeune fille, puis de sa main libre il fit tourner son doigt en pointant sa propre tempe, comme pour signaler à l'homme qu'elle n'avait pas toute sa tête. Les lèvres de l'homme s'étirèrent en un sourire compréhensif et il poursuivit sa route. Taebryn en profita alors pour pénétrer à l'intérieur de la boutique en tirant la jeune fille par le bras.

Tandis que ses yeux s'habituaient à la faible luminosité, il lança :

- Cette jeune fille me soutient qu'elle n'a pas volé ce nourrisson. Quelqu'un ici peut-il le justifier ?

La masure était composée d'une pièce unique de travail et de vie, au plancher inégal. Sans fenêtre, la pièce était à demi plongée dans l'obscurité, ce qui ne permettait pas de détailler le rare mobilier. Une lumière flageolante sourdait de la mezzanine, à laquelle menait une échelle étroite.

De là-haut, Iris reconnut la voix. Mais non. Elle devait faire erreur.

Tâchant de ne pas précipiter ses pas qui résonnaient au plafond, elle descendit l'échelle, s’arrêta au milieu lorsqu'elle reconnut Taebryn, puis finit de descendre et se tint immobile, les bras croisés sur sa poitrine. Elle portait une robe d'intérieur toute simple, et ses cheveux étaient relevés en un chignon lâche. Sur son visage fermé, nul trace de maquillage.

- Oui, répondit-elle simplement, regardant l'homme bien en face comme l'inconnu qu'il était, ou qu'il était devenu. Lâche mon amie.

Une pièce unique et une échelle menant à une mezzanine. La lumière chancelante ne donnait que peu d'information sur les propriétaires des lieux et Taebryn plissa les yeux, afin de mieux voir la silhouette qui se détacha subitement sur l’échelle de bois.
Et puis, lentement, presque comme si cela n'était pas réel, il reconnut les traits de la femme qui se tenait face à lui, les bras croisés.
Sa bouche s'ouvrit, molle, indécise alors que ses yeux s'agrandissaient sous l'effet de la surprise. Sur le moment, il ne parvint qu'à murmurer son prénom, celui qu'il ne cessait de prononcer depuis des jours dans le but de la retrouver.
Mais pas une seule fois il n'aurait cru y arriver de la sorte. La surprise était de taille, mais face à son visage fermé, il ne sut que faire.

Il relâcha la gamine, geste qu'il aurait effectué même sans qu'elle le lui demande tant il était choqué par sa découverte.
Voilà des semaines qu'il la cherchait et elle était là, devant lui sans qu'il puisse ne serait-ce la toucher. Quelque chose lui disait qu'elle n'aurait pas apprécié.
Il jeta un coup d'oeil à la petite chalcédienne avant de croiser les bras à son tour. Pourtant lorsqu'il répondit à Iris, son ton était étrangement doux et calme.

- Tu connais sa mère ? demanda-t-il en parlant du bébé avant d'ajouter, une légère pointe de soulagement dans son ton. Ça fait des semaines que je te cherche...

Tout à coup, il se moquait bien de ce nourrisson et même de la gamine, seul le bonheur d'avoir retrouvé la femme qu'il aimait comptait.

Taebryn avait l'air surpris. Ainsi il se s'attendait pas à la voir. Il ignorait qu'elle habitait ici. Était-ce le hasard qui l'avait mené là ? Était-ce Shane ? Ses yeux allèrent de la Chalcédienne au Béarnais, essayant de comprendre ce qui les reliait. Tous deux avaient l'air choqué, chacun à sa façon. Mais pour la gamine seule elle ressentait de la compassion.

Elle lui tendit la main et l'adolescente la rejoignit en trottant, comme pressée de s'éloigner du Béarnais. Iris caressa sa joue humide, plutôt que celle de son enfant, et lui fit signe de monter, avec un sourire rassurant. Tout allait bien. Elles n'étaient pas en danger.

La petite Chalcédienne lança à l'homme brutal un dernier regard, plein de reproches, et monta prudemment l'échelle avec Volonté dans les bras. Elle pouvait bien s'en occuper quelques heures encore, le temps que la tatoueuse se débarrasse de l'étranger.

Iris et Taebryn se retrouvèrent presque seuls. Entre eux planait le silence, intact et tranchant. L'Outrîlienne ne se sentait pas pressée de répondre. Elle avait attendu des mois, Taebryn pouvait bien attendre quelques minutes.

Bougeant silencieusement, Iris verrouilla la porte d'entrée pour ne pas être dérangée, puis s'approcha du foyer pour le raviver. Elle jeta quelques buches au feu, resta un instant accroupie à regarder les flammes, puis se releva, frotta sa robe et se replaça au pied l'échelle, comme pour en garder l'accès. Elle ne s'approcha pas de l'homme et ne lui proposa pas à boire. Mais à la lumière accrue, elle eut tout loisir de l'observer, et constata avec contentement son air misérable. Pas autant qu'elle, mais quand même.

- Tu l'as regardée ? rétorqua-elle enfin, à propos de Volonté.
Comment pouvait-il lui demander si elle connaissait la mère du nouveau-né ? Est-ce qu'il se moquait d'elle ? Est-ce qu'il déniait la vérité ? L'enfant avait beau être métisse aux cheveux clairs, ses origines Outrîlienne se voyaient, pour ainsi dire, comme le nez au milieu de la figure. Et les Outrîliens ne courraient pas les rues de Bourg de Castelcerf.

- Ça fait des mois que nous sommes seules, Volonté et moi, poursuivit-elle en miroir de ses pitoyables paroles.

La gamine rejoignit la femme et grimpa à l’échelle avec le nourrisson, non sans lui envoyer un regard vengeur. Il s'en moquait bien, à présent qu'Iris était là, il n'avait d'yeux pour rien d'autre.
Il patienta en silence cherchant à la détailler alors qu'elle verrouillait la porte. Elle avait changé, semblant marquée par une vie compliquée. Mais alors qu'elle ravivait le feu, les flammes apportèrent subitement un peu de lumière et de vie dans la masure. Il l'avait tant cherchée et elle était là, juste devant lui sans qu'il puisse la toucher pour autant. C'était frustrant mais une petite voix lui soufflait qu'étant donné la réaction de la jeune femme en l'ayant reconnu, elle aurait pu tout aussi bien le frapper.
Il ne comprenait pas pourquoi.
Lui en voulait-elle d'avoir aidé à la défense de son pays après avoir appris que la personne qu'il devait protéger n'était plus ?
C'était son devoir, rien de plus.

Enfin, l'outrîlienne se planta devant son échelle et lui demanda s'il l'avait regardée. Regardée qui ? La gamine ? Il la connaissait déjà, c'était la Chalcédienne en cause de la mort d'Acuité. Devait-il prendre pitié de sa boiterie ? Il compris alors qu'elle parlait du bébé et la vérité se traça rapidement un chemin dans son esprit. Oui, il avait remarqué les traits métissés outrîliens, mais avait peut-être souhaité ne pas les voir. Après tout, elle n'était pas la seule femme originaire de ces îles au bourg...mais elle était la seule prostituée et donc la plus à même d'enfanter.

- C'est ta fille, je vois...murmura-t-il plus pour lui-même alors qu'elle lui reprochait d'être seule avec sa fille, Volonté.

Il la fixa un moment, le visage fermé, sa joie de l'avoir retrouvé se tarissant de seconde en seconde face à la situation. Il l'avait demandé en mariage avant de partir, il l'avait prévenu de son départ, mais elle lui avait dit ne pas vouloir être la femme sage d'un soldat, elle voulait son indépendance et poursuivre son activité. Et voilà le résultat.
A présent elle osait lui reprocher d'être seule à s'occuper de son enfant ? Qui se moquait de qui dans cette pièce ?
Il ne voyait pas trop où elle voulait en venir.

- J'étais sur le front, indiqua-t-il lentement. Tu le sais très bien, tout comme tu dois savoir que les troupes sont rentrées il y a moins d'un mois. Depuis mon retour je te cherche, je suis passé aux Nids où on s'est bien gardé de me donner le moindre indice. Qu'aurais-tu voulu que je fasse de plus depuis Chalcèdes...

Elle ne savait ni lire ni écrire, mais aurait pu demander à quelqu'un de le faire pour elle. Il aurait reçut le message et aurait peut-être pu...pu quoi ? Rentrer pour s'occuper d'elle et de l'enfant d'un autre ?
N'était-ce pas la décision qu'elle avait prise seule et à présent elle lui demandait des comptes sur les conséquences.

L'absence de réaction de Taebryn, lorsqu'il apprit pour l'enfant, la blessa. N'en avait-il rien à faire ?
Le ton qu'il adopta pour lui expliquer la situation la vexa. Croyait-il qu'elle était stupide ?
Le fait qu'il ait raison la vexa plus encore. Comment pouvait-il rester si rationnel ?

- Je ne sais pas, couina-t-elle, l'hystérie perçant sous le grain de sa voix.
Elle eut des gestes désordonnés pour ranger ses cheveux.
- J'avais besoin de toi, et tu n'étais pas là.
Elle ne voyait que ça. Le reste - la guerre, le Royaume, Acuité - lui était totalement égal.

Elle ne voyait que sa triste situation, dont il était en partie responsable. Ne l'avait-il pas mise enceinte, et abandonnée ? Lui ou un autre... Les hommes... on ne pouvait pas leur faire confiance. Et maintenant elle était là. Toute seule. Sans rien. Dans ce trou à rat, à faire des tatouages à trois sous et des passes à cinq.

A l'étage, Volonté se remit à hurler. Iris, à bout de nerf, pressa ses paupières du bout des doigts. Qu'elle se taise ! Qu'il disparaisse, ou la prenne dans ses bras ! Elle n'en pouvait plus de tout ça.

Taebryn resta interdit face à la réaction de Iris. Où était passé la femme sûre d'elle et si forte qu'il avait connu ? Cette même femme qui avait refusé qu'il la prenne pour femme dans le but qu'elle cesse ses activités ? Cette même femme qui avait refusé de devenir dépendante d'un homme. Peut-être pas le meilleur qu'elle eut rencontré, mais pas le plus mauvais non plus.
L'hystérie qui perçait sous la voix de la jeune femme le surpris. Jamais il ne l'avait vu dans cet état. En colère oui, mais pas dans ce sens.
Et puis le reproche tomba entre eux, comme une masse.

Il accusa le coup, convaincu que s'il lui aussi perdait son sang-froid, cela ne les aiderait pas.
De quoi l'accusait-elle ? De ne pas avoir été présent pour la grossesse imposée par un autre ? Il aurait voulu la secouer et lui hurler dessus. Elle était seule responsable de tout cela. Combien de fois lui avait-il demandé d'arrêter son travail sordide ?
Mais il ne dit rien, contint ses paroles et sa rancoeur et ferma les yeux une fraction de secondes lorsque le nourrisson se remit à pleurer. Ces cris incessants qu'il avait découvert dans la ruelle auraient pu rendre n'importe qui fou. Et la réaction d'Iris à l'entente de sa propre fille lui confirma qu'elle n'était pas loin de vouloir la passer par la fenêtre.
Que faisait la gamine ? N'était-elle pas censé s'occuper du bébé ?

Le Béarnois soupira et s'avança vers l’échelle. Lorsqu'il passa à côté de l'ex prostituée, il dit simplement d'un ton ferme et qui n'appelait pas de réponse.

- Assieds-toi ou prépare du thé.

Sans un regard en arrière, il grimpa à l'étage et découvrit la fille dont le pas claudiquant martelait le plancher. Le bébé dans les bras hurlait toujours. Il s'avança vers elle et s'adressa directement au nourrisson d'un ton ferme mais sans méchanceté ni même colère.

- Maintenant ça suffit, tu vas rendre folle ta mère.
Et à l'attention de la Chalcédienne il ajouta :
- Donne la moi.

De l'étage, Shane avait compris que l'Outrîlienne et l'homme brutal se connaissaient. Pour autant, elle ne fut pas rassurée lorsqu'elle entendit les pas lourds de l'étranger grimper l'échelle, puis qu'elle vit apparaître sa grosse tête hirsute. Et elle ne fut pas enchantée lorsque l'homme lui réclama le nouveau-né.

Shane fronça le nez et continua de bercer Volonté, qui s’était remise à pleurer. Puis, sentant qu'elle ne pouvait pas refuser, elle lui tendit l'enfant. Qu'est-ce qu'il s'imaginait ? Qu'il allait tout arranger, homme providentiel ? Il croyait peut-être, après l'avoir accusée de voler, qu'elle ne savait pas s'en occuper ?

Ça n'était plus son problème. Les bras vides, Shane alla s'assoir sur le bord du lit à moitié défait de la maîtresse des lieux. Recouvert de couverture colorées, il était posé à même le sol, et entouré de chandelles dont les flammes vacillantes donnaient à la pièce dépouillée plus d'éclat qu'elle n'en avait.

Les lèvres pincées, elle observa comment le géant se débrouillait avec l'enfant.

1- Volonté continue de pleurer.
2- Volonté crie encore plus fort.
3- Volonté mord Taebryn.
4- Volonté commence à se calmer.
5- Volonté s'arrête subitement de pleurer.
6- Volonté attrape le doigt de Taebryn.

Le membre 'Shane' a effectué l'action suivante : Le hasard en action

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'Hasard 6' : 6

La gamine lui plaça le bébé entre les mains. Il ne la remercia pas et se contenta de dégager doucement le lange qui couvrait une bonne partie de la poitrine du bébé. Pourquoi avait-il eut ce geste ? Il n'en avait pas la moindre idée et contre toute attente, le nourrisson en profita pour saisir un de ses doigts avant de le regarder avec une certaine forme d'intensité.
Il ne hurlait plus. A la place, une sorte de requête muette, comme si de ses grands yeux noirs en amande, elle lui demandait qui il était.
Il n'aurait su le lui dire, mais le silence qui s'imposa finalement sembla apaiser toutes les tensions. Même ses propres épaules semblèrent s’affaisser légèrement et il se rendit compte alors que ses muscles étaient tendu depuis un bon moment.

Il observa les traits du nourrisson. Comment n'avait-il pas fait le lien avant ? La ressemblance avec sa mère lui apparaissait désormais comme une évidence, en dehors de la couleur de ses cheveux qu'elle possédait plus clair.
C'était un beau bébé qui posséderait probablement la même beauté exotique que sa mère, bien que métissée.

Il dû se résoudre à se détacher de ce charmant regard pour redescendre bien que pour se faire, il lui faille ses deux mains.
Avec un peu d'appréhension, il récupéra son doigt serré dans la petite main du bébé. Quelle force elle possédait pour une si petite chose !
Il plissa légèrement les yeux, au cas où elle se remette à pleurer, prêt à lui redonner l'usage de son doigt. Mais il n'en fut rien.
Soulagé, il la hissa un peu plus contre sa poitrine et la maintint ainsi, sa large main dans le dos tandis qu'il redescendait l'échelle.

Iris ne fit pas de thé, parce qu'elle n'avait pas envie de faire ce que le Béarnais lui demandait. Elle ne lui devait rien.

Appréciant le silence nouveau, elle s'assit sur une chaise, posa ses coudes sur la table et prit sa tête dans ses mains. Elle fit peut-être un micro-sommeil, ou eut une absence, car quand elle  releva la tête, Taebryn descendait l'échelle avec Volonté dans les bras.

Malgré elle, Iris sourit. Ils avaient l'air bien ainsi, et c'est comme si elle pouvait profiter, un bref instant, de leur apaisement.

Lorsqu'il posa un pied à terre, Iris releva la tête. Sa posture laissait penser qu'elle était au bout du rouleau ou qu'elle s'était assoupie. Pourtant, elle souriait, le regard légèrement dans le vague.
Taebryn jeta un coup d'oeil sur la table où nulle tasse de thé ne trônait. Elle avait donc simplement choisi l'option de s’asseoir.
Les retrouvailles n'étaient pas aisées, du moins il ne les avaient clairement pas imaginé ainsi. Pourtant, il n'arrivait pas à lui en vouloir, même si elle avait porté l'enfant d'un autre.
Il devinait les complications qu'elle avait dû affronter, mais se dire simplement que si elle l'avait écouté, elle n'en serait pas là n'arrangerait pas les choses.

Il se détourna sans lâcher la petite et s'avança vers l'âtre. Là, il tira de l'eau du baquet à l'aide de la grosse louche en bois et rempli d'un main la bouilloire. Si elle n'en voulait pas lui en avait besoin.
D'une main toujours, il leva l'appareil et le suspendit au dessus du feu, prenant soin à ce que la petite ne soit pas au près des flammes.

Et tandis qu'il tisonnait le feu, il lança d'un voix neutre.

- Pourquoi Volonté ? Ce n'est pas très féminin.

Ce n'était qu'une première question, il se demandait réellement pourquoi elle n'avait pas prévenu le père biologique. Faute de pouvoir veiller sur elles, il aurait pu au moins lui verser un pécule compensateur. S'il avait les moyens de s'offrir le Nid, il pouvait bien participer à l'éducation de son enfant.

Iris laissa Taebryn s'occuper de tout. C'était apaisant, agréable, qu'il soit là pour s'occuper de Volonté et du thé, dans la boutique devenue pleinement logis, fermée à toute irruption de sa rare clientèle. Mais ses premières paroles aiguillonnèrent sa rancœur, un instant endormie.

Il n'aimait pas le prénom de la petite ? Tant pis pour lui. Il n'avait pas été là pour le choisir avec elle. Pire, il insultait avec ce baptême la promesse qu'elle s'était faite : cette fois, elle ferait tout pour garder son enfant en vie. C'est sans lui qu'elle y était parvenue jusqu'ici, avec la seule aide de ses mains, de son corps, de quelques âmes charitables et de la petite Chalcédienne.

- Parce que la volonté, c'est pas féminin ? railla-t-elle, amère.

Taebryn se tourna vers la jeune femme à ses paroles. Un sourcil levé, il ne saisissait pas vraiment le sens de ses paroles. A ses yeux la volonté n'était pas exclusivement féminin non. Il se détourna et plaça la bouilloire au dessus du feu. Son regard dévia vers son bras replié sur le nourrisson, qui en silence l'observait de ses yeux sombres.
Ils restèrent tous deux un moment à s'observer mutuellement en silence, rompu bientôt par un gazouillis du bébé armé d'un sourire qui fit sursauter le géant.

- Tsss, la réprimanda-t-il avec un sourire, avant de tapoter sa joue du bout d'un doigt.

Et comme il se mit à préparer les herbes, ne lui accordant plus un seul regard, elle se mit à râler de plus belle, comme si elle exigeait son attention à nouveau.

- Capricieuse aurait été plus juste en réalité, se moqua-t-il doucement du bébé.

L'eau commença à faire des bulles, et il saisit l'anse de la bouilloire à l'aide de l'épaisseur d'un torchon. Ainsi, le bras toujours pris, il servit l'une après l'autre les deux tasses avant de venir s'installer à table face à l'Outrilienne et de glisser dans sa direction un des deux breuvages.