C’était une journée pluvieuse. Maussade comme savent l’être les jours d'automne au bord de la mer. Une bruine s’était emparée du ciel, teintant le monde de gris et le perlant de ses gouttes. C’était une journée à rester chez soi, une journée où Mélisse n’aurait pas beaucoup de clients.

Qu’à cela ne tienne ! La sorcière avait fait le plein la veille. Elle avait acheté ou récolté des brassées d’herbes en tous genres. En voyant le temps au dehors, ce matin-là, elle avait donc allumé un bon feu dans la cheminée de sa boutique puis s’était installée dans son fauteuil avec son panier à côté d’elle, à portée de main. Lovée bien au chaud, elle confectionnait des amulettes qu’elle pourrait vendre plus tard. Elle ferait sans doute un tour au marché pour aller au-devant des clients. Chasseur dormait sur la pierre d’âtre. Les journées d’hiver convenaient parfaitement au gros chat. Il n’avait pas besoin de sortir, rester à côté de la cheminée était la seule perspective qu’il envisageait. Nul besoin de se soucier du reste.

La boutique de la sorcière des haies était chaleureuse. Mélisse la voulait ainsi. Elle désirait que les clients s’y sentent à l’aise, comme chez eux. Le comptoir en bois, à l’entrée, présentait quelques petits bocaux colorés. Herbes, fleurs séchées ou friandises, Mélisse en distribuait le contenu sans compter. Sur les étagères derrière, on trouvait les herbes médicinales, soigneusement contenues dans des bocaux en verre ou en terre cuite et étiquetées pour éviter les confusions malheureuses. Les plantes plus délicates d’utilisation étaient dissimulées sous le comptoir pour échapper au regard des clients. Pour toute vitrine, Mélisse avait disposé devant la fenêtre un bouquet d’herbes sèches (pour l’hiver, car aux beaux jours elle les remplacerait par des fleurs fraîches qu’elle cueillerait dans les champs) et avait ajouté un peu de couleur par l’utilisation de cristaux. Un chapelet de sachets-amulettes pendait d’un crochet et un attrape-rêve regardait les passants en arborant toute son esbroufe de plumes et de perles destinée à attirer l’œil des curieux. Mais c’était là tout ce que la boutique concédait au commerce. Le reste de la pièce était aménagé comme aurait pu l’être un salon. Mélisse avait installé, à côté de la cheminée, une petite table et plusieurs sièges mal assortis mais confortables, rembourrés de coussins. Au-dessus du feu, une bouilloire gardait de l’eau chaude en permanence pour que les clients frigorifiés puissent trouver un peu de réconfort. Elle était bien entendu utile à la sorcière pour lire dans les feuilles de thé. Le montant de la cheminée supportait deux chandeliers allumés pour conjurer la grisaille de ce jour sombre. Un tableau accroché au-dessus représentait la plage de Bourg-de-Castelcerf et la falaise qui la bordait, éclairé d’un lumineux soleil d’été.

C’est dans ce contexte douillet que Mélisse déroulait sa journée, occupée par ses amulettes en attendant de voir si un client viendrait lui rendre visite aujourd’hui.

Absorbée dans ses pensées et sa tâche, Mélisse n’eut pas conscience de la porte qui s’ouvrait. Le sentiment d’une présence se fit cependant plus pressant, suffisant pour la faire sortir de son pays imaginaire pour ne pas sursauter lorsque l’homme la salua. Ses yeux reprirent conscience de l’environnement dans lequel elle se trouvait et la jeune femme tourna la tête vers son visiteur.

Un simple coup d’œil suffit à la sorcière pour comprendre que l’homme avait bien besoin de son don. Il était malheureux, cela se voyait indubitablement. Le sujet en était plus flou cependant. Qu’à cela ne tienne, Mélisse saurait lui apporter tout le soutien dont il avait besoin !

Le sourire aux lèvres pour accueillir comme il se doit un client, la jeune femme posa son ouvrage dans le panier et se leva. Elle s’avança vers lui d’un pas léger, sans empressement.

- Bonjour, répondit-elle doucement.

Elle tendit les mains pour prendre sa cape trempée qui le gênait.

- Voulez-vous que je vous en débarrasse ?

Elle montra le porte-manteau qui se trouvait derrière lui pour ce genre d’occasion. Les clients restaient parfois des heures chez elle, il leur fallait se mettre à l’aise.
Lorsque la question fut réglée, Mélisse enchaîna.

- Dites-moi ce qui vous amène jusqu'à moi.

L'homme n'était pas à l'aise. Mélisse n'avait pas besoin d'être une sorcière pour le voir. Cette réaction était bien naturelle, elle l'avait observée chez de nombreux nouveaux clients qui se demandaient bien souvent ce qu'ils faisaient là. Certains lui avaient confiés qu'ils se sentaient idiots d'être venus voir une sorcière. Les Duchés n'étaient pas tendre avec les siens, Mélisse devait faire face à de nombreux préjugés. Mais elle en avait l'habitude et ne se froissait pas. Elle comprenait que ce n'était pas naturel pour eux, même si c'était bien dommage.

Cet homme, en revanche, avait grand besoin d'aide. Son instinct de femme autant que de sorcière lui disait qu'il était nécessaire qu'elle fasse quelque chose. Les yeux aquatiques de Mélisse scrutèrent attentivement son client à la recherche du plus petit indice trahissant l'origine de ce mal qu'elle sentait chez lui. Il avait l'air bien ennuyé, cet homme, et nerveux également. Lorsqu'il porta sa main à sa poitrine, Mélisse devina aussitôt qu'il y manquait quelque chose. Et tandis que l'homme se balançait sur ses pieds, gauche, il lui révéla de quoi il s'agissait.

Un porte bonheur, vraiment ? Mélisse doutait qu'il ne s'agisse que de cela. L'objet lui manquait, sans nul doute, mais un malaise plus profond s'était emparé de lui, et un objet de superstition ne pouvait en être la cause.

Pas dupe, la sorcière se dirigea vers sa cheminée. Au passage, elle désigna un fauteuil à son visiteur.

- Je vous en prie, venez vous asseoir. Je vais me préparer une tisane, en voulez-vous ?

Tout en parlant, elle plaçait des herbes dans la théière déjà chaude. De la mélisse. Un sourire intérieur l'éclaira en songeant que sa mère avait bien choisi son nom. Mélisse s'identifiait si bien à cette plante qu'elle souhaitait apaiser l'âme de ses clients. Avec cette infusion, l'homme se sentirait plus léger.

Attrapant les tasses, elle se retourna vers la table où elle les y posa. Alors seulement elle en vint au prétexte de la venue de son client.

- Quel genre de porte-bonheur cherchez-vous exactement ? J'en ai pour tous les domaines. Pour apporter la chance dans la vie, pour donner de la force ou se protéger de celle des autres. Pour les histoires d'amour également.

Cette énumération avait pour but de cerner le problème de l'homme. Il se trahirait forcément lorsqu'elle parlerait du sujet de ses tracas. Alors elle pourrait agir.

Son client était de plus en plus nerveux. Mélisse n'aurait pas pensé cela. Il éluda sa question avec un « comment ça » vague et malhabile. Le sujet de sa venue était donc important, car l'homme n'était pas adepte de ce qu'ils nommaient « superstitions » et « histoires de bonne femme » dans les Duchés. Mélisse n'était pas certaine de ce qui l'avait guidé vers sa boutique bien malgré lui. Elle aurait été bien incapable de le dire s'il ne s'était pas livré de lui-même.

Oublier une femme. C'était triste. Qu'il en soit venu là laissait présager une histoire pleine de passion. Mélisse connaissait bien entendu comment s'y prendre. Du moins connaissait-elle la théorie, car jamais elle n'avait appliqué de tels procédés à ses pouvoirs. Elle répugnait à employer ce genre de procédé.

- Je ne crois pas que l'alcool soit la solution à votre problème, répondit-elle aux deux demandes par cette seule phrase. Tout comme je ne pense pas que l'oublie en soit une également.

Elle s'assit en face de son client et prit sa propre tasse à son tour entre ses mains jointes. Le breuvage chaud fumait et la tasse transmettait sa propre chaleur aux paumes de la sorcière. Mélisse planta son regard clair dans celui de l'homme qui se trouvait face à elle. Son visage ne souriait pas mais son regard oui. On eut pu dire qu'elle le couvait des yeux, par ce souhait qu'elle formulait en elle-même, celui de guérir ce cœur tourmenté.

- Avez-vous un nom ? demanda-t-elle doucement, sans paraître le moins du monde vouloir accéder à sa demande.

Cette fois-ci, l'homme parut surpris. Mélisse en était amusé. Lui qui semblait si sombre et taciturne sortait de son petit cocon, rien qu'un instant. Il ne s'attendait sans doute pas à sa réaction. Il faut dire qu'il existait peu de personne tel que Mélisse. Ce n'était pas pour rien qu'elle était une sorcière des haies.

- Je m'appelle Mélisse, et suis enchantée de faire votre connaissance.

Vailant. Selon la coutume des Duchés, il suivait sans aucun doute la directive de son nom. Intéressant. C'était sans aucun doute pour cette raison qu'il se voulait si dur alors qu'il se trouvait dans une situation douloureuse. Venir jusqu'à elle avait du lui être difficile.

Mélisse, tout en songeant cela, prit une toute petite gorgée de la boisson chaude encore un peu trop brûlante à son goût puis posa sa tasse sur la table. Sans empressement, elle se leva et se dirigea de son pas serein vers le comptoir derrière lequel elle passa. Dans les placard, sous les étagères, elle trouve ce qu'elle cherchait. La sorcière s'empara d'une amulette biscornu, où branches de houx et plumes rousses s'entremêlaient, puis elle referma soigneusement la porte avant de rejoindre son client. Il était encore trop tôt pour que l'infusion fasse effet, et il n'en avait pas bu assez pour commencer à sentir son esprit se relâcher doucement. Mélisse, quant à elle, appliquait déjà son propre effet sur son visiteur, bien que ce soit en partie involontaire.

La sorcière reprit place dans son siège, face à Vaillant, et posa l'amulette sur la table, entre eux.

- Ceci apaisera votre cœur. Tant que vous la porterez, la douleur que vous ressentez en pensant à cette femme s'atténuera. Vous ne l'oublierez pas mais son souvenir vous deviendra supportable, jusqu'à ce que votre esprit ait fait son travail naturellement. Alors cette amulette perdra son effet.

Mélisse interrogea l'homme du regard. Cela lui conviendrait-il ?

Mélisse fut ravie que Vaillant accepte ainsi sa suggestion. Elle avait eu un doute. Son attitude ainsi que son nom pouvaient laisser entendre une autre réponse. L'acceptation même tacite la soulagea d'une légère tension.

En parlant de tension, il lui semblait que son client commençait à se détendre. Il était toujours sur la défensive mais moins suspicieux qu'à son entrée dans la boutique. L'action de Mélisse et de la mélisse conjuguée devait avoir eu raison de certaines de ses réticences. Le combat était encore loin d'être gagné cependant, la sorcière le savait bien.

- Gardez-là non loin de vous. Autour de votre cou serait l'idéal, mais si cela vous dérange qu'importe tant qu'elle vous suit chaque jour. Elle adoucira vos rêves si vous la placez sous votre oreiller la nuit et vous enverra des pensées positives dans la journée.

Au lieu de penser à la douleur de la perte, Vaillant se souviendrait des bons moments. Le chagrin deviendrait nostalgie en quelques heures à peine.

- Mais pour qu'elle puisse être réellement efficace, je dois l'accorder à votre diapason. Pour cela, je vais avoir besoin de lire votre main.

Mélisse tendit ses mains par dessus la table, paumes tournées vers le ciel, attendant que l'homme y glisse l'une des siennes. Elle devait bien l'admettre, elle était curieuse de lire dans cette main l'histoire de cet homme si triste.

La sorcière reçu la main dans les siennes avec une douceur inattendue. Elle avait déjà remarqué les beaux habits, du moins au dessus des moyens des gens du peuple, mais elle pensait trouver les mains d'un bretteur. Le caractère de son client lui avait laissé penser à un homme qui se bat, non à un homme de lettres. Curieuse, elle se pencha aussitôt sur les lignes de cette main pour comprendre qui était cet homme si désespérément seul.

Ce qu'elle lu avait de quoi donner le tournis. Mais Mélisse avait l'habitude de lire des vies pleines de rebondissements, chacune se trouvait mêlée en un amas de nœuds complexes qui croisaient sans aucun doute les fils d'autres vies tout aussi complexes. Et pourtant, rares étaient celles qui comportaient autant de séparations.

D'un doigt léger, elle suivit l'une des lignes de Vaillant.

- Vous avez laissé derrière vous beaucoup de choses auxquelles vous teniez. Des personnes qui vous étaient chères.

Ce n'était ni une accusation, ni de l'esbroufe. Malgré la nécessité de se protéger face à l'arrivée de la vie des autres dans la sienne, Mélisse n'avait guère perdu de sa compassion depuis qu'elle avait commencé à exercer. Et cet homme méritait bien cela, car il avait sans nul doute souffert.

Il y avait cette première grande séparation, là, qui avait du être douloureuse. Un instant fugace, Mélisse se demanda si elle avait un rapport avec cette claudication qu'elle avait remarqué mais dont elle n'avait rien dit, ni même montré avoir remarqué. D'autres plus légères, avec des arrivées. Et puis, celle qu'elle supposait être l'actuel problème de son client. Cette femme qui était entrée puis sortie de sa vie si douloureusement.

Un sourire naquit sur les lèvres de la sorcière alors que son doigt s'arrêtait sur un point de cette ligne. Elle n'avait pu s'en empêcher.

- Votre solitude prendra fin. Vous allez bientôt rencontrer une personne qui sera importante pour vous, elle vous aidera. Beaucoup.

Oui, elle le voyait bien, là. La ligne devenait plus forte. Curieuse, elle regarda les autres lignes. Ce qu'elle y vit, elle le garda pour elle, car il n'est pas bon de trop en dévoiler aux clients. Néanmoins, elle approuvait. Vaillant serait fidèle à son nom.

Pour finir, elle releva les yeux vers lui et, couvrant sa main de la sienne, elle fit agir sa magie. Subtile, celle-ci accorderait les deux éléments, humain et amulette, pour qu'ils fonctionnent à l'unisson.

- Vous allez rapidement reprendre votre vie en main, conclut-elle dans un sourire implacablement chaleureux.

Mélisse garda sa main un instant entre les siennes avant de la laisser glisser sur la table. Elle croisa les doigts et posa ses mains jointes sur la table.

- Une personne bénéfique, manifestement, si j'en juge par l'effet qu'elle aura sur vous.

La sorcière pencha légèrement la tête tandis qu'elle tentait de percer les pensées de son client. Que voulait-il savoir vraiment ? Voulait-il seulement en entendre plus ?

- Son arrivée dans votre vie vous rendra plus fort. Je ne sais ni comment, ni à quel point. Mon pouvoir a ses limites.

Mélisse hocha lentement la tête de droite à gauche et reprit sa tasse. Le breuvage avait un peu refroidit, elle allait pouvoir le boire.

- Je dis cela aux clients qui viennent me voir et dont les lignes de la main me disent cela.

Le scepticisme de l'homme demeurait. Naturellement, la magie des haies n'était pas assez spectaculaire pour convaincre un homme sur les simples dires de la sorcière. Ce serait à lui de prendre la mesure du changement qui s'opérerait bientôt en lui et de comprendre qu'il s'agissait d'une belle et douce magie. Mélisse trempa ses lèvres dans sa tisane et en but quelques gorgées encore bien chaudes tandis que Vaillant repoussait son aide. Elle ne répondrait pas à cet diatribe. L'esprit de l'homme était encore trop échauffé, son cœur trop à vif. Sous peu cela changerait mais il fallait laisser agir l'amulette et le temps. Mélisse était sûre de sa réussite.

Vaillant se calma de lui-même. La mélisse semblait faire effet et le détendre. Il se relâchait et se laissait aller à l'atmosphère. Il en avait bien besoin. La sorcière approuvait. C'est de bon cœur qu'elle lui répondit.

- Je n'ai pas à me plaindre. Mes clients non plus, à ce que j'en sais. Je ne leur demande jamais plus que ce que vaut ce dont ils ont besoin.

En pièces ou en nature, par de la nourriture, des services ou quelque objet dont elle a besoin. La sorcière exerçait autant pour aider que pour vivre. Il fallait bien vivre.

- Vous seriez étonné de voir combien de clients je peux recevoir. Et quels genres de clients viennent me voir. Il en est même qui ne croient pas en mes pouvoirs.

Elle sourit, légèrement moqueuse mais sans aucune brusquerie. Ce fut comme si elle évoquait une évidence.

Un petit rire s'échappa entre les lèvres de Mélisse à la réponse de Vaillant. L'homme était plus agréable lorsqu'il se laissait aller. Une fois les barrières baissées, il ne semblait plus sur le point de mordre le premier malheureux qui aurait voulu lui tendre la main. Les yeux clairs de la sorcière suivirent le geste de son client qui semblait déjà se rattacher à son amulette comme à son ancien médaillon. Ce n'était pas idéal mais c'était un début encourageant. Les choses suivraient leur cour naturel.

- Merci. Et je vous retourne votre compliment. Car il me semble que vous êtes un homme très capable, quoi que vous fassiez.

Malgré la jambe boiteuse, Mélisse sentait chez cet homme une volonté qui dépassait le handicap physique. Elle n'aurait su dire quel étai son métier, ni même s'il en avait vraiment un, néanmoins elle était persuadée qu'il menait ses affaires avec énergie. Elle pouvait se tromper, mais en doutait fort.

La jeune femme fronça les sourcils. Elle se sentait étrange tout à coup. Comme… elle n'aurait su mettre le doigt sur le malaise qu'elle ressentait soudain mais il lui semblait que… oui, c'était bien comme cela qu'elle aurait pu le mieux le définir, un intrus était entré en elle.

Étonnée, un peu perdue, elle ne comprenait pas d'où pouvait bien venir ce malaise. Elle regarda Vaillant sans comprendre.

Le malaise s'adoucit jusqu'à disparaître. Cette étrange manifestation avait été si furtive que Mélisse se demanda si elle ne l'avait pas imaginée. Mais alors que la sorcière se sentait mieux, Vaillant décida qu'il était temps pour lui de la quitter. Aussitôt, Mélisse se demanda si elle ne l'avait pas fait fuir par son attitude. Lui qui était si incrédule à l'égard de son art, avait du craindre un sortilège quelconque. Pourtant, Mélisse ne voyait pas de raison polie et crédible pour qu'il demeure plus longtemps, même si cela lui aurait été bénéfique de se laisser aller encore quelques instants de plus. Elle ne voulut pas insister, le charme semblait être rompu.

Et pourtant, son cœur humain qui faisait d'elle une si bonne sorcière parla de lui-même.

- Êtes-vous donc pressé à ce point, Vaillant, pour vouloir partir dès à présent ? Vous n'avez même pas fini votre tasse.

Mélisse ne pensait pas vraiment que cela puisse fonctionner. Son client était un sceptique qui traitait sa profession avec dérision. Il était venu chercher la paix de l'esprit, elle la lui offrait et il la refusait, pensant la trouver ailleurs. Puis, comme il semblait avoir du mal à se lever de son siège et que la vision de son manteau plein de pluie le rebuta, elle ajouta :

- N'êtes-vous pas mieux ici, au chaud, plutôt que dehors, sous cette eau qui tombe du ciel pour inonder nos rues et détremper quiconque s'aventure sur les pavés ?

Avec ce qu'elle savait de son client, Mélisse devinait qu'il n'était pas débordé de travail, ce jour là, car il n'aurait pas perdu ce temps précieux pour venir la voir.

Voilà qu'il plaisantait au sujet de sa magie, maintenant. Mélisse approuvait largement cette attitude. Pas seulement parce qu'elle aimait qu'on comprenne qu'elle n'était pas un charlatan mais aussi parce que cela lui indiquait que Vaillant s'était bel et bien laissé aller.

- Ainsi, vous parlez de don désormais. Je suis heureuse de voir que ma magie ne vous paraît plus une mystification.

Petite remarque tout juste taquine, sans accusation. Mélisse s'amusait sans malice.

- Je suis née avec ce don. Ma mère le possédait et m'a enseigné beaucoup de chose. Néanmoins, je ne savais pas que l'on parlait de magie, je ne l'ai découvert que le jour où je suis venue vivre dans les Duchés.

Elle termina sa propre tasse. Il fallait le reconnaître, la mélisse faisait effet sur elle aussi. Non pas qu'elle eut besoin de lâcher prise pour quelque problème que ce soit mais elle sentait son corps se détendre presque imperceptiblement.

- Et vous, me parlerez-vous de ce que vous faites dans la vie ?

Une sorte d'échange de bon procédé. Elle venait de lui révéler une partie de sa vie, à lui de lui en offrir un bout en échange.

Voilà qu'il paraissait tout songeur, tout à coup. Sa déclaration à propos de sa magie laissait Vaillant dubitatif. Un pli au milieu de son front montrait qu'il réfléchissait à ce qu'elle venait de lui dire. Y avait-il donc tant que ça à réfléchir ?

Mais ce fut au tour de Mélisse d'être surprise, au point d'en oublier la songerie de Vaillant. Magicien ?

- Comment ça ? fit-elle sans pouvoir dissimuler sa surprise.

Comment un homme comme lui, aussi dubitatif sur la magie pouvait-il être… magicien ? C'était insensé. Elle aurait cru qu'un homme de magie eut pu comprendre son art. Et s'il était magicien, quel était donc son domaine ? Car assurément, il n'était pas mage des haies, sinon il n'aurait pas fait appel à elle, et surtout il aurait cru en son pouvoir sans le mettre en doute.

- Je dois dire que je ne comprends pas. Quel genre d'homme êtes-vous donc, Vaillant ?

Mélisse demandait cela avec une curiosité dévorante et sa voix, toujours douce quoi qu'elle fasse, prenait un timbre presque affectueux.