[Fin Lune du Changement an 10]


Maya n'aimait pas beaucoup le style du nouveau maître d'Art, non, vraiment pas. Il lui faisait encore plus peur que l'ancien, et elle craignait ses colères en regrettant qu'on ne lui permette pas de s'en retourner chez elle. Que devenait son père, sans personne pour prendre soin de lui ? Depuis le temps, elle s'était faite à l'idée que Castelcerf était son nouveau foyer, il avait bien fallu, mais c'était sans joie aucune qu'elle y songeait. Elle aurait bien préféré retrouver son ancienne vie. Cependant, trop timide pour protester, elle avait fait ce qu'on lui demandait, et puisqu'il fallait qu'elle se tienne à la disposition du roi avec les autres Artiseurs, elle continuait à s'imposer leur compagnie et les exercices qui leur étaient conseillés.

Lorsqu'Ardent l'avait fait demander pour discuter en privé, elle avait craint et espéré qu'il ne se soit décidé à la renvoyer. Elle s'était fait aussi discrète qu'une petite souris, ce qui n'avait pas manqué d'irriter un maître qui aurait souhaité des Artiseurs forts, fiers et sûrs d'eux, mais il ne lui avait pas demandé de disparaître de sa vue pour autant. Il avait, selon ses dires, une mission à lui confier. La jeune femme avait craint qu'il s'agisse de quelque usage de l'Art que n'aurait pas cautionné maître Ordajonc, ou d'une dépense d'énergie qui allait la laisser épuisée, sans la moindre force encore en elle. Au lieu de cela, il lui avait parlé de la petite servante de la princesse chalcédienne.

Quelque temps plus tard, c'est donc un peu moins intimidée qu'à l'habitude, mais tout de même pas bien à l'aise, qu'elle se dirigeait vers les quartiers réservés aux « hôtes » de Vainqueur : et si elle tombait nez à nez avec la princesse elle-même ? Ou avec l'étrange homme pâle qui se trouvait si souvent en sa compagnie ? En priant Eda pour que la petite Shane soit la seule présente, Maya toqua donc à la porte qui lui avait été indiquée, le cœur battant. Elle n'avait aucune envie de décevoir son impétueux maître d'Art, mais si la jeune fille renâclait, que ferait-elle ? Elle lui semblait aussi timide et innocente qu'elle-même l'avait été à son arrivée à la capitale, et avait l'impression de trahir quelque chose ou quelqu'un, peut-être elle-même, en venant essayer de la convaincre de rejoindre les Artiseurs.

HJ:

En cet après-midi glacial, Shane s'ennuyait. Comme souvent depuis leur arrivée à Castelcerf, Shyrin lui avait fait comprendre qu'elle préférait rester seule, pour une raison que la jeune fille ne parvenait pas à comprendre. N'était-ce pas mieux de s'ennuyer à deux ? Elle aurait pu lui chanter des chansons, brosser ses cheveux... Quant à Ava, il partait parfois en vadrouille, mais c'était apparemment trop lui demander de l'emmener. Sans doute n'appréciait-il pas vraiment sa compagnie, lui non plus. Cela la rendait triste, sentiment connu, et oisive, état nouveau. Elle aurait sans doute pu se rendre utile au château ou ailleurs... Mais elle n'osait pas sortir seule. Ici, on la remarquait. Alors elle restait dans la chambre qu'elle avait pour elle toute seule (!), au bord de la fenêtre, laissant son esprit s'évader et toucher les ombres argentées.

Elle bondit de joie lorsqu'on frappa à sa porte. Shyrin ou Ava venaient la chercher ! Elle se rua vers la porte autant que le permettait son boitement, et l'ouvrit à toute volée avec, aux lèvres, un sourire enchanté. Qui se fana vite lorsqu'elle reconnut - ou ne reconnut pas - l'inconnue qui se tenait là.
- Ah... bonjour, euh... vous devez tromper... vous cherchez la princesse ? articula-t-elle.
La jeune femme cherchait certainement Shyrin, qui recevait quelques visites.
- Je peux conduire vous, reprit-elle, naturellement serviable, et heureuse de trouver un prétexte pour quitter sa chambre solitaire.

Une toute jeune fille lui ouvrit, un air déçu presque enfantin au visage. Se pouvait-il que ce soit elle, pour qui venait Maya ? Elle pourrait vérifier, mais pour l'instant, elle préféra s'abstenir d'offrir un regard vide à son hôtesse, pour plutôt faire assaut de politesse.
« Bonjour, euh… non, ce n'est pas la Princesse que je cherche, mais… on m'a dit que je pourrais trouver ici une demoiselle nommée Shane, »
indiqua-t-elle sans grande assurance. Il ne manquerait plus qu'elle ait dérangé quelqu'un d'autre que celle à qui elle avait été envoyée ! Ses mains se serrèrent l'une contre l'autre, et elle ajouta après un instant :
« Pardonnez-moi, je ne me suis même pas présentée… je m'appelle Maya, Maya Vatis. Mais je ne veux pas vous déranger, si vous attendiez une visite, je peux revenir plus tard… »

Elle avait beau faire partie intégrante du nouveau Clan, il lui restait tout de même toujours cette impression de ne pas être à sa place, cette crainte de déranger. Et l'espoir déçu qu'elle avait lu dans les yeux de la chalcédienne indiquait bien qu'elle s'attendait à trouver un autre visage de l'autre côté de la porte. Son ton se fit presque un murmure lorsqu'elle évoqua le but de sa visite :
« Je suis Artiseuse, et… on m'a chargée de venir vous parler. »

Sur le seuil, Shane dévisagea l'inconnue. Son effort pour comprendre se lisait sur ses traits. Était-ce le fond ou la forme qui lui échappait ? A vrai dire un peu des deux... Elle reconnut quand même son nom, celui de la jeune femme, et ressentit sa gêne. Avec perplexité. La petite esclave n'avait pas l'habitude qu'on s'adresse à elle avec autant de déférence, ni même de politesse... Qu'est-ce qu'elle pouvait bien lui vouloir, à elle, Shane ?

Lorsque le nom d'Art fut prononcé, son attitude changea. Concentration, surprise et curiosité firent place à la crainte. Shane recula d'un pas, rentra les épaules, baissa la tête. Sans s'en rendre compte, elle avait commencé à prier pour que Maya s'en aille, comme le faisait toujours lorsqu'elle se sentait en danger.

- J'ai rien fait de mal... Shyrin a dit la vérité à Majesté... plaida-t-elle.
L'étrangère allait-elle user de sa magie sur elle ?

« Oh… »
fit Maya d'un air désolé lorsqu'elle comprit que la jeune fille ne parlait pas suffisamment la langue des Duchés pour saisir ce qu'elle lui disait en totalité. Puis elle prit peur, et la jeune Artiseuse ne comprit pas pourquoi. Leur échange s'engageait bien mal. Elle écarta les bras pour lui montrer qu'elle ne lui voulait aucun mal. Ce signe-là devait bien être universel, non ?
« Pas de mal. Pas de problème. Il ne faut pas avoir peur. C'est toi, Shane, oui ? »
continua-t-elle en appuyant ses dires de gestes brefs, mais à la signification évidente.

Toujours plantée côté couloir, elle secoua la tête de dépit. Il allait lui falloir des heures pour se faire comprendre, si encore elle y parvenait. Sauf que… elles avaient toutes deux un autre moyen à disposition. Et il n'y aurait pas besoin de faire un usage immodéré de la magie royale pour, simplement, aider leur échange. De toute manière, Maya n'envisageait pas de revenir bredouille, elle n'osait imaginer ce que pourraient être les foudres d'Ardent, et bien que cela pourrait lui causer le renvoi qu'elle espérait à demi, elle était trop bien élevée pour le chercher aussi intentionnellement. Dans tous les cas, l'éventualité de devoir subir son nouveau maître d'Art en colère suffit à lui redonner un peu de courage.

Elle eut un sourire doux pour la jeune chalcédienne qui semblait lui ressembler beaucoup, en caractère du moins. Comment était-ce, d'avoir une jeune sœur ? Elle chassa pourtant l'interrogation, et se concentra pour atteindre les bordures de l'esprit de Shane. Contrairement au roi ou à maître Ardent, son contact était délicat, timide et incapable de s'imposer, comme elle-même. Les pensées qu'elle envoyait en même temps qu'elle prononçait les mots correspondants, ressemblaient plutôt à des suggestions, des propositions qu'il appartiendrait à la demi-sœur de Shyrin de saisir, ou non. Si elle le souhaitait, elle n'y aurait cependant aucun mal.

« C'est plus facile pour se comprendre, comme ça. Tu as le don de la magie des Loinvoyant. Comme moi. Comme le roi et tous ses Artiseurs. C'est un grand cadeau des dieux, pour nous, ici. »
Maya restait attentive, pour éventuellement saisir la réponse, mais s'était légèrement retirée du contact pour ne pas imposer sa présence mentale, et éviter de partager également ses dernières pensées. Elle se demandait en effet ce que les Chalcédiens pouvaient connaître des Artiseurs. Sans doute rien, donc au final, cette petite était bien chanceuse de se retrouver dans les Duchés. Qui savait ce qui serait advenu d'elle sinon, avec sa magie livrée à elle-même parmi les ignorants.

L'étrangère essaya de la rassurer. Mais Shane ne lui faisait pas confiance. Elle avait senti la violence avec laquelle le Roi avait usé de sa magie pour percer le secret de Shyrin.

Le contact de Maya n'avait rien à voir. Il était limpide et délicat. Mais c'était la première fois qu'on la touchait ainsi, et elle ne voulait pas. Elle ferma les yeux, serra les poings, et cria :

- Laissez-moi tranquille ! Je sais comment vous utilisez la magie ! Comme une arme !

Maya se tassa un peu plus lorsque Shane réagit avec violence, et fit un pas en arrière. Comment allait-elle bien pouvoir faire pour la convaincre ? Mais elle n'avait pas l'intention d'abandonner aussi vite : elle savait que si elle revenait bredouille, maître Ardent prendrait les choses en main personnellement, et elle ne souhaitait pas cela à la fille de Chalcèdes, en plus de ce qu'elle ne manquerait pas de récolter pour elle-même. Aussi secoua-t-elle la tête, sans pourtant couper le lien ténu qu'elle proposait pour leur compréhension mutuelle.

« Qui a dit ça ? C'est terminé, de toute façon. Plus de guerre, plus besoin d'armes. Et chacun utilise sa magie de la manière qu'il préfère, parce que c'est là où il est le meilleur. »
Elle s'étonnait presque des mots qu'elle arrivait à trouver, et de la manière fluide dont ils se formaient. Ce qui ne l'empêcha pas de rougir en passant à la première personne, tout en serrant ses bras contre elle. C'est qu'il ne faisait pas chaud, à rester dans le couloir, et elle n'était pas suffisamment couverte pour rester longtemps dans les courants d'air.
« Je suis Artiseuse, mais je n'ai pas été au front. Je suis restée ici, à transmettre les messages. Je n'aurais pas aimé l'utiliser comme une arme, et les autres le savaient. »

Shane rouvrit un œil suspicieux. La guerre n'était pas vraiment terminée, mais... il y avait d'autres manières d'utiliser la magie, c'était vrai. L'Art pouvait détruire, mais il pouvait aussi protéger. C'est comme ça qu'ils avaient échappés aux gardes, là-bas sur les terres Cardia. Elle avait prié pour qu'ils ne les voient pas, et ils avaient passé leur chemin.

Pouvait-elle faire la même chose maintenant, avec Maya ? Mais Maya aussi avait la magie, et Shane n'était pas sûre d'en avoir le pouvoir ni l'envie. La jeune femme n'avait pas l'air agressif, avec ses bras serrés autour de son corps frêle... Avait-elle froid ? Il faisait toujours si froid, dans ce château !

- Vous vouloir entrer ? proposa-t-elle, un peu forcée.
Elle s'effaça pour laisser la magicienne entrer, avant de s'apercevoir qu'elle n'avait rien pour la recevoir. Au moins avaient-elles gagné quelques degrés. Comme une enfant punie, Shane s'assit sur le bord de son lit, les yeux baissés quand ils ne scrutaient pas l'étrangère. Que voulait-elle exactement ? Elle n'osait pas le lui demander frontalement.

Maya ne savait vraiment pas comment réagir, face à une telle mauvaise volonté. Elle non plus, n'avait pas eu envie de devenir Artiseuse, mais elle avait tout de même fait ce qu'on lui demandait… Lorsqu'il lui fut proposé d'entrer, elle jeta un œil plein d'espoir vers l'intérieur, mais ne voulut pas s'imposer encore davantage :
« Seulement si vous êtes d'accord… »
Mais la fille semblait lui faire signe de quitter son couloir, alors, elle avança un peu, franchissant le seuil sans oser regarder autre chose que les alentours de ses pieds, ou la chalcédienne, quoique pas dans les yeux.

Comme cette dernière se taisait, semblant attendre quelque chose, et assise sur un coin de lit, Maya fit une nouvelle tentative :
« Personne ne va vous obliger à rester avec les Artiseurs. On a toujours le droit de partir. Mais vous devez savoir… vous avez cette magie en vous, c'est un fait. Et il est dangereux de vivre ainsi sans savoir la maîtriser un minimum. C'est elle qui risque de faire de vous ce qu'elle veut, alors que si vous apprenez, vous pourrez vous en servir, ou seulement l'obliger à vous laisser tranquille. »
La fille de pêcheur était restée plantée au beau milieu du passage, les bras toujours contre elle, et pas bien certaine que, même avec l'aide de l'Art qu'elle continuait de mobiliser, l'autre parvienne à comprendre. Que savait-elle de ces gens-là ? Si peu, au-delà de leur barbarie. Leur manière de penser devait être tellement différente de la sienne…

- Dangereux ? répéta Shane pour elle-même.
Jusqu'ici, "le don" ne lui avait jamais causé de problème. Plutôt même le contraire. Est-ce que l'Artiseuse mentait pour la pousser à faire ce qu'elle voulait ?

Shane leva deux yeux soupçonneux sur Maya, mais y trouva plutôt le reflet d'elle-même. La magicienne était plus grande et plus âgée qu'elle, plus belle aussi, et définitivement moins boiteuse ; mais elle avait l'air aussi fragile et mal à l'aise qu'elle. A moins que ce ne soit le froid et les pitoyables conditions dans lesquelles elle la recevait !

- Vous voulez assoir ? dit Shane en désignant la chaise, près de la fenêtre. On voit les oiseaux.

Une ride barrait son jeune front. Elle réfléchissait, tandis que l'étrangère s'installait. Ce fut bientôt chose faite, mais que devait-elle dire ? Elle ne savait même pas exactement ce qu'on lui demandait.

- Vous allez juste m'apprendre ? reprit-elle, toujours méfiante. Je... je serai rien obligée de faire pour le Roi ?
A voir la lueur farouche dans ses yeux, il était évident qu'elle ne l'aimait pas.

Maya opina du chef quand la jeune fille répéta le mot qu'elle avait prononcé, comme pour confirmer. Lorsqu'il lui fut proposé de s'installer, elle accepta avec l'humilité qui continuait de la caractériser, pas à l'aise même avec une petite prisonnière boiteuse, et tourna un instant son regard vers l'extérieur, curieuse de découvrir le point de vue offert depuis cette chambre-là.
« Moi aussi, j'en vois, de ma fenêtre. Les rouges-gorges qui gonflent leurs plumes pour paraître plus gros, et les pigeons tout balourds, et les mouettes qui viennent de la mer… »

Retournerait-elle jamais vers les côtes qui l'avaient vu naître ? Une vague de nostalgie déferla sur elle et, couplée à son début d'échec du jour, affaiblit les barrières d'Art que Maya maintenait habituellement sagement, comme on le lui avait appris. Dans le rapport léger qu'elle entretenait avec la chalcédienne pour la comprendre, passa l'image d'une modeste maisonnette non loin d'une falaise dénudée et venteuse, avec un homme courbé au bord de l'eau, en train de peiner pour haler sa barque sur le rivage de galets. Les regrets de l'Artiseuse y étaient si intimement mêlés, que Shane ne pouvait pas les manquer. Pourtant, il y avait aussi une acceptation de la situation actuelle, et de l'idée que jamais elle ne retrouverait son existence passée.

Lorsqu'elle se rendit compte de sa faiblesse, la fille de pêcheur rougit violemment, et se mit à examiner intensément le bout de ses bottines. Si maître Ardent avait été là, il l'aurait réprimandée vertement pour se laisser aller ainsi, comme une débutante. Sans avoir bien compris la question de la chalcédienne, car elle n'y avait pas prêté vraiment attention, trop accaparée qu'elle était par sa propre incompétence, elle essaya de se rattraper comme elle pouvait, parlant vite comme si elle récitait quelque chose appris par cœur.
« D'abord, il faut apprendre. C'est par là qu'il faut commencer, c'est obligatoire, sinon, on pourrait faire des dégâts. C'est dur, oui, et l'Art n'est jamais vraiment dompté, mais on arrive quand même à s'en aider de mieux en mieux. C'est maître Ardent qui s'en occupe, il est exigeant, mais c'est obligé, on ne peut rien laisser au hasard, et il faut toujours faire attention. Sinon, on peut se perdre, le flot de magie est si attirant, on ne peut pas se permettre les inattentions, alors il faut apprendre à se maîtriser dès le début. »

Maya parla des oiseaux, partageant une pensée personnelle. Puis une vision personnelle, et des sentiments que la petite Chalcédienne perçut clairement. Et bien que cela fut une première expérience, sur l'instant cela lui parut parfaitement naturel.

Lorsque tout s'effaça, le paysage et leur brève communion, la jeune fille se sentit démunie, et changée. Elle ne pouvait plus considérer l'étrangère de la même façon. Elle eut peine à se concentrer sur ses paroles, qui semblaient mécaniques. Des paroles peu engageantes, qui ne répondaient pas vraiment à sa question...

Désireuse de retrouver leur fugitive familiarité, Shane se leva et s'approcha de Maya. Ne sachant trop comment agir, elle posa une main légère sur son épaule.
- Moi aussi, partie de chez moi, dit-elle. Pourquoi vous pas y retourner ?

Elle réfléchit mais ne comprit pas pourquoi. Maya n'était pas une esclave en fuite. Elle, ne pouvait vraiment pas retourner chez les Cardia. Mais, bien qu'elle regrette la chaleur de sa sœur et de son pays, Shane ne nourrissait pas pareille nostalgie...

- La magie... vous aimer ça ? reprit-elle, soucieuse de son avis personnel.
L'Artiseuse ne semblait pas vraiment épanouie. Pouvait-elle compter sur sa sincérité ? Ou la jeune femme aux galets était-elle enchaînée à la volonté du Maître et du Roi ?

« Pourquoi ? »
répéta l'Artiseuse, comme si elle ne comprenait pas le sens de la question. Et de fait, elle n'était pas réellement retenue à Castelcerf. Alors, pour quelle raison refusait-elle d'envisager un retour auprès de son père, sa seule famille, et la vie simple qu'ils avaient eue là-bas ? Cela faisait si longtemps, lui semblait-il…
Elle ne repoussa pas Shane, mais ne la regarda pas non plus lorsqu'elle tenta de lui répondre.
« Je ne peux pas repartir maintenant… ils m'ont tout appris, et puis, nous sommes si peu désormais. Beaucoup sont morts. Ils ont besoin de moi… je crois. Ce serait… lâche, et ingrat, de partir maintenant. A moins que ce soit de rester, qui soit lâche ? »
Elle n'avait aucune certitude, et le peu qu'elle avait essayé de se forger, voilà que la petite étrangère l'obligeait à le regarder en face, et à en examiner les failles. Clément Ordajonc, lui, était bien parti. Alors, que devait-elle faire ? L'Art était une telle responsabilité, qu'elle pensait n'être vraiment pas en capacité de porter.

« On peut faire tellement de choses, avec. Le pire comme le meilleur. On peut communiquer avec des amis qui se trouvent à des lieues et des lieues. On peut soigner des gens très malades. Ça, j'aime. On peut… mieux comprendre quelqu'un qui est très différent. »
Alors qu'elle énonçait les usages qui lui semblaient justes, ceux qu'elle approuvait, elle s'était un peu plus éclairée, et avait relevé la tête pour regarder la jeune chalcédienne en face. Ses derniers mots correspondaient exactement à ce qui venait de se passer entre elles, la petite le comprenait sans doute. Mais son visage se rembrunit soudain, et sans rabaisser les yeux, elle ajouta :
« Mais l'Art reste un maître plus qu'un serviteur. Quand on en possède le don, et qu'on commence à l'utiliser, on a toujours envie de le retrouver. Comme une drogue. On ne peut plus s'en passer. Alors, on reste, pour continuer à l'utiliser, même pour de mauvaises raisons. »

Maya restait par loyauté, Shane le comprenait, bien que la sienne n'appartienne pas à ce Royaume étranger.

Pourquoi les Artiseurs étaient-ils morts ? voulut-elle demander. Mais elle n'osa pas, parce qu'elle avait trop peur que Maya lui réponde que les Chalcédiens les avaient tués. Ou la magie elle-même. Une magie qui semblait tellement compliquée ! Communiquer et soigner ? Shane n'avait pas imaginé qu'on puisse faire tout cela. Qu'elle puisse faire tout cela ? Cela semblait merveilleux, pourtant elle avait vu Vainqueur à l’œuvre et ne pouvait s'en souvenir sans trembler de peur et de colère. Et son Clan... son Clan avait ravagé les esprits des siens.

Pourtant sans l'Art, les gardes les auraient rattrapées. Elle n'aurait pas pu protéger Shyrin, qui aurait dû épouser l'ignoble Fanel. Elle n'osait songer au sort qui leur aurait été réservé, à Acuité et elle, en tant qu'esclaves en fuite. Sans la magie, elle serait peut-être morte aujourd'hui...

Un cadeau des dieux, avait dit Maya. Une drogue, à présent. Shane ne savait plus trop quoi penser, mais l'honnêteté de la jeune femme la rassurait. Elle disait que l'Art n'était ni bon ni mauvais ; tout dépendait de la personne qui l'utilisait.
Shane n'avait plus vraiment peur. Elle ne se pensait pas corruptible. Elle avait l'espoir de posséder, pour la première fois, quelque chose de spécial.

- Je veux bien essayer, dit-elle d'une petite voix.
Sans penser à consulter Shyrin. Sa vie ne lui appartenait-elle pas, désormais ?

L'Artiseuse avait pris soin d'établir un lien uniquement en surface de leurs esprits, sans aucun caractère intrusif. Cependant, la question non formulée de la jeune fille creva avec une telle netteté la surface de sa conscience, que Maya ne put l'ignorer. L'air triste, encore choquée par la catastrophe  dont seul l'éloignement l'avait un minimum préservée, elle entreprit de répondre. Ce n'était peut-être pas ce que maître Ardent aurait fait, mais elle estimait devoir la vérité à sa future collègue potentielle.

« Ils sont morts parce que quelque chose s'est passé, quelque chose que nous ne comprenons pas vraiment… Dans le monde de la magie, chaque pensée équivaut à un acte. Mais nous autres ne sommes pas les seuls à penser. Quelque chose d'immensément plus puissant a… désorganisé ce monde. Et la magie est devenue folle comme un fleuve en crue. Elle a emporté certains, leur esprit a été perdu pour ce monde-ci, ce monde de chair et de matière. »
La fille de pêcheur offrit un pauvre sourire à la petite esclave et, anticipant une autre question, ajouta :
« Tu as pensé trop fort tes questions, c'est pour ça que je l'ai entendu. Si tu apprends avec le Clan, on t'enseignera aussi à garder tes réflexions pour toi seule. »

Par cette subtile relation de leurs esprits, qui s'était un peu renforcé sans que l'Artiseuse ne le fasse consciemment, celle-ci sentait la jeune Shane pleine de doutes, mais aussi d'espoirs. Lorsque, enfin, elle se décida, Maya poussa presque un soupir de soulagement, en soufflant :
« Maître Ardent sera content… »

En même temps, elle se sentait un peu coupable de lui « livrer » cette jeune personne innocente. Le chef du Clan n'était pas un monstre, mais pour une personnalité prudente et effacée, il prenait facilement figure de tyran irresponsable. Poussée par une envie de protéger cette presque enfant, elle posa une main légère sur son bras, et entreprit de la prévenir :
« C'est un homme exigeant, il n'est pas facile… mais l'Art est ainsi, aussi. Il ne faut pas avoir peur de lui, même si… »
Etait-elle en train de trahir le maître ? Sa voix baissa, alors qu'elle confessait :
« Des fois, c'est difficile. Mais il a besoin de nous. Et puis, ses colères sont impressionnantes, mais elles ne durent pas très longtemps. Si tu veux, si à un moment tu en as envie… tu peux venir me voir. Je… tu n'es pas seule. »
Elle se sentait des plus maladroite dans sa proposition de servir d'épaule à Shane, mais cela lui permettrait d'écouler un peu son besoin de servir les autres, tout en calmant sa culpabilité de pousser la Chalcédienne vers la machinerie infernale et destructrice de l'Art.

Shane ne comprit pas vraiment la réponse de Maya. Elle comprit surtout que c'était une réponse a une question qu'elle n'avait pas posée.
La magicienne pouvait-elle lire aussi facilement dans son esprit ? Tous le pouvaient-ils ?

Comme si elle devinait (encore) ses pensées, Maya essaya de la rassurer sur ce point, puis sur le caractère du Maître d'Art. Mais c'était trop tard. Shane venait de voir ce qui lui semblait être, bien contre son gré, un infranchissable obstacle à tout apprentissage de cette magie.

Soudain figée, elle fit un pas en arrière et balbutia :
- Je peux pas, je... J'ai un secret. Personne peut savoir.
Elle en avait déjà trop dit.

Maya croyait avoir gagné un peu de terrain, mais force lui fut de constater qu'il n'en était rien. Quelque chose fit de nouveau faire machine arrière à la jeune chalcédienne. Un secret ? L'Artiseuse secoua la tête. Sans doute s'était-elle mal faite comprendre. Leur magie était si compliqué, et elle n'était pas la meilleure en discours, c'était le moins que l'on pouvait dire…

« Justement. Ce n'est qu'une raison de plus pour apprendre. Ton secret… si tu ne sais pas le protéger, tu risques de le dévoiler sans le faire exprès. Si tu viens prendre les cours d'Art, tu apprendras comment garder un secret pour toi seule. On n'a pas le droit d'aller le chercher dans ta tête. C'est interdit. Mais si tu penses vraiment trop fort, on l'entendra quand même. »

La jeune femme avait rougi un peu, elle ne voulait pas que Shane croie qu'elle avait été fouiller son esprit pour savoir ce qu'elle pensait. Jamais elle n'oserait commettre semblable sacrilège.

Shane pâlit. Ainsi il ne lui suffisait pas de refuser la magie pour mettre en danger le secret d'Acuité. Non, non ! Elle ne devait plus y penser ! La magicienne pouvait l'entendre !

Elle cacha son visage dans ses mains. Si Shyrin apprenait qu'elle les rendait si vulnérables... elle céderait sans doute à la panique ou au désespoir. Elle ne pouvait rajouter sur ses épaules et son cœur le poids de ce nouveau danger.

Pourquoi tout était si compliqué ? Pourquoi était-elle obligée de mentir, de dissimuler ? Aux étrangers et à présent, à sa propre sœur. Elle n'avait pas choisi ce porter ce secret, ni d'avoir cette magie qui lui semblait soudain une malédiction. Mais qu'avait-elle choisi dans sa vie ?

- J'apprendrai, murmura-t-elle, résolue mais chagrine.
Soudain, elle eut envie de se retrouver seule. Tel n'était pas son lot désormais ?

Maya approuva d'un signe la nouvelle résolution de la jeune fille.
« C'est bien. C'est la seule chose raisonnable à faire. »
Puis elle se leva, pas bien certaine de ce qui l'avait réellement poussée à faire quelques confidences à la future Artiseuse. Elle préféra reprendre sur un thème bien plus pragmatique, de nouveau distante.
« Maître Ardent vous fera savoir que vous devrez venir au cours quand il sera prêt, sûrement à sa manière. Vous aurez sans doute des cours particuliers, nous autres avions commencé bien avant. »

Sans trop savoir pourquoi, car la chalcédienne n'avait rien dit ou fait dans ce sens, elle avait l'impression qu'il était temps pour elle de quitter les lieux. Elle allait au moins pouvoir dire à son supérieur qu'elle avait accompli la mission dont il l'avait chargée… même si la perspective de se retrouver face à lui ne la réjouissait guère. Enfin, si elle tardait trop, sans doute irait-il le lui reprocher. Elle se résolut donc à passer à l'étape suivante.
« Nous nous reverrons sûrement malgré tout. A bientôt, »
termina-t-elle en se dirigeant vers la porte, qu'elle referma derrière elle en prenant bien soin de faire le moins de bruit possible.