De nature craintive, Cendre abhorrait ce genre de missions compromettantes. Pourtant, elles étaient ce qui lui donnait la force de tenir, ce qui donnait du sens à sa présence au château, si loin de Flair, et même auprès de Mésange. Elle avait beau apprécier la Duchesse et sa fille nouvelle-née, elle ne se voyait pas passer sa vie dans la domesticité. Les rares informations qu'elle parvenait à collecter auprès d'elle et de Glace ne parvenaient pas à justifier son service. Depuis la grossesse de la Duchesse, elle n'était plus la maîtresse de ce dernier, ce qu'elle ne parvenait pas à déplorer. L'exercice du pouvoir accaparait le Duc tout entier, et il paraissait à peine la remarquer - au mieux semblait-il contrarié de la croiser sans cesse sur sa route. Bref, son infiltration était un cuisant échec dont elle ne parvenait à se consoler qu'en jouant ainsi les messagers.

Entre chien et loup, elle s'avançait à l'orée du bois à la recherche de son camarade Vifier. Il ne semblait y avoir personne, mais son Vif sentait une présence humaine, et elle se força à avancer. Enfin une silhouette émergea des arbres. Sous sa cape grise, elle serra sa main sur le poignard qui veillait à sa ceinture, et émit le sifflement convenu pour signaler sa présence.

L'homme siffla en retour et la rejoignit. Elle l'attendit en silence, s'efforçant de ne pas trembler. Son ventre était serré mais sa résolution ferme. Et puis l'aspect du messager la rassura. C'était un tout jeune homme, grand et fin, aux cheveux noirs et à la peau blanche. Comme elle. Elle songea qu'il aurait pu être son petit frère, et répondit :
- Bonsoir, mon frère. Mes frères, corrigea-t-elle en sentant une présence féline non loin, cachée dans les arbres.

Les amabilités s'arrêtèrent là. Ils n'étaient pas là pour badiner. Et elle ne pouvait pas prétendre que son bégaiement ne la troublait pas. Elle avait tendu la main mais il ne lui avait rien donné. Son message était oral, mais il ne savait pas parler. Était-ce une farce ? D'ailleurs son visage lui rappelait quelque chose, une farce justement, un conte populaire. Mais elle se trompait sans doute. Faites qu'elle se trompe ! ou elle avait là un pantin doublé d'un bègue.
- Dites-moi, l'encouragea-t-elle, sans rien laisser paraître de cet agacement né de la peur.

Cendre était focalisée sur les paroles de l'homme. Pour les comprendre, d'abord, hachées comme elles étaient. Pour visualiser, ensuite, et graver dans sa mémoire l'endroit qu'il lui décrivait. Cendre ne connaissait que Béarns et un peu Cerf. Bauge lui était inconnue et le village de Chauvecolline n'était qu'un nom pour elle, un nom heureusement facile à retenir.

Les bruits de courses de Panache la ramenèrent au lieu présent. Tirée de sa concentration, elle sentait maintenant les présences humaines qui s'approchaient. Mais c'était trop tard, les voix déjà leur parvenaient. Deux hommes apparurent, et elle pâlit un instant en reconnaissant les couleurs de Béarns.

Saule s'élança pour se heurter à la muraille humaine qui s'était déployée autour d'eux comme un filet. Cendre était paralysée. Elle fit taire Flair, dont la panique s'ajoutait à la sienne, et tenta de réfléchir. Ça n'était pas la façon ordinaire d'agir de la garde béarnaise. Bien trop subtil, bien trop ciblé, bien trop préparé. N'étaient-ils pas en pleine forêt ? Ils savaient. Pouvait-on encore les faire croire à l'erreur ?

- Gibiers d'potence, ben donc ! dit-elle de son parler populaire, où l'on décelait des traces de l'accent de Béarns.
Se composant un air mécontent, elle abaissa sa capuche et agita ses cheveux.
- On peut même plus fricoter tranquille maint'nant ? Ce bon Duc de Béarns interdit aussi d'prendre du bon temps ?

Elle jeta à Saule un regard méprisant.
- Et toi t'es ben aussi courageux que d'vant ta femme ! Déjà à m'laisser en détalant comme un lapin ! C'est ça, un lapin !
Elle ne savait même pas si elle pouvait lui faire confiance. On les avait clairement dénoncés. L'avait-il mouchardée ? Ou bien était-ce l'autre, là-bas, qui n'avait pas l'air d'un soldat ?

Malgré la participation timide de Saule, son manège ne prit pas. Ils étaient faits comme des rats.

Cendre sentit les mains dures des gardes l'empoigner et dut se faire violence pour ne pas saisir son poignard, le planter dans le premier membre à portée de main et s'enfuir en courant. Son instinct animal, Flair lui criaient de le faire. Mais elle savait qu'elle ne faisait pas le poids, et ne voulait pas gâcher sa dernière chance de s'en sortir : en appeler à la Duchesse Mésange. Attaquer, détaler était un aveu de culpabilité. Elle ravala ses larmes et ne se débattit pas.

Ils furent ligotés, poussés en avant puis chargés dans un chariot qui attendait à l'orée de la forêt - preuve supplémentaire, s'il en fallait, que leur capture avait été préméditée. Sur le chemin du château, les gardes laissèrent libre cours à leur bonne humeur. L'un d'eux titillait en rigolant le sac qui contenait Panache avec la pointe du poignard de Cendre. Le marguet poussait des miaulements stridents et Cendre se ferma au Vif, sourde à la souffrance de l'animal et aveugle aux regards humiliants que lui lançait l'un des hommes.

Au bout d'un temps qui sembla durer une éternité, ils arrivèrent au château. On les jeta comme promis dans une cellule humide, et ils se retrouvèrent dans le noir.