Éveillée dès l'aube après une nuit peuplée de rêves étranges et de frayeurs irraisonnées, Shyrin était frileusement restée au lit jusqu'à l'arrivée de Shane venue l'aider à se lever. Quand sa demi-soeur était arrivée, elle avait fini par sortir de sous les fourrures et se laisser guider vers la table de toilette. Ses ablutions faites, elle s'était laissée habiller sans paraître s'en soucier réellement. Elle avait cependant fini par se rendre compte que Shane était inquiète et lui avait souri avant de l'embrasser sur la joue pour la rassurer. La petite esclave - qui n'en était plus une, il lui faudrait bien s'y faire - était de toute évidence angoissée par l'attitude détachée et morose de sa soeur aînée.

Elle lui apprit alors qu'une femme qui s'était présentée comme sa dame de compagnie, l'attendait dans le petit salon attenant pour le repas du matin. Voilà donc pourquoi elle l'avait vêtue avec un soin tout particulier, songea la princesse, amusée. Shane se souciait du fait qu'elle paraisse à son avantage, à la hauteur de son rang, toute déchue et prisonnière qu'elle soit. Elle lui avait fait passer une robe simple mais élégante taillée dans un velours bleu sombre avant de tresser ses cheveux puis de les épingler en une gracieuse couronne autour de sa tête. Un châle de cachemire blanc drapé sur les épaules, elle remercia gentiment Shane puis lui donna congé pour la journée. Puisqu'elle avait une nouvelle compagne, autant que sa soeur en profite pour faire ce qu'elle voulait.

C'est ainsi qu'une fois prête, et malgré la réticence évidente de Shane qui craignait qu'elle ne trahisse son secret, elle franchit le seuil du petit salon où un bon feu réchauffait l'atmosphère. Une table était dressée devant la cheminée et elle devina que les plats n'attendaient que d'être servis. Dans un fauteuil, elle trouva la silhouette d'une femme aux cheveux sombres penchée sur ce qui devait être un ouvrage. Elle s'efforça de faire bonne figure malgré sa pâleur et ses traits tirés, et attendit que la femme vienne à elle pour se présenter. Elle n'avait pas la moindre idée de qui elle était ni de pourquoi elle était là. Personne ne l'avait prévenue qu'une dame de compagnie lui serait attribuée. Vainqueur lui aurait-il ménagé cette surprise ? Mais dans quel but ?

Perplexe, Shyrin resta immobile et sans réaction un moment. Cette histoire soudaine de dame de compagnie lui paraissait aussi étrange que suspecte. La jeune femme était-elle une sorte d'espionne chargée de s'assurer qu'elle respectait les termes de sa détention ? Ou de lui soutirer des informations sur son père et les clans chalcédiens ? Si tel était le cas, le commanditaire de cette dame risquait d'être cruellement déçu car elle s'était toujours tenu à l'écart des affaires politiques et belliqueuses de son père. Elle n'avait vécu jusque là que pour la danse et les plaisirs. Son jardin, également. Et puis, il y avait Shane et Ava. La présence de cette inconnue signifiait-elle que l'on allait lui retirer la compagnie de sa soeur et de l'esclave blanc ?

Quel que soit l'objectif de cette étrange opération, il ne lui restait qu'à courber l'échine et accepter l'intrusion. De toute façon, elle n'avait rien à cacher et bien peu à perdre. Elle accepta donc la proposition de la jeune femme en hochant la tête et lui offrit un vague sourire en gagnant la table où elle prit place sans plus de manières. Bien que peu portée sur les sucreries, elle ne refuserait certainement pas un thé qui aurait au moins le mérite de la réchauffer à défaut de la nourrir. Ajustant le pan de son châle sur son épaule, elle fit signe à la demoiselle qu'elle pouvait la servir et entama aimablement la conversation, ainsi qu'il seyait à une personne de son rang et dans sa position.

- Merci Dame Dagon. Si vous me racontiez où vous vous trouviez auparavant ?

Shyrin dissimula un imperceptible mouvement de recul devant le rire trop heureux de la dame. Son ton joyeux, son sourire aisément audible et son attitude toute entière trahissaient une joie de vivre qui lui donnait envie de se terrer plus profondément encore dans sa morosité, de se faire totalement oublier. Elle n'oubliait pas qui elle était pourtant et son rang supposait quelques efforts et sacrifices. Elle s'efforça donc de faire bonne figure et de s'intéresser à l'insouciante compagne du jour.

- Êtes-vous arrivée depuis longtemps à Castelcerf ?

D'une main sûre grâce à l'expérience des années et au peu de confiance que lui insufflait Shane au quotidien, elle saisit sa tasse et s'y réchauffa les doigts avant de la porter à ses lèvres.

- Vous y plaisez-vous ?

La porcelaine ne fit pas un bruit lorsqu'elle reposa sa tasse sur la soucoupe. Elle continuait à se demander quel était l'objectif de Vainqueur en lui envoyant cette femme. Si elle devait simplement lui faire poliment et superficiellement la conversation, ça n'aurait sans doute pas grand intérêt pour lui.

- Avec vos cousines ? S'étonna Shyrin. Vous n'êtes donc pas venue avec votre époux ?

Cette femme venait à peine d'arriver qu'elle se présentait déjà à elle sans prendre le temps de s'installer correctement comme n'importe quelle autre dame de sa condition eut préféré le faire. Voilà qui épaississait encore le mystère autour d'elle si possible. Le thé brûlant la réchauffa un peu de l'intérieur et sa nouvelle gorgée lui donna le temps de réfléchir à la manière la plus aimable d'opposer une fin de non-recevoir à sa proposition. Ni les tisanes, ni le feu ni les chaudes étoffes dont elle s'enveloppait ne parvenaient à la réchauffer.

- Je vous remercie pour cette proposition mais je ne souhaite pas quitter mes appartements en ce moment.

Sa tasse reposée, elle détourna le regard vers le feu, s'évadant en pensées de ce glacial château et de ce pays tout aussi glacial.

- Je ne suis pas sûre de bien comprendre pourquoi Vainqueur vous a envoyée à moi, énonça-t-elle franchement sans quitter l'âtre des yeux.

Elle n'avait aucune intention désagréable en posant cette question, au contraire. Elle s'interrogeait sincèrement sur les intentions du Roi.

En toutes autres circonstances, Shyrin eut sans doute éprouvé une peine sincère pour la jeune femme qui venait de perdre son mari dans cette guerre détestable. Mais, bien trop centrée sur elle-même et tout ce qu'elle avait perdu, déjà accablée de culpabilité, elle n'avait plus la force d'être désolée pour les autres. Valait-il mieux avoir connu et perdu l'amour ou bien en être privée pour toujours, elle n'aurait su le dire, en réalité.

- Je suis navrée d'apprendre votre deuil, murmura-t-elle néanmoins avec gentillesse.

Son regard toujours perdu dans le flou doré des flammes qui dansaient dans l'âtre, elle resserra ses doigts autour de la tasse brûlante avec un petit soupir discret. Le thé arrivait encore à la réchauffer, Sâ en soit loué.

- A vrai dire, non. Notre organisation est très différente, répondit-elle sans s'étendre davantage sur les détails de la vie dans le clan Cardia.

Sa petite cour d'hypocrites lui paraissait fort lointaine et elle était assez satisfaite au fond de découvrir qu'ils ne lui manquaient pas tant que son père, son palais et la chaleur de son pays. Elle resta pourtant préoccupée, un peu perplexe. Cette drôle de femme qu'elle n'attendait pas n'avait finalement pas répondu à sa question. C'était sans aucun doute qu'elle ne voulait pas lui avouer directement qu'elle était là pour l'espionner pour le compte du Roi ou de sa mère. Car elle avait entendu parler de la redoutable Bienséance Loinvoyant et remerciait chaque jour Sâ de ne pas avoir à la rencontrer.

- Comment est-ce, là d'où vous venez ?

Il fallait bien faire la conversation, n'est-ce pas ? Même un cœur morne pouvait trouver de l'intérêt à entendre des descriptions du pays qui serait désormais le sien.

- Je vois, répondit distraitement Shyrin. Mais je n'ai pas l'intention de me mêler de politique. Je ne suis qu'une prisonnière ici.

Le ton était neutre et distant. Elle se fichait bien de son statut ou de ce qui lui arrivait. Ce qui lui importait était essentiellement de bien s'occuper de ses esclaves et de rester un gage de paix entre Chalcèdes et Castelcerf.

- J'ai déjà vu des cartes de votre pays, je sais où se trouvent les différents duchés, répondit-elle aimablement.

Ce n'était qu'un demi-mensonge en réalité puisque si elle ne pouvait pas déchiffrer les détails des cartes qu'elle avait vu chez son père, Shane lui avait tout expliqué et avait dessiné avec elle les frontières des états et des Duchés afin qu'elle sache ce qu'il y avait à savoir.

- Poursuivez, encouragea-t-elle la jeune femme en portant la tasse à ses lèvres.

Ça ne pouvait pas faire de mal d'écouter ce qu'elle avait à dire sur ce pays, après tout.