Le jugement dur et sans appel de Vainqueur lui fit beaucoup plus de peine qu'elle ne l'aurait cru possible. Sans doute parce qu'il était en partie vrai. Mais en partie seulement. Il était vrai qu'elle avait passé sa vie à faire faire ses quatre volontés à une armée d'esclaves tout dévoués à sa cause. C'était ainsi que son père l'avait élevée. Elle se consacrait à la danse et aux plaisirs. Mais il était tout aussi vrai que ces dernières semaines avaient profondément marqué la Princesse.

Depuis ses fiançailles, elle n'était plus la même et avait senti nettement les changements qui s'étaient opérés. Acuité avait grandement contribué à la faire changer, mais les circonstances également. Trouver tant de mépris dans les paroles du Roi alors qu'elle avait cru leurs relations cordiales et presque d'égal à égale lui brisait le cœur. Mais que pouvait-elle y faire ? Si elle avait suivi son instinct et sa colère, elle lui aurait jeté sans vergogne à la face qu'elle ne savait ni lire ni écrire, mais c'était bien trop humiliant.

La Princesse illettrée préférait passer pour une gamine capricieuse, si douloureux que cela lui soit devenu. Et si Vainqueur préférait la croire totalement incapable de faire quoi que ce soit elle-même, s'il oubliait si aisément comment elle était arrivée et comment elle vivait depuis, tant pis pour lui. Il ne méritait pas qu'elle s'y attarde. Elle chassa d'un geste naturel et discret les larmes de honte qui lui brûlaient le coin des yeux, puis carra les épaules et redressa le menton.

- Je suis Princesse, répondit-elle comme si c'était l'évidence même, comme si elle ne comprenait pas son mépris pour le fait qu'elle soit assistée comme il disait.

Mais elle avait dit aussi qu'elle ferait ce qu'il voudrait, qu'elle vivrait comme il l'entendait et travaillerait même si c'était nécessaire. Ce changement d'attitude risquait de le vexer. Or, elle ne voulait certainement pas froisser son geôlier.

- Je vous ai promis de faire de mon mieux pour vivre comme vous le souhaitez. J'apprendrai ce qu'il me faudra apprendre, ajouta-t-elle donc sur un ton radouci. Mais il me faudra sans doute un peu de temps pour m'habituer à faire moi-même toutes ces choses. Croyez-vous pouvoir vous montrer indulgent et patient avec moi ?

Par Sâ, s'il osait encore se montrer dur et méprisant après cela, c'est qu'il n'avait vraiment pas de cœur ! Elle devait se rappeler ce qu'avait dit Acuité pour s'attirer les bonnes grâces du Roi. Il devait à tout prix signer la paix avec son père.

Leur petite joute était terminée, mais Shyrin sentait confusément qu'aucun d'eux n'avait gagné. L'espace d'un très bref instant, elle songea que, tout roi qu'il soit, Vainqueur était, comme elle, embarqué dans des choses qui le dépassaient parfois. La pensée furtive s'évanouit comme le reste alors que sa généreuse majesté lui répétait une fois encore qu'elle ne devait guère s'attendre à un quelconque traitement de faveur. Reposant devant elle le petit pâté à la viande auquel elle avait à peine touché, la princesse laissa son regard s'évader vers un coin plus lumineux de la tente, comme si elle pouvait voir au-delà de la toile, au-delà du camp et au-delà de leur horizon bouché.

- Je ne m'attends pas à grand chose, je vous l'ai dit, répondit-elle alors que la mélancolie reprenait le dessus. Je me plierai à votre volonté sans faire d'histoire, je vous ai donné ma parole.

Peut-être n'était-ce pas assez ? Peut-être les Chalcédiens ou les prisonniers de guerre étaient-ils si mal considérés dans les Duchés que l'on n'accordait pas ou peu de valeur à leurs serments ? Il n'en restait pas moins qu'elle lui avait fait une promesse, tout comme à Acuité, et qu'elle entendait tenir parole. Il y avait des choses qu'elle ne pourrait jamais faire même en prenant sur elle - écrire en faisait partie - mais elle ferait de son mieux pour surmonter ces problèmes sans humilier qui que ce soit. Après tout, n'était-elle pas prisonnière, ici ? Orage de guerre ? Elle n'avait pas son mot à dire en quoi que ce soit, pas même en ce qui la concernait. Et elle se garderait bien de demander à être traitée aussi bien qu'un duc, mais elle aurait aimé savoir ce qui l'attendait ensuite. Lentement, comme si le poids sur ses épaules s'était alourdi ou qu'elle était soudain plus fragile, elle se releva de son tabouret et posa un regard flou sur le roi, son geôlier.

- Je vous laisse à présent, sans doute avez-vous besoin de repos.

Un petit hochement de tête fit office de salut puis elle tourna les talons. Avant de quitter la tente, toutefois, elle se retourna à demi et adressa à Vainqueur un sourire un peu incertain.

- J'espère que nous aurons d'autres occasions de discuter comme aujourd'hui.

Repassant le pan de toile qui marquait le seuil, elle se demanda pourquoi elle avait ajouté une pareille sottise avant de partir. Le fait est qu'elle avait été sincère en tout cas. Ava et Shane étaient adorables mais ils étaient ses esclaves et à force d'être enfermée avec eux, elle commençait à avoir envie de leur enterrer la tête dans la sable. Par son rang, par son ouverture et par son statut vis-à-vis d'elle, Vainqueur lui apparaissait tout désigné pour jouer le rôle de camarade avec qui échanger de temps en temps. Quoique, à bien y réfléchir, il trouverait sans doute cela stupide. il était le Roi et elle n'était qu'une prisonnière sans autre valeur que celle de pouvoir faire plier son père. Escortée jusqu'à sa tente par un planton, elle sombra un peu plus dans la mélancolie. Tous ces hommes autour d'eux la haïssaient pour ce qu'elle représentait. Elle qui avait l'habitude d'être aimée, choyée et admirée depuis l'enfance, ne se faisait pas à ce changement brutal.