Une semaine avait passé depuis la fameuse soirée. Et il n'avait aucune nouvelle de la Duchesse. Si bien qu'il se demandait si tout cela n'avait pas été un rêve, ou un cauchemar vu la façon dont leur échappée s'était terminée. Après ce fiasco charnel, il n'avait pas osé aller frapper chez elle. Elle avait besoin de temps, avait assuré sa domestique en le quittant. Mais il ne pouvait pas lui en laisser trop non plus, de peur qu'elle l'oublie ou en reste au statu quo.

Et puis, il y avait une bourse pleine qui attendait aux Élégantes. Il était presque sûr que Chiara n'y était pas retournée. Qu'elle ne voulait plus de la robe. Mais Vaillant y tenait : à chose promise chose due. Et puis, qui sait ? peut-être que cela la lui ramènerait.

Las de ne rien faire, il passa sa cape par un après-midi ensoleillé, fit seller son cheval et descendit au Bourg. Il y avait du monde dans la boutique huppée. Ces dames le regardaient avec curiosité. Il prit un siège et son mal en patience. Enfin son tour vint. La marchande ne l'avait pas oublié... comment l'aurait-elle pu ? Ses soupçons se confirmèrent : "son amie" n'était pas venue, et il se retrouvait face au mur : quelle forme, quelle longueur...? Il n'en avait aucune idée.

La marchande avait encore Chiara dans l’œil, il lui laissa carte blanche. Il n'avait qu'une exigence : le tissu. Le tissu devait être à lui.

La femme bredouilla que ce n'était pas de son ressort, qu'elle ne possédait qu'un ballot de la couleur. Qu'il fallait voir Lawena, la teinturière qu'ils avaient croisée ce soir là. Ou plutôt qui les avait grossièrement interrompus. Vaillant ne s'en souvenait que trop bien, et traiter avec cette femme ne le réjouissait pas. En plus, il devrait aller la trouver. Mais il n'avait pas le choix, s'il voulait l'exclusivité. Il songea qu'il faisait tout cela pour Chiara, et sortit.

L'étrangère habitait en dehors de la ville, il dut cheminer quelques temps le long de la Cerf et sut qu'il s'approchait du but lorsqu'il dépassa des cuves malodorantes. Il se demanda plusieurs fois ce qu'il faisait là, comme un gamin qui s'accroche à un rêve de luxe. Surtout lorsqu'il arriva devant une pouilleuse maison à moitié encastrée dans la roche, sans sonnette ni quoique ce soit pour s'annoncer.

Mal à l'aise, il se racla la gorge, se pencha sur l'encolure de son cheval et attendit de voir si quelqu'un en sortait.

La femme n'était pas dans la maison, mais émergea du bois, toute de vert vêtue. Qu'elle espèce d'elfe était-ce là ? Vraiment, c'était une originale.

- Je connais la région, répliqua-t-il, vexé.
Avait-il l'air perdu ? Il n'avait pas qu'on le prenne pour un touriste à cause du léger accent qui lui restait de Bauge.

Avec condescendance, il l'observa du haut de son cheval et lâcha :
- Je viens parler affaires. Puis-je compter sur votre discrétion ?

Il était peu porté à lui faire confiance, mais n'avait pas vraiment le choix. Cela dit, il pouvait encore renoncer à l'entreprise.

La fille qualifia Assaut de "canasson" et se mit à le tutoyer. D'abord suffoqué, Vaillant tâcha de se raisonner. Il n'aurait pas pris la mouche si elle s'était adressée à lui ainsi dans une taverne, ou même dans les couloirs du château. Il n'avait pas pour habitude de faire des manières, pas vrai ? Mais cet endroit ne le mettait pas à l'aise, et la désinvolture de l'inconnue achevait de lui faire perdre ses repères.

Bougonnant intérieurement, il attacha son cheval au flanc de la bâtisse. Elle ne l'invita pas à entrer, tout au plus à s'assoir à l'air libre avec une ironie visible. Par El, elle se moquait de lui ! Il se serait volontiers attablé à l'intérieur, face à elle. Mais là, dehors en plein hiver, assis comme un infime tandis qu'elle resterait dressée devant lui ! Il n'en était pas question.

- Inutile ! Je ne reste pas, déclina-t-il, enlevant nerveusement ses gants.
A vrai dire il songeait même à faire demi-tour. Mais ç'aurait été tout à fait ridicule. Il n'allait pas déclarer forfait sous prétexte que son interlocutrice était aussi mordante que l'air. Il jeta ses gants sur la chaise et prit appui sur le dossier pour soulager sa jambe. Ainsi "installé", il entra immédiatement dans le vif du sujet.

- Je viens à propos de ce tissu doré. Vous êtes bien teinturière ?
Était-ce au moins elle qui l'avait coloré ? Il n'avait fait jusqu'ici que le supposer.
- L'avez-vous déjà commercialisé en Cerf ? Je veux dire... ailleurs qu'aux Élégantes ?
Il arrivait peut-être déjà trop tard. A vrai dire, il l'espérait presque.

Dans l'impossibilité de répliquer, ou même d'en caser une, Vaillant ouvrait et fermait la bouche comme un poisson hors de l'eau. Lorsque la fille acheva sa série d'insolences par une référence explicite aux ébats qu'elle avait surpris, la situation le déborda complètement et il éclata de rire. 

Ainsi dénudé de son honneur comme d'un manteau de plomb, Vaillant se sentit plus léger et soudain très fatigué. Il contourna la chaise et s'y laissa tomber, sentit ses gants sous ses fesses, les récupéra et prit tout son temps pour les remettre, alors que lui échappaient les derniers ricanements spasmodiques.

Il s'imaginait raconter à la fille le fiasco par lequel s'étaient soldés les bons souvenirs en question. Comme il le lui aurait raconté dans une taverne. Ou pas. Non, il ne raconterait jamais pareille humiliation à une femme, pas même après trois pintes et dut-elle avoir une tête de poisson. Et puis Lawena était plutôt pas mal dans son genre, même si elle préférait sans doute les dockers à l'accent aussi horrible que le sien. Mais voilà que son imagination l'emportait un peu loin...

- C'est ça, des bons souvenirs, acquiesça-t-il simplement, tâchant de revenir à la normale.
- Mais c'est pas d'autre que je veux : je veux tout.
Il laissa le temps à ces paroles de produire leur petit effet, si tant est qu'il y ait un petit effet. Après tout la commerçante se montrait plutôt imprévisible.

- C'est que ma dame voudrait pas risquer qu'une autre brille plus qu'elle... reprit-il avec un clin d’œil, abandonnant les dernières formalités qui ne faisaient pas mine de fonctionner.

Sa demande surprit la teinturière, qui partit dans ses élucubrations. Lui, tenir une boutique de fripes ? L'idée le fit rire à nouveau. 

Puis ils commencèrent à parler choses sérieuses, c'est-à-dire gros sous. Elle était déjà en train de le préparer psychologiquement à l'idée qu'il devrait cracher au bassinet. Mais curieusement, elle tentait aussi de le décourager. Sa demande avait l'air de la laisser perplexe, et elle semblait plus préoccupée par l'idée de gâcher que par celle des bénéfices que cela pourrait lui rapporter. Il prit cela comme une curieuse marque d’honnêteté - à moins que ce ne soit de la stupidité ?

- Je ne veux pas t'acheter des kilomètres de tissu, expliqua-t-il, renonçant définitivement au vouvoiement. Cela ne marchait apparemment pas avec Lawena.
- Je veux t'acheter la promesse que tu n'en vendras à personne d'autre.
Il s'adossa dans son fauteuil, pensif. Oui, les choses étaient sans doute plus claires formulées ainsi. Quoiqu'il ne cracherait pas sur quelques ballots de tissu. Il était sûr que sa famille saurait en tirer profit au Gué, loin des yeux de Chiara.

A propos de Chiara, quelque chose dans les paroles de la fille l'avait intrigué. Elle disait que c'était lui qui n'avait pas envie de voir la couleur sur une autre. Qu'avait-elle voulu dire par là ? Était-ce juste pour se moquer de lui ? Avait-il l'air d'un amoureux transi ? 
Curieux, il se pencha en avant et lui demanda pourquoi elle avait dit cela.

Vaillant haussa les épaules, contrarié. Dit comme ça, c'était évident. C'était lui qui était venu, et pas Chiara. Lui qui avait initié l'échappée, proposé la robe, lui qui l'avait embrassée, lui qui avait tout gâché pour finir. Après ça, pas étonnant que ce soit lui qui courre après Chiara. L'honneur était sauf - si tant est que l'on évite de considérer ce pour quoi il tentait de se racheter.

En parlant d'acheter, la fille n'avait vraiment pas envie de conclure l'affaire. Il n'avait jamais vu une commerçante s’embarrasser d'autant de scrupules. Ne voulait-elle pas de son argent ? Ou souhaitait-elle faire monter la mise ?
Vaillant savait négocier, même s'il s'en jugeait indigne. Mais il était aussi indigne de se faire plumer. Juste aurait été plus doué que lui dans cette situation. Lui trouvait que ces soucis de sous manquaient cruellement de grandeur. Enfin...

- Qu'est-ce que tu veux ? demanda-t-il à Lawena.
Qu'elle annonce la couleur, pour ainsi dire ! Celle de l'argent viendrait sans doute à bout de ses réticences. L'appât du gain n'était-il pas le principal moteur du genre humain ?

Tout ça commençait à devenir un peu trop compliqué. Il était venu acheter du putain de tissu, par El ! C'était pas simple, ça ?

Il posa ses doigts sur ses yeux et tâcha de se calmer. La teinturière le mettait à nouveau dans tous ses états. C'en était fini de leur brève trêve, la lutte des classes était de retour. Avec une bonne dose d'hypocrisie. Vaillant était à moitié sûr que la fille comprenait très bien ce qu'il lui demandait, mais feignait l'ignorance pour faire monter les prix. Eh ben, c'était réussi ! Il en avait assez de pinailler.

- Arrête ton char avec tes grands et tes petits ! T'es la première à pas respecter ça, lâcha-t-il, exaspéré.
Elle se posait en victime, elle la pauvre "travailleuse de ses mains" ! Parce que lui, il ne faisait rien peut-être ? Parce qu'il ne s'était pas déplacé jusqu'ici pour lui proposer un paquet d'argent ? Mais elle faisait la fine bouche avec ses pauvres mains écorchées et sa soit-disant stupidité. Ça ne l'avait pas empêché de le traiter d'égal à égal quand il était arrivé !

Il expira longuement et proposa, avec douceur mais fermeté :
- Oublie la promesse. On va dire ça : dès que tu produiras à nouveau du tissu doré, je serai le premier à te l'acheter, d'accord ? Premier arrivé, premier servi. C'est la règle ! Je vois pas pourquoi tu vendrais cette vieille bique des Elégantes plutôt qu'à moi. J'achète d'abord et je paie plus cher. Marché conclu ?

Il hésita à lui tendre la main. Il avait trop peur qu'elle le ridiculise encore une fois.

A partir du moment où la fille accepta, Vaillant trouva ses propos plus drôles et le ciel plus lumineux. Il rit ouvertement à l'idée de la vieille couturière changée en chèvre, et se leva de sa chaise tout ragaillardi. L'affaire était conclue. Pas dans les détails, ni sans aucune garantie, mais c'était assez pour aujourd'hui.

- Le thé, non... répondit-il.
Il faillit lui demander si elle n'avait pas quelque gnôle, puis se rappela qu'elle ne l'avait pas invité à entrer, et n'avait sans doute pas envie de le voir chez elle. Affaire conclue ou pas, c'était une femme, elle vivait seule ou avec sa petite famille dans cette maison minable... il comprenait qu'elle veuille préserver son intimité. Mais il n'avait pas envie de rester assis dehors. C'était pas jouasse, et il commençait à se refroidir.

- Si on allait plutôt boire un coup au Bourg ?
Il se dirigeait déjà vers son cheval. Il avait hâte de retourner à la civilisation.

- Superbe... répéta-t-il du bout des lèvres.
Voilà qui lui plaisait bien !
- Pas loin, c'est Vaillant. Faut bien l'être un peu pour traiter avec une fille comme toi ! reprit-il en riant.

Arrivés devant Assaut, la fille en question fit moins la fière. Est-ce qu'elle ne savait pas monter, ou bien jouait les mijaurées ? A son tour il n'allait pas la ménager. Il enfourcha avec un grognement son grand alezan, et répondit :
- C'est fini pour moi de courir, et donc d'être galant... Mais je te ferai une petite place à l'arrière.

Il lui tendit la main et libéra l'étrier.
- Tu mets ton pied là et tu passes ta jambe de l'autre côté... à moins que tu veuilles monter à l'amazone comme "les dames" pour pas froisser ta belle robe !
C'était à son tour de s'amuser, et il ne s'en cachait pas.

Vaillant acquiesça aux paroles de Lawena. C'était Étoffe, oui, puisque la vieille couturière se nommait ainsi. Qui d'autre aurait pu lui indiquer ce trou ? La fille elle-même reconnaissait que l'odeur des cuves faisait fuir les visiteurs !

Celle-là, on se savait pas d'où elle sortait (ou plutôt si, vu le tatouage qui marquait son visage), mais c'était un sacré numéro ! Vaillant éclata de rire lorsqu'elle minauda, si l'on pouvait appeler ça minauder. Avec ses grimaces, son accent et sa mise brouillonne, elle était aussi éloignée des dames de la noblesse qu'une grenouille de l'hirondelle.

- T'as encore du boulot ! Faut pas croire, mais c'est tout un art, plaisanta le jeune homme en attrapant la main de la teinturière pour l'aider à monter.
Ce qui ne l'empêcha pas de continuer à maugréer. Cette fille ne s'arrêtait donc jamais de parler ? Voilà qu'elle se moquait d'elle-même !

- Tu t'accroches à moi, répondit Vaillant en lançant Assaut au trot.
Puis il se dit qu'il allait un peu rudoyer Lawena, après tout ce qu'elle lui avait fait subir ; et lança son cheval au petit galop, ricanant intérieurement. Il ne serait pas le seul à souffrir !

- T'es si pressé qu'ça ? Non parc'que, y'a p't-êt' pas b'soin d'aller si vite, si ? couina la fille.
Vaillant eut un sourire de crocodile.
- c'est pour faire gonfler tes cheveux comme ceux d'une vraie dame ! répondit-il, continuant leur petit jeu.

Mais il avait bien compris que la teinturière n'était pas rassurée et que la plaisanterie avait assez duré. Avec tous les efforts qu'il avait fait pour parvenir à cet accord, il n'allait pas tout gâcher par esprit de revanche. Il tira sur les rênes d'Assaut, mais la fille était crispée sur son dos, et le cheval resta au galop.

- Il va pas s'arrêter sur tu serres les jambes comme ça, dit-il avec indulgence.
La monte était dans son éducation un tel b.a.-ba qu'il avait l'impression de lui apprendre à lire. Quoiqu'elle ne savait peut-être pas lire non plus !

Lawena finit par se détendre, et leur allure décrut. Au trot, puis au pas, ils rejoignirent paisiblement les premières maisons du Bourg, la première taverne du Bourg, pour sceller leur accord. Un accord en or.