Jordken touillait son ragoût avec une moue dubitative. Le lapin cuisait bien mais les baies avaient explosé, donnant au plat une couleur groseille qui évoquait la viande crue. Il s'en serait bien tenu au lapin au lapin, comme à son habitude, mais Kristen voulait sans doute quelque chose d'original pour son invitée surprise.

Il les entendait parler à voix basse quelques mètres plus loin. Dans la maison d'été, il n'y avait pas de séparation entre la cuisine et le salon, pas de pièces à proprement parler, à l'exception de leur chambre. Seul un rideau coloré, destiné à cacher le bazar des gamelles mal rangées, le séparait des deux femmes. Kristen, son épouse, l'Oblat de son peuple ; et Elke, musicienne de passage et amie d'Aksel.

Il n'y avait pas besoin d'être supérieurement intelligent pour comprendre que c'est d'Axsel qu'elles causaient. Il le sentait au ton de leur voix, grave et voilé. L'état de son beau-frère ne s'était pas amélioré depuis la dernière visite d'Elke. Au contraire, il était si mal qu'on se demandait même s'il allait passer l'hiver. Jordken s'était fait une raison, mais ce n'était pas le cas de Kristen. Elle avait tenu à prévenir personnellement la musicienne, en l'invitant à souper dans leur foyer. De manière informelle, rien que tous les trois.

Pourtant ils étaient deux quand Jordken arriva avec le plat. De Kristen, plus de trace. Où s'était-elle évaporée ? Aux cabinets ?

Il posa lourdement la gamelle sur la table et interrogea l'autre femme du regard.

À peine arrivée à Jhaampe après sa tournée d'été, Elka avait été convoquée par l'Oblat en personne. Enfin convoquée, le mot était peut-être mal choisi. Kristen l'avait aimablement conviée à dîner en famille, sans aucun doute pour lui donner des nouvelles d'Aksel. D'ordinaire, sa première visite après avoir posé ses paquets aurait été pour lui, mais leur guide l'avait prise de vitesse avec cette invitation.

Malheureusement, à peine un pied dans la maison d'été du couple, elle avait compris à la mine de l'Oblat que les nouvelles étaient mauvaises. Leur conversation ne fit que confirmer ce qu'elle avait pressenti. L'état d'Aksel n'avait fait que se dégrader au cours de l'été, lui expliqua Kristen. Elke sentit son coeur tomber comme une pierre dans son estomac. Elle avait été heureuse de retrouver Jhaampe et ses amis, mais à présent la crainte lui nouait les entrailles.

Elle se força à rester calme et maîtresse de ses émotions pour promettre à l'Oblat qu'elle irait voir Aksel dès le lendemain et passerait l'hiver à ses côtés s'il en exprimait le souhait. La décision avait été prise dans son coeur avant même qu'elle en eut vraiment conscience. Que n'eut-elle pas fait pour soulager un peu les souffrances du jeune homme ?

Un coup léger à la porte interrompit leur discussion alors qu'elle touchait à sa fin et le visage inquiet d'un compatriote apparut dans l'entrebâillement. Ils échangèrent quelques mots à voix basse puis Kristen revint s'excuser auprès de son invitée avant de filer. Tout s'était passé si vite, qu'Elke en resta comme hébétée. Elle se retrouvait seule avec Jordken, l'époux de l'Oblat qui la terrifiait. Enfin là encore, le mot était peut-être un peu fort, mis il fallait bien avouer qu'il n'était pas des plus faciles d'abord.

Voilà pourquoi elle se retrouva comme une idiote face à un Jordken interrogateur qui venait de poser un plat odorant sur a table dressée pour trois. Elle rougit et bafouilla quelques mots avant d'inspirer profondément et de se reprendre pour tenter de s'expliquer avec clarté.

- Je suis désolée. Kristen a été appelée au chevet d'un homme. Je... Je n'en sais pas plus, je suis navrée.

Empourprée et mal à l'aise comme si elle n'eut pas du se trouver là, elle serra ses mains devant elle convulsivement.

- Je peux vous laisser si vous préférez reporter... Je ne veux pas vous importuner...

Que Chranzuli lui vienne en aide, elle devenait complètement idiote devant le mari de l'Oblat. Il l'impressionnait tellement qu'elle perdait tous ses moyens. Il avait l'air tellement... bourru.

Jordken était furieux. Pas que Kristen soit partie - enfin, pas tant - mais qu'elle ne lui ai rien dit. Comme s'il ne valait même plus la peine de le prévenir qu'elle pouvait disparaître d'un moment un autre. Pour sûr, il commençait à avoir l'habitude... sans s'y habituer vraiment. Enfin ! Elle n'était sans doute partie que pour un petit moment.

Toujours est-il qu'il se retrouvait avec son amie sur les bras. Il ne savait pas y faire avec les invités, mais la jeune femme avait l'air encore plus embarrassée. A tel point qu'il se demanda si elle avait peur de lui. Avait-il l'air si rustre, pour qu'elle tente ainsi de fuir ? Il devrait peut-être effacer cette moue mécontente de son visage.

- Il y a du lapin, dit-il simplement.
En proportion abondante, le lapin exigeait la fidélité des convives.

Armé d'une grosse cuillère en bois, au manche sculpté en forme de blaireau, il servit la musicienne sans lui demander son avis. Elke se retrouva face à un petit monticule de viande au fumet fameux en dépit de l'aspect. Elle n'avait que la peau sur les os, il fallait bien qu'elle mange ! Qu'elle prenne des forces pour nourrir sa voix.

Jordken s'installa et commença à manger goulûment. Au bout de quelques minutes d'un silence que seuls les autres trouvaient pesant, il parut se rappeler de quelque chose et se tourna enfin vers son invitée.

- Où êtes vous allée depuis l'hiver dernier ? demanda-t-il, ses yeux sombres luisant d'un réel intérêt - voire d'une certaine envie.

Déconcertée par l'attitude de Jordken qui lui annonça le menu pour toute réponse, Elke se glissa sur sa chaise sans prendre la peine de discuter davantage. Avec cette mine, il avait l'air prêt à mordre quiconque le contrarierait. Elle avait compris le message et... Oh bon sang, ça sentait divinement bon ! Elle avait déjà mangé du lapin, évidemment, il lui arrivait d'en attraper quelques-uns au cours de l'été avec ses collets. Mais jamais les siens n'avaient dégagé ce parfum délicat et épicé.

Aussitôt son hôte assis et son plat entamé, elle fit de même et plongea avec délice dans le ragoût. Qu'une si petite chose puisse dévorer autant relevait du plus pur mystère, mais il en avait toujours été ainsi. Elle dévorait depuis la naissance, restant pourtant désespérément petite et menue. Toujours est-il qu'elle était sans arrêt affamée et d'une gourmandise proverbiale, aussi dévorait-elle avec appétit.

Le silence ne la dérangeait nullement, elle y était accoutumée. Et puis quand elle mangeait, c'était aussi bien. La voix de Jordken l'interrompit cependant et la fit tressaillir entre deux soupirs de plaisir. Elle était si stupéfaite qu'il lui adresse la parole à vrai dire, et qu'il semble réellement intéressé par sa réponse qui plus est, qu'elle faillit parler la bouche pleine. Elle se souvint juste à temps qu'elle n'était pas seule en forêt et déglutit donc avant de prendre la parole posément.

- J'ai fait un grand tour en remontant par le col Venteux avant de descendre vers la vallée aux Ours. Sur le retour, j'ai fait une halte à la Butte-aux-Cèdres et puis je suis revenue vers Jhaampe.

Elle s'empressa de fourrer quelques nouvelles et savoureuses bouchées dans son gosier sans fond et fit descendre le tout avec une grande gorgée d'eau avant de poursuivre avec un petit sourire secret, celui qui lui venait quand elle évoquait ses bons souvenirs de voyage.

- Astrid, fille de Lodgren, et Skugga, fils de Skaad, ont eu un autre fils au cours du dernier hiver. ils en sont à sept et m'ont affirmé ne pas vouloir s'arrêter là !

Elle rit de bon coeur avant de s'interrompre en réalisant à quel point elle devait paraître idiote aux yeux de Jordken. De toute évidence, il se fichait bien de ce couple vivant au coeur d'un alpage lointain. Elle devait l'ennuyer. Elle replongea le ne dans son assiette dont elle voyait malheureusement déjà le fond.

- Le col Venteux... répéta Jordken, la cuillère en suspens devant la bouche.

Il se souvenait de l'avoir grimpé en plein hiver. La glace luisait sous le soleil... Au terme de longues heures d'efforts, il avait contemplé la vallée. Devant ce paysage sauvage, il avait longuement uriné avec un sentiment de paix et de toute-puissance mêlées. Aussi dérisoire soit-il, c'était l'un de ses meilleurs souvenirs. Il avait l'âge d'Elke : c'était il y a longtemps à présent !

- Quand j'ai connu Skugga, il venait d'être papa pour la première fois, marmonna-t-il, nostalgique, tentant d'imaginer cette ribambelle de gosses.
Les deux siens l'avaient suffisamment occupé, mais ils étaient grands à présent. Solvig était souvent en vadrouille et Eirik quittait rarement le confort du palais. Ils avaient déserté la maison d'été...

A cette pensée, il se renfrogna et recommença à manger. Elke elle-même avait piqué du nez dans son assiette. Elle mangeait avec un appétit non feint, cela faisait plaisir à voir. Il la resservit et sourit. L'enthousiasme culinaire de la jeune femme lui ramenait presque sa bonne humeur. Il n'était peut-être pas si mauvais hôte, finalement !

Repu, il faillit lâcher un rot sonore mais se retint au dernier moment. Il passa sa main dans sa barbe pour en faire tomber les miettes égarées, et dit :
- As-tu appris de nouvelles chansons ?
Le tutoiement lui était venu naturellement. Il appréciait son art, mais ne lui avait jamais dit.

Elke cligna des yeux, un rien surprise, puis replongea dans son assiette. Elle avait simplement oublié que Jordken n'avait pas toujours été l'époux calme et casanier de l'Oblat. Il avait un jour été un jeune homme qui était lui aussi parti à la découverte de son pays, tout comme elle. Ce qu'il faisait alors, elle n'en avait pas la moindre idée car elle ne le voyait pas musicien, mais après tout, on n'avait pas besoin d'une activité spécifique comme excuse aux voyages. Elle savait bien qu'il connaissait Skugga, sinon elle ne lui en aurait pas parlé, et pourtant, elle avait été surprise de l'entendre répondre. Curieux. Sans doute était-ce parce qu'elle était tellement impressionnée par lui qu'elle devenait à demi idiote. Elle se força à poursuivre malgré sa timidité, elle devait rester polie.

- L'aîné de leurs fils est sur le point de se marier. Sa fiancée est Inge, fille de Karlstad.

Elle réalisa alors que ce qu'elle venait de dire pouvait ne pas être très agréable pour Jordken qui devait se dire que beaucoup de temps avait passé. Heureusement il souriait quand même et la resservit même. Bonheur suprême ! Elle engloutit la deuxième portion avec autant d'appétit que la première puis s'adossa à sa chaise avec un soupir heureux. Jordken était un cuisinier hors pair, ce qui venait de le faire monter considérablement dans la liste de ses connaissances préférées.

- C'était délicieux, merci.

Il la questionna alors sur son art et un large sourire s'épanouit sur le visage de la jeune fille, toujours ravie de parler musique, poésie, nature.

- Oui, bien sûr ! Voulez-vous en entendre une ?

C'était bien rare qu'elle prenne ainsi la parole pour proposer ses services, mais quand il s'agissait de musique, rien ne pouvait l'arrêter. Elle ne s'était pas le moins du monde formalisée d'être tutoyée, la plupart des gens le faisaient. À vrai dire, les convenances sociales lui échappaient parfois à force de vivre au grand air. Elle prit tout de même la peine de débarrasser la table avant d'aller chercher son instrument qu'elle sortit de sa housse avec des gestes tendres. Elle le caressa quelques instants, comme pour lui dire bonjour, puis commença à jouer et s'accompagna bientôt d'une chanson composée tout récemment au sujet du col Venteux. Comme à chaque fois, elle était transfigurée, elle paraissait comme en transe, touchée par la grâce divine.

Jordken secoua la tête. Il ne connaissait pas Inge et le nom de Karlstad lui était vaguement familier. Perdu dans ses pensées, il la regarda manger comme un petit rongeur affamé. 

- C'était délicieux, merci, dit-elle quand elle eut fini, et il accepta le compliment avec un sourire modeste.

De son côté, elle ne se fit pas prier pour lui jouer une chanson. Il y avait à peine fait allusion qu'elle sautait de sa chaise, kidnappait les assiettes au passage et s'emparait de son luth. Et puis elle commença à chanter.

Jordken la contemplait, bouche bée, quand il réalisa ce que son attitude pouvait avoir de ridicule ou de déplacé. Se reprenant, il étendit ses jambes sous la table et entreprit de bourrer sa pipe. Mais il n'était pas moins attentif...

- C'est tout à fait le col Venteux, murmura-il après quelques instants de silence, quand les dernières notes se furent échappées.

Il avait l'esprit plus léger et le cœur plus lourd. Le feu ronflait dans le poêle et contre toute attente, c'était vraiment une belle soirée.

- Akxel a de la chance de t'avoir, reprit-il en poussant les feuilles dans l'habitable de bois.
Pour la musique, je veux dire, précisa-t-il prudemment, se défendant de tout sous-entendu inconvenant.

Plongée dans sa chanson, Elke ne voyait plus rien autour d'elle. Le monde s'était dissous dans des notes, des sons, des mélodies et des accords. Elle laissa les dernières notes s'éteindre dans le silence de la demeure puis revint lentement au présent et cligna des yeux alors que lui revenait la vision de ce qui l'entourait. Le compliment de Jordken la cueillit par surprise. Il n'aurait pu lui faire plus plaisir qu'en trouvent qu'elle évoquait bien les lieux dont elle parlait dans ses chansons. Son objectif était de faire voyager les gens avec elle, quand elle ne leur donnait pas des nouvelles du reste du monde entendues sur la route.

- Merci, murmura-t-elle, empourprée jusqu'à la racine des cheveux.

Le moment était paisible pourtant et agréable pour elle aussi, même si elle se trouvait seule face à Jordken qui l'intimidait tant. Il la surprit une seconde fois avec sa remarque sur Aksel, même s'il compléta immédiatement son propos dans le but évident de ne pas la mettre mal à l'aise. Elle sourit alors même si son front et ses joues restaient bien rouges.

- Merci. J'aime penser que je peux lui apporter un peu de paix, l'aider à voyager, lui aussi...

Elle souffla et parvint à relever les yeux sur son hôte en souriant avec douceur même si une certaine mélancolie avait envahi son regard.

- Kristen m'a dit qu'il était plus mal encore que lors de mon départ, qu'il... qu'il risquait de ne pas...

Elle ne put se résoudre à achever. Il lui était trop pénible de penser qu'Aksel pourrait disparaître aussi vite, et même disparaître tout court. Dans son esprit, les gens étaient aussi immortels que les paysages qu'elle leur chantait. Refusant de plomber l'ambiance de la soirée avec sa peine, elle se força à sourire bravement tout en caressant le bois précieux de son luth.

- Voulez-vous en entendre une autre ? Ou des nouvelles du pays ?

Le rougissement de la jeune fille était suspect, mais ça n'était pas son affaire. Ce qu'elle faisait pour Akxel, cette musique... c'était bien. Et s'il y avait de l'amour par dessus ça, eh bien... ça n'était pas plus mal.

Quoiqu'elle semblait bien fragile pour s'exposer à une telle perte, songea-t-il en la jaugeant discrètement du regard. Lui-même avait préféré mettre de la distance. Ça n'était pas le cas de Kristen et il voyait les extrémités ou cela pouvait la mener... les mener tous...

La musicienne lui offrit une nouvelle chanson mais Jordken vit bien que ça n'était pas de gaité de cœur. Par politesse, il lui tendit sa pipe, qu'elle refusa, tout comme il refusait d'accepter ce présent forcé.

- On ne connaît pas la cause de son mal, reprit-il en aspirant une première bouffée.
Un petit nuage rosé s'échappa de l'habitacle.
- Mais Aksel est brave. Il n'a pas de haine en lui...

Il estimait beaucoup son comportement. Il lui semblait qu'Aksel était, paradoxalement, le seul à garder la tête froide - celle-là même qui était enfiévrée.

- C'est vrai, approuva sagement Elke.

Aksel était un être dénué de malice, il aimait les êtres par principe, leur accordant à tous la même attention, la même indulgence. Il était serein face à la mort comme face à la vie. Un exemple pour eux tous. Les yeux baissés sur son instrument, elle pinça une corde comme pour ponctuer ses propos, puis se remit à caresser le bois lustré, la mine pensive.

- Partout où je vais, j'interroge les nôtres avec l'espoir qu'un jour quelqu'un me dira avoir été confronté à pareil mal et aura un remède à nous offrir.

Nouveau pincement de corde, une note claire s'éleva, se mêlant aux craquements du bois qui flambait dans l'âtre. Il commençait à faire frais à Jhaampe. Elle songeait parfois à ceux du sud, des autres contrées inexplorées pour eux. Avaient-ils des remèdes plus puissants que les leurs ? Des magies inconnues ? Cet espoir fou habitait son coeur depuis longtemps et elle savait que Kristen, l'Oblat, y songeait également. Il ne lui appartenait pas d'en débattre avec elle cependant. Elle n'avait pas son mot à dire dans des décisions aussi importantes, elle n'était qu'une musicienne itinérante, personne d'important. Levant les yeux sur Jordken, elle lui offrit un sourire sincère, comme une excuse pour s'être perdue quelques instants dans ses pensées.

- Je suis certaine que le remède viendra. Chranzuli ne saurait laisser mourir un être aussi bon et pur.

Car Aksel était sans aucun doute d'une pureté exemplaire. Depuis le temps qu'elle le connaissait, elle ne l'avait jamais vu se laisser aller à de sombres pensées ou à des sentiments mesquins. Ou alors, il ne les exprimait pas. Mais elle ne croyait pas qu'il soit assez faux pour dissimuler de telles choses. Ça se serait vu sur ses traits. S'il était parfois mélancolique, c'était parfaitement excusable compte tenu des circonstances.

- Comment se portent vos enfants ? Biaisa-t-elle pour alléger un peu l'ambiance qui menaçait de s'attrister.

Elle avait croisé les deux enfants de Kristen et Jordken à plusieurs reprises mais ils grandissaient si vite qu'elle les trouvait infiniment différents d'une saison sur l'autre.

Jordken retint une moue sceptique. Rien ne garantissait que l'on trouve un remède, à moins qu'on aille le chercher ailleurs. Toute la médecine traditionnelle des Montagnes avait déjà été mise à profit, sans grand résultat. Que Chranzuli le veuille ou pas. Il avait vu mourir son père, plusieurs hommes généreux (le bûcheronnage était un métier dangereux) et des femmes, surtout en couches. Y avait-il plus "bon et pur" qu'une mère et son nouveau-né ? Pourtant ils y restaient, sans que l'on ai rien pu faire.
 
Il garda ses doutes pour lui, ne souhaitant pas éprouver la jeune fille : l'espoir était le propre de la jeunesse, la foi en l'avenir... Elle-même changea bientôt de sujet, l'interrogeant sur ses enfants. Ses enfants...
 
Pesamment, l'homme se leva de sa chaise et s'éloigna vers la cuisine. Il farfouilla un instant, puis revint avec un plat chargé de gâteaux dorés, qui dataient manifestement de la veille.
- Des roulés au miel, commenta-t-il en les posant sur la table.
Il se réinstalla, tira une ou deux bouffées de sa pipe et se décida à répondre.
 
- Aussi bien que possible. Solvig a à peu près ton âge...
Il se trompait peut-être, mais les deux femmes étaient si dissemblables que c'était difficile à dire. Grande et musclée, sa fille faisait plus que son âge tandis qu'Elke, menue et sensible, paraissait sans doute plus jeune qu'elle ne l'était réellement. Bah, qu'en savait-il ?
- Elle est toujours en vadrouille, à dépeupler les environs.
Cette idée le fit ricaner. Elle chassait tout ce qui était possible et imaginable, s'attaquant désormais aux animaux les plus gros. Ce qui ne lui plaisait pas trop...
 
- Quant à Eirik...
Il soupira.
- Il est comme cette fumée... dit-il en contemplant le nuage rosé, sans expliciter sa pensée.
- Ils ne viennent plus trop à la maison d’été, acheva-t-il, sans parvenir à cacher ses regrets.

Les yeux d'Elke s'illuminèrent à la vue des délicieux desserts. Contrairement à ce que pouvait laisser penser sa corpulence, elle était terriblement gourmande. Chaque retour à Jhaampe était l'occasion de goûter de nouvelles recettes en profitant de l'hospitalité qui lui était si souvent offerte en échange de ses chansons et nouvelles. Elle mordit dans l'une des délicieuses pâtisseries tout en écoutant les nouvelles des enfants de Jordken. Un petit hochement de tête accompagna ses propos. En réalité Solvig était plus jeune qu'elle de quelques années mais il fallait bien avouer qu'à les voir côte-à-côte, on pouvait en douter.

- Il y a toujours un âge où les enfants se détachent de leurs parents, je suppose, répondit-elle doucement.

Le regard un peu vague, elle tentait de se rappeler si elle avait eu ce genre d'éloignement mais en réalité, elle ne les avait pas vraiment quittés avant qu'ils ne meurent. ils avaient été une famille unie et sans histoires, mais elle ne se souvenait pas non plus d'avoir beaucoup ri avec eux. Ils étaient si amoureux l'un de l'autre. Un léger sourire lui revint alors que son regard se fixait de nouveau sur son hôte.

- Il n'est sans doute pas facile de trouver quelle sorte de personne on veut être et d'oeuvrer pour le devenir. Nul doute que vos enfants se rapprocheront de vous et reviendront ici quand ils seront plus sûrs d'eux-même.

La maison était si simple et agréable. Elle-même ne pouvait envisager qu'on n'ait pas envie d'y venir. Elle prit un deuxième roulé au miel et le savoura avec un plaisir évident avant de se lécher consciencieusement les doigts.

- C'est tellement bon... Et votre maison est vraiment agréable. Si je passais plus de temps à Jhaampe, j'en voudrais une exactement comme ça... Quoique je serais sans doute trop dépaysée si je m'installais dans une vraie maison plutôt que sous ma tente...

Voilà qu'une fillette de vingt ans lui faisait des leçons sur la vie ! Bah, il ne pouvait s'en prendre qu'à lui-même. A jouer ainsi les pères aigris. Cela se voyait-il si gros qu'il se sentait délaissé ? Quel portrait il devait offrir à son invitée ! Difficile d'imaginer moins viril qu'un homme d'âge mûr qui se lamentait sur sa progéniture...

Blessé dans son amour propre, il répondit par un grognement aux paroles de la musicienne. Elle aimait sa cuisine et complimentait sa maison, mais elle se lasserait de tout cela en un rien de temps. Elle retournerait bien vite à sa tente et à son col Venteux, avec une pensée attendrie pour ce bon vieux Jordken qui croupissait dans sa cabane !

L'attente soudain devint insupportable. Il se leva et débarrassa à gestes brusques ce qui restait encore sur la table, à l'exception des roulés. La porte grinça et Kristen fit son entrée... L'instant était bien choisi mais le repas terminé.

Sensible aux atmosphères changeantes, Elke comprit bien vite qu'elle avait froissé son hôte et en fut navrée même si elle ne saisissait pas bien comment ni à quel moment. Son grognement la fit tressaillir mais elle ne chercha pas à s'excuser de crainte de remettre de l'huile sur le feu. Désemparée devant sa mauvaise humeur alors même qu'il restait un hôte poli et débarrassait la table, elle se leva, posant autour d'elle un regard un peu perdu. Au moment même où elle s'apprêtait à prendre la fuite après s'être excusée de son mieux, Kristen franchit le seuil de la demeure, la figeant sur place. Elle se mit aussitôt à bredouiller des excuses piteuses.

- Je... Merci... Je suis désolée... Je-Je dois vous laisser... La route a été longue... Merci encore... C'était très bon... Je m'en vais...

Ramassant son luth, elle récupéra sa veste et prit ses jambes à son cou après avoir salué l'Oblat et son époux aussi courtoisement que le lui permettait son affolement. Outre les mauvaises nouvelles d'Aksel, voilà qu'elle avait vexé Jordken ! Dire qu'elle n'était rentrée qu'aujourd'hui à Jhaampe ! La saison promettait d'être longue et riche en émotions.