En sortant du Château, Brume fut surprise de constater que la nuit commençait à tomber. Les heures passées au chevet d'Acuité Loinvoyant, alitée dans sa chambre aux rideaux tirés, avaient fait perdre la notion du temps à la domestique. Frissonnant dans l'air du soir, elle se hâta de traverser la grande cour pour pénétrer dans les écuries chaudes de la présence des animaux.

D'abord réticente à l'idée de quitter la jeune noble, Brume s'était résignée à son sort. Acuité ne trouverait pas la paix sans nouvelles de son cheval ni, surtout, de son précieux faucon. De plus, cela faisait quelque temps que l'assassin cherchait un prétexte de se rapprocher de la maîtresse d'écurie... elle ne pouvait pas laisser passer cette chance de lui parler en privé.
Pas que la Reine lui ait demandé quoi que ce soit à propos de Soudaine, non, mais Brume avait pour mission d'identifier les Vifiers dans l'entourage du Château, et surtout ceux qui vivaient entre ses murs. Et la jeune femme savait que ces gens aimaient travailler au contact des bêtes, pour avoir décelé l'un d'entre eux parmi les employés de Soudaine. Elle savait également qu'une personne aussi importante que la maîtresse des lieux ne pouvait cacher de secrets si importants à la famille royale. Si sa loyauté vacillait, Brume devrait en informer immédiatement la Reine, malgré leurs rapports tendus.
De ses nombreuses heures d'observation, l'assassin n'avait pas pu déduire si Soudaine était effectivement une vifière. Elle avait cependant put constater que la jeune femme était dévouée envers la couronne et ne se dérobait jamais devant ses devoirs.

En pénétrant dans la fauconnerie, Brume se sentit tout de suite mieux. Il faisait sûrement plus chaud auprès des chevaux, mais il faisait tout de même une température beaucoup plus agréable qu'au dehors. Elle avisa un homme qui s'occupait de nettoyer le sol des nombreuses fientes, et se présenta à lui. Elle n'eut pas grand chose à ajouter après avoir annoncé qu'elle venait de la part d'Acuité Loinvoyant : comme tout un chacun, l'employé savait ce qu'il s'était passé dans les bois, le matin même.

Soudaine ne fut pas longue à arriver, et accueillit la domestique avec un grand sourire. Le lui rendant poliment, Brume la dévisagea avec curiosité. Même après l'avoir observée attentivement à plusieurs reprises, elle était toujours surprise de la vitalité de cette femme. Suite à un geste de sa part, l'assassin lui emboîta le pas.

- Bonsoir, maîtresse d'écurie, répondit protocolairement Brume. Je vous remercie de m'accorder un peu de temps en cette heure tardive. Dame Acuité s'est réveillée il y a peu de temps, et elle tenait absolument à avoir des nouvelles de son faucon, ainsi que de son cheval. Ils lui sont effectivement très chers... Quant à son état, eh bien, elle était encore assez faible quand je l'ai quittée, mais elle s'en remettra bien, elle est plutôt solide.

La domestique ne souhaitait pas révéler à son interlocutrice ses inquiétudes réelles au sujet de l'état d'Acuité. La jeune femme était bien plus meurtrie en son cœur que le ne laissaient paraître ses blessures...

Tout à coup, Soudaine s'arrêta devant une grande volière. A l'intérieur se tenait le faucon d'Acuité, posé sur une branche épaisse, les plumes ébouriffées. Sa tête était à demi tournée vers son aile, comme si l'arrivée des deux femmes venait tout juste de le réveiller.

- Va-t-il bien ? s'inquiéta Brume.

Le volatile était à l'ordinaire aussi énergique que sa maîtresse. Troublée, la domestique avait tout oublié de sa mission auprès de Soudaine.

Soudaine fut légèrement troublé par la façon dont la servante la fixait, comme si elle était surprise qu'elle ait accepté de l'accueillir. Peut-être n'avait-elle pas l'habitude des gens aimables ? La maîtresse d'écurie ne fit cependant aucune remarque et se contenta d'ouvrir la volière avec précaution, après avoir saisi un des gants qui pendaient à une poutre. Elle l'enfila puis d'un bref contact mental, invita la bête à venir se poser sur son poignet. Le faucon termina de secouer ses plumes, un peu surpris par cette entrée, puis sembla comprendre ce que Soudaine attendait de lui.

La femme prit toutefois soin de sortir une récompense de la sacoche pendant à sa ceinture, décidant l'animal à la rejoindre d'un battement d'aile et masquant ainsi son vif - plus par habitude que par inquiétude.

Puis elle se tourna légèrement vers la servante, lui souriant à nouveau. L'oiseau était occupé à manger le morceau de viande séché, ses serres fermement placées autour des doigts gantés de Soudaine.

« Comme vous pouvez le constater, il se porte très bien. Sans doute a-t-il tourné quelques heures à la recherche de sa maîtresse avant de revenir ici, mais il n'était que fatigué et non blessé. »

La maîtresse d'écurie releva les yeux de la bête, scrutant les traits de la jeune servante. Elle se rendit compte qu'elle n'avait même pas son prénom en tête. Malgré ses apparences joviales, tisser des liens au sein du château n'était décidément pas son point fort.

Brume regardait la maîtresse d'écurie officier, muette. Les gestes étaient précis, assurés, et le faucon ne tarda pas à réagir. Alertée, la servante ne manqua pourtant pas de constater le morceau de viande qui, tout autant qu'un éventuel contact mental, avait pu attirer le volatile.
Evidemment. Si Soudaine était vifière et si ce secret avait résisté à une semaine d'observation, ce ne serait pas par hasard qu'il serait découvert. Il fallait forcer la chance.

Brume hocha la tête lentement aux paroles de la femme. Elle était sincèrement contente du sort du faucon, qui ne manquerait pas de rassurer Acuité. La jeune fille en avait plus que besoin, après ce qu'elle avait vécu.

Alors que des mêmes mouvements pleins d'assurance Soudaine replaçait l'oiseau dans sa cage, la servante murmura, comme pour elle-même :
- Quelle aisance...
Puis, plus fort :
- Quelle aisance, vraiment ! Vous a-t-il toujours été aussi facile de manipuler les rapaces ? Leurs serres sont terrifiantes... Et si malgré leur dressage ils se posaient plus haut que le gant ?

Ces questions innocentes, posées avec un enthousiasme presque juvénile par la petite brune, auraient le mérite de ne pas attirer l'attention de la maîtresse des lieux. Seraient-elles suffisantes ? L'assassin en doutait, mais feindre ce caractère ouvert et naïf pourrait par la suite s'avérer déterminant.

Un sourire flatté naquit sur les lèvres de Soudaine. Les oiseaux n'étaient pourtant pas les animaux avec lesquels elle se sentait le plus confortable, loin de là, et le fait qu'une servante lui fasse un tel compliment lui redonna une confiance en elle dont elle manquait certains jours. Qui n'aurait pas apprécié être admiré par une quasi inconnue ?

La maître d'écurie posa un regard presque bienveillant sur la jeune femme. Sa légère mauvaise humeur de fin de journée s'envola, la fatigue pour un instant mise de coté, et elle tâcha d'expliquer son avis à la servante. Un peu de conversation normale de temps en temps ne faisait de mal à personne.

« C'est une possibilité, de la même manière qu'un cheval peut ruer même une fois parfaitement dressé. Le risque zéro n'existe jamais avec les animaux... » Même pour les vifiers, songea-t-elle à part. « Il faut donc être prêt à toute éventualité, sans pour autant laisser la peur prendre le dessus ; sentir que vous êtes effrayée les panique, et c'est à ce moment là que l'accident arrive. »

Avenante, Soudaine répondit avec chaleur à la question de l'assassin. Celle-ci acquiesça en souriant, déçue et satisfaite à la fois. Elle n'avait que peu d'occasions de se lier, et Acuité Loinvoyant était la seule personne qu'elle aurait pu appeler son "amie" – si leurs différences sociales le lui autorisaient.
Même si son enthousiasme était en partie feint, Brume était donc sincèrement contente que la femme y ait réagi positivement.

Ayant rappelé à Soudaine qu'elle désirait également voir Robuste, la servante lui emboîta le pas dans le dédale de paille et de fourches qui constituait son royaume. Chemin faisant, elle poursuivit, toujours pleine d'entrain :
– Donc, si je comprends bien, pour bien se débrouiller avec les animaux il faut être confiant et posséder de bons réflexes. Y a-t-il encore d'autres secrets ?

Et si le mot paraissait tout à fait anodin dans de telles circonstances, il avait pour Brume un sens beaucoup plus profond. Cependant, elle commençait à douter du bien-fondé de ses questions : rien dans l'attitude de la maîtresse d'écuries ne dénotait son appartenance aux Vifiers. En conséquence, l'assassin décida qu'elle continuerait malgré tout ses questions jusqu'à la fin de l'entrevue, puis rédigerait son rapport – négatif, selon toute vraisemblance – à la Reine en soirée.

D'autres secrets ? Soudaine se tendit légèrement, une réaction à peine traduite par le tressaillement de sa mâchoire. Seul un œil attentif aurait pu le percevoir. Elle se reprit aussitôt, remplaçant l'inquiétude par un sourire jovial. Un questionnement aussi poussé, de la part d'une simple servante, la rendait méfiante mais elle se reprocha durement d'être aussi paranoïaque. La prudence lui en coûtait beaucoup, y compris l'absence d'amis proches autres que sa famille. Autrefois proche de la cour royale, elle avait vite compris que sa survie dépendrait de sa discrétion. L'isolement était un effet secondaire inévitable...

Mais rien ne prouvait que Brume ait d'autres intentions que de s'informer. Quelques mots ainsi jetés n'avaient sans doute pas le sens que Soudaine leur donnait. La maître d'écurie adressa cependant un regard curieux à la servante, cherchant dans son attitude un second sens à ses paroles. Elle tâcha de croiser son regard en répondant.

« Bien sûr qu'il y a d'autres secrets, tous les professionnels en ont. »

Elle se détourna à peine ces mots furent-ils prononcés, offrant toute son attention à Robuste. Le cheval était persuadé qu'elle lui amenait le grain, et quand en tendant son esprit vers le sien il comprit que ce n'était pas le cas, il recula dans son box en soufflant.

Soudaine espéra que ses mots avaient déstabilisé la servante, surtout si elle était réellement là pour se renseigner sur la maître d'écurie. Elle lui jeta un coup d’œil en biais, guettant une réaction, puis ouvrit la stalle pour venir flatter l'encolure du bai.

« N'est-ce pas, Robuste ? »

Même si elle était toute persuadée que Soudaine n’avait rien à voir avec ces vifiers, l’assassin restait sur le qui-vive – un réflexe plutôt qu’une décision consciente, en vérité. La brusque tension qui agita la maîtresse d’écuries ne lui échappa pas, mais Brume savait que cela ne voulait rien dire d’alarmant : un peu trop d’argent dépensé à l’alimentation des bêtes, des heures passées à veiller des animaux jugés condamnés… Soudaine pouvait avoir de nombreux secrets qu’elle ne veuille pas partager avec une servante de passage sans que cela concerne une quelconque magie.

Les réflexions de Brume s’arrêtèrent quand Soudaine lui donna sa réponse, et elle tâcha de prendre un air aussi bonhomme que possible. La maîtresse d’écuries commençait à avoir des doutes, et il était temps de clore cet entretien. De toute façon, Robuste avait l’air en parfait état, juste un petit peu plus nerveux qu’à l’ordinaire.
Alors Brume fit son plus joli sourire à Soudaine, la remercia pour son temps à l’assura que sa maîtresse saurait s’en souvenir. Qu’ajouter de plus ? Rien, à l’évidence. Serrant une nouvelle fois sa fine cape contre elle, l’assassin s’en retourna vers les appartements d’Acuité en songeant à ses propres secrets.

FIN