Acuité avait quitté la chambre de Brun à pas de loup. Elle n'en revenait toujours pas de l'instant qu'ils avaient partagé, et avait précautionneusement placé les souvenirs de ce partage dans un coin de son cœur, où Brun prenait déjà beaucoup de place. Le toucher de ses mains, le goût de sa bouche, les mots prononcés, autant de petits détails qui lui faisait monter le rouge aux joues. Elle était entré chez le Maître d'Armes adolescente et en était ressortie femme.
Désespérément amoureuse de lui depuis une année, elle vivait leur union comme une consécration, imbibée d'alcool de son côté mais peu lui importait. Elle était heureuse, et parcourrait les couloirs du château endormi, le coeur léger. Dans quelques heures, Castercelf s'éveillerait et afficherait les couleurs du départ. Brun chevaucherait aux côtés de Vainqueur jusqu'en Rippon, et bien que leurs chemins prennent la même direction, elle ne le reverrait pas.
Il lui manquerait terriblement, encore plus à présent qu'ils étaient plus intimes. Mais ce n'était peut-être pas un mal, s'ils étaient restés, elle se serait rendue dans sa chambre chaque soir, c'était une certitude.
Il n'aurait pas apprécié. Et cette pensée lui arracha un sourire.
Cette nuit-là au moins, à sa façon, il l'avait un peu aimé. Et c'était bien plus qu'elle n'osait espérer.

Une fois de retour dans sa chambre, elle acheva de préparer ses affaires, et retira le baluchon planqué derrière son armoire dans l'attente de ce jour.
Elle en sortit une livrée appartenant aux Archers de l'armée, gentiment dérobé par Alidel, son complice dans ce plan.
Elle retira sa robe, et la plia soigneusement avant de la ranger dans son coffre. Avec tendresse, elle la caressa du bout des doigts l'étoffe lourde de souvenir.
Après s'être habillée avec ses nouveaux vêtements, elle enfila ses bottes en cuir souple, il était temps à présent.

Elle s'avança vers son arc, et attrapa la dague que son père lui avait donné avant son départ de Béarn. Regroupant tous ses cheveux dans une seule main à l'arrière de son crâne, elle y glissa sa lame et trancha les boucles blondes.
Les mèches courtes retombèrent sur ses joues, avec une drôle de sensation de légèreté. Ainsi, personne ne la reconnaîtrait.

Son trophée, toujours entre ses mains, elle le glissa dans un petit sac de toile qu'elle rangea dans une cassette pleine d'argent. A ces côtés gisait une lettre, destinée à Brume.
où étaient écrit simplement ces mots :

"Brume, ma plus fidèle servante, mon alliée de tous les jours dans cette forteresse désolée. Si je prends la plume, c'est pour te signaler mon départ car tu es la personne en qui j'ai placé toute ma confiance. Tu te doutes bien de ma destination j'en suis sûre, tout comme je suis certaines que tu comprends pourquoi.
Dans la cassette, il y a de l'argent à profusion, et peut-être qu'un jour, je te contacterais car j'en aurais besoin, mais d'ici là, si tu en as toi-même la nécessité sers toi je t'en prie.
Adieu donc et merci,

Acuité Loinvoyant"

La dague regagna sa place à sa ceinture, son carquois celle dans son dos ainsi que son arc et elle sortit de ce qui fut sa chambre, sans un regard en arrière.
Sa mère serait inconsolable, son père la déshériterait surement, mais il était temps qu'elle pense à elle seule, et que ses désirs passent avant ceux des autres. Elle souffrait dans une vie de château depuis 18 ans, l'aventure lui tendait à présent les bras.
Elle voulait protéger son pays, protéger son cousin et l'homme qu'elle aimait, et elle savait, en être autant capable que n'importe quel autre soldat, sinon plus.

Elle rejoignit Alidel en se faufilant entre les premiers éveillés. Il l'attendait au détour du champs de tir. Et ensemble, ils attendirent que les autres archers se regroupent et rejoignent les rangs. Rapidement, dès les premiers rayons de soleil, la cité devint une ruche bourdonnante.
Son capuchon abaissé sur sa tête, elle marchait aux côtés de ceux qui deviendraient ses compagnons de Guerre. La foule en liesse les encourageait, et l'atmosphère était chargée d'émotion. Les larmes, les cris, les rires, tout se mêlait chez les habitants de Castelcerf, qui n'avait pas connu de Guerre depuis trop longtemps.
Son coeur battait à tout rompre et l'adrénaline dansait dans ses veines.
Elle n'était plus Acuité Loinvoyant, elle n'était qu'une archère comme les autres, peut-être un peu plus douée, et après avoir remarqué sa place vide sur l'estrade, elle accéléra le pas pour mieux quitter la ville autant que sa vie.

Clément n'avait pas bougé de ses appartements, mais avait tout de même consenti à ouvrir l'une de ses fenêtres, pour regarder passer le défilé. Pas que la chose ne le réjouisse, mais c’était une si grande part des habitants de Castlecerf qui s'en allait vers la frontière Chalcédienne, qu'il ne pouvait faire mine de l'ignorer. Encore que, si ça n'avait été que de simples soldats, sans autre talent spécifique que celui de manier leurs morceaux de métal ou de bois... mais non, parmi ces troupes que le roi entraînait dans cette folle équipée, il y avait des Artiseurs. Le Clan, son Clan, qui avait déjà assez de mal à garder son unité quand tous se trouvaient à Castlecerf. Et plus d'un de ces élèves à peine formés, qui avaient rejoint les rangs des militaires avec la bénédiction de leur souverain.
Quel gâchis...
Combien reviendraient ? Et parmi ceux-là, combien seraient récupérables ? Clément ne doutait pas que Vainqueur pousserait tout ce petit monde à des utilisations indues de la magie royale. Ils n’étaient pas prêts. Il y aurait des accidents, forcément. Le vieil homme soupçonnait le Loinvoyant couronné d'en être partiellement conscient, ce qui n'arrangeait rien. Et s'il avait fermement indiqué qu'il ne se joindrait pas aux troupes, il se demandait maintenant si cela n’était pas une erreur. Une fois parti, Vainqueur n'aurait plus personne pour lui rappeler que l'Art n'est pas un jouet, et que toutes les manières de l'utiliser ne sont pas bonnes. Sans doute en profiterait-il, corrompant par la même occasion les jeunes Artiseurs en formation qui l'accompagnaient.
Un bien grand gâchis.
Mais le vieil homme pouvait encore moins accompagner le roi, cela aurait semblé une manière de cautionner des actes auxquels il n'avait cessé de s'opposer, en vain. Non, et s'il devait entreprendre un tel voyage, ce ne serait pas en direction de la frontière chalcédienne, il le savait bien. Quand tous seraient partis depuis des lunes, que lui resterait-il, Artiseur sans Clan, maître privé de la plus grande part de ses élèves, conseiller sans roi ? Certes, sa présence avait aussi pour but de servir de relais à la capitale, et de permettre aux nouvelles de circuler plus vite qu'aucun coursier entre le camp de Vainqueur et Castlecerf. Mais cela suffirait-il à le retenir ?
Un soupir, et Clément se détacha de sa fenêtre, dont il referma les battants derrière lui en songeant à tous ceux qui ne reverraient jamais les murs de la citadelle des Loinvoyant. Triste gâchis, oui.