Brume se hâtait dans les couloirs secrets du Château. Elle avait pris un chemin détourné pour parvenir aux appartements de sa Reine, ayant vu son accès principal obstrué par une gigantesque toile d'araignée. Les arachnéides ne faisait pourtant pas peur à la jeune femme, non, mais elle préférait arriver à son rendez-vous propre et non couverte de saletés. C'est pourquoi elle pressait le pas pour arriver à l'heure, tout en espérant que son mentor, l'ancien assassin royal, ait déjà emprunté ce passage devant Bienséance. Il ne faudrait pas qu'elle saute au plafond en la voyant arriver ou, pire, qu'elle ait placé un meuble sur la trappe.

Bienséance... L'assassin éprouvait un sentiment ambigu à l'égard de sa Reine. Elle la servait sans faillir depuis dix ans maintenant, mais cette dernière année avait été sans conteste la plus difficile. La Souveraine ne la convoquait plus que rarement, et restait souvent réservée sur les motifs de ses missions. Il ne restait plus à Brume qu'à espérer que, cette fois-ci, elle daigne la conserver plus de dix minutes dans ses appartements, le temps qu'elle avait mis à lui confier l'empoisonnement du Maître d'Armes lors de la Grande Mêlée, quelques jours auparavant.

Avec un soupir, la jeune femme déverrouilla le mécanisme. Elle souleva le panneau qui se mit à gémir de protestation, ce qui au moins eut le mérite d'annoncer sa venue. Elle monta les quelques marches qui s'offraient à elle tout en maintenant la trappe bien ouverte, et prit enfin pied sur le parquet en bois ciré du salon privé de la Reine.
Brume jeta alors un coup d’œil circulaire pour englober la pièce. Elle nota au passage l'attitude neutre de Bienséance, qui maîtrisait parfaitement sa surprise si surprise elle ressentait ; l'horloge murale, qui lui indiqua qu'elle était à l'heure ; les deux fauteuils et les biscuits, qui laissaient présager une toute autre entrevue que la fois passée ; la carte dépliée et les livres sortis, comme si la Souveraine allait l'envoyer au loin ou la consulter sur une affaire ; l'écharpe, qui... n'avait pas été rangée ? Cela ressemblait si peu à Bienséance que l'assassin arrêta son inventaire soigneux du salon et se tourna de nouveau vers son occupante.

- Ma Reine, murmura Brume en plongeant aussitôt dans une profonde révérence.

La Souveraine allait-elle de nouveau rompre leur rituel ou bien le reprendre comme à l'accoutumée ?

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Quelques secondes de silence suivirent, puis la formule rituelle fut prononcée.
Brume en était soulagée. Les rapports avec sa Reine étaient de plus en plus complexes, ces temps-ci, et cette marque de stabilité était plutôt rassurante. La dernière entrevue avait été déconcertante, voire décourageante. A quoi bon servir une personne qui n'a aucun intérêt pour vous ? Même si elle éprouvait toujours un respect mêlé de crainte à l'égard de Bienséance, l'assassin s'était habituée aux marques d'affection qu'elle lui prodiguait parfois, tels ces gâteaux sur la table, et elles faisaient partie intégrante de leur relation. Elle ne voulait pas imaginer leurs rencontres telles qu'elles seraient sans ces petits gestes : sèches, froides, tendues, avec le permanent rappel du pouvoir absolu de l'une sur l'autre.

Brume se redressa sur un geste de la Souveraine et s'assit en face d'elle sur le fauteuil désigné.

- Encore une fois le royaume a besoin de vos talents, déclara Bienséance en regardant fixement son assassin. Mais avant toute chose, j’attends votre rapport sur la dernière mission que je vous ai confiée, concernant sir Braveterre.

On y était. Le rapport. D'ordinaire, la jeune femme n'avait aucun souci avec cela, étant dotée d'une excellente mémoire et d'une bonne capacité de synthèse, que son mentor avaient entraînées des années durant. Mais cette fois-ci...
Cette fois-ci Acuité est impliquée, songea-t-elle amèrement. Acuité et l'amitié entre elles, que Brume venait tout juste d'accepter. Acuité et son secret, que Brume désirait protéger de tous et même de sa Reine. La jeune noble souffrait assez, elle n'avait nul besoin que Bienséance vienne lui faire la morale ou bien suggère à son père un parti pour la marier avant que la rumeur ne se répande.

L'assassin se rendait bien compte que ses pensées frôlaient la trahison. Depuis qu'elle avait surprit la Béarnaise avec le Maître d'Armes dans l'infirmerie du Tournoi, depuis qu'elle s'était rendue compte le même jour à quel point elle comptait pour elle, ces réflexions ne cessaient de la tourmenter.
Que ferait-elle si la Souveraine lui demandait un rapport de sa mission ? Dire la vérité, et exposer Acuité ? Ou bien mentir, omettre le fait, et trahir la personne qui lui avait sauvé la vie et lui manifestait une certaine attention depuis son enfance ? Elle n'avait pas pu se décider, déchirée par ce dilemme.

Il fallait parler. Brume trancha la question, portée par son instinct. Elle se leva, inclina sa tête respectueusement, et parla.

- Ma Reine, je viens rendre compte.

L'assassin raconta tous les détails relatifs à sa mission depuis sa sortie du salon de Bienséance, comme à son habitude. Pourquoi elle avait choisi le poison, et pourquoi celui-ci. Comment elle avait réglé les détails pratiques avec Blanche. Comment elle s'était débrouillée pour empoisonner l'arme de Brun au nez et à la barbe du responsable. Comment il était tombé au combat, exactement comme elle l'avait prévu.
Brume ne doutait pas que la Reine avait déjà eu vent d'une bonne partie de son discours, mais elle n'omettait rien. Pour l'instant.

- Alors, j'ai regardé autour de moi, poursuivit-elle. L'attention de la foule était rivé sur Messires Vaillant et Saphir, et personne n'a semblé avoir de doutes sur la raison de sa chute. Je l'ai suivi discrètement jusqu'à l'infirmerie, où il était encore pris de vertiges.

Voilà, elle n'avait pas vraiment menti. Juste passé sous silence des faits qui auraient pu être utiles à Bienséance. Ravalant ces pensées, l'assassin se demanda brièvement si elle ne pourrait pas attirer son attention sur Taebryn, en mentionnant sa présence près de la tente. Mais elle renonça vite, tant il était connu que le garde du corps ne quittait pas Acuité d'une semelle. Inutile de menacer le secret qu'elle s'évertuait à protéger.
Et si elle m’interroge directement là-dessus ? Rapide comme l'éclair, la pensée avait traversé son esprit. Hésitante, elle conclut rapidement :

- Il est reparti peu après, en titubant encore. Il n'a pas remporté le combat, comme vous l'aviez demandé, votre Majesté.

Brume resta debout, prête à répondre aux questions qui ne manqueraient pas d'arriver.

Le coeur battant, Brume attendait les questions de Bienséance. Mais au lieu d'en poser, la Reine hocha la tête et félicita son assassin. Rassérénée, celle-ci se rasseyait lorsque les mots qui suivirent la firent se figer un instant, puis s'asseoir gauchement.

Si la première partie du discours de la Souveraine avait fait naître en elle gratitude et soulagement, la deuxième la plongeait dans la plus profonde perplexité. Elle ne voyait tout simplement pas quel lien il y avait entre Brun et une prétendante de Vainqueur.
Dévorée de curiosité, elle réfléchissait à toute vitesse, élaborant les hypothèses les plus farfelues. Mais aucune ne paraissait satisfaisante. L'assassin se rappella soudain sa rencontre avec le Roi et ses interrogations devant son état étrange. Elle éprouvait la même envie de savoir, mais savait que Bienséance ne répondrait pas aux questions avec la facilité de son fils...
La Reine semblait cependant bavarde ce soir-là, et cette confidence, si maigre et intrigante soit-elle, était déjà une petite victoire sur son mutisme. La soirée qui se profilait allait peut-être être riche en découvertes...

Rompant les divagations effrénées de la jeune femme, Bienséance reprit la parole. D'un ton sévère, elle demanda :

- Dites-moi Brume, j’espère que vous comprenez à quel point il est important que Vainqueur épouse la jeune Sérénité ?

Prise au dépourvu, l’intéressée ouvrit la bouche en silence. Mais elle se reprit vite, et tâcha de réfléchir sérieusement à la question.

- Eh bien... Un raffermissement des liens qui unissent les Quatre-Duchés à Rippon serait plus que profitable au Royaume. Entre les mouvements indépendantistes et les raids chalcédiens, il est important de montrer aux nobles et aux personnes de là-bas que nous ne formons qu'un seul peuple.

Brume avait tenté de penser comme le faisait sa Reine, en cherchant le profit pour le Royaume, le peuple et les Loinvoyant. Mais à part elle, elle jugeait que Vainqueur était libre de se marier comme il le voulait, et que cette Sérénité ne serait pas forcément heureuse d'épouser un homme qui ne voyait en elle qu'un Duché à s'approprier.

Brume sourit imperceptiblement. Elle avait su se mettre à la place de sa Reine et trouver des éléments acceptables justifiant le mariage entre Vainqueur et Sérénité. Assez surprise, elle constata qu'elle en était fière et que malgré leurs relations distantes elle tenait toujours autant à l'approbation de Bienséance. Cependant celle-ci rajoutait des arguments à ceux de son assassin, qui ne put qu'ouvrir grand les oreilles pour l'écouter avec la plus grande attention.

Comme toujours, le discours de la Souveraine était des plus logiques, et Brume devait faire appel à toute sa concentration pour ne pas opiner bêtement. Car certes Bauge était un Duché frontalier, mais le Royaume des Montagnes était pacifique, contrairement à Chalcède. De plus, les nobles baugiens n'étaient pas réputés pour être trop indépendantistes, ce qui n'était assurément pas le cas de ceux de Rippon. Mais avant que l'assassin ait pu songer à en faire la remarque à Bienséance, celle-ci reprit la parole.
Cette fois-ci, la jeune femme ne put s'empêcher d'approuver de la tête des déclarations de sa Reine – qui ne pouvait pourtant pas la voir, occupée qu'elle était à regarder ses tableaux.  La mise sous tutelle du Duché avait sûrement paru nécessaire à Vainqueur qui ne pouvait être à la fois en Cerf et en Rippon - ou bien qui avait cru régler ainsi ce problème sans trop y toucher -, mais il n'avait pas du songer aux conséquences diplomatiques de son actes. Un Roi aurait pourtant dû avoir ce genre de réflexions... Brume ne s'attarda cependant pas sur le sujet, concentrée sur la conclusion de la Souveraine.
Son raisonnement se tenait, pour sûr. A l'entendre, un enfant aurait dû savoir que ce mariage était la seule solution possible pour Vainqueur. Mais Brume persistait à penser qu'un couple assorti de telle façon avait peu de chances de s'apprécier. Le Roi n'avait pas besoin d'une épouse qui lui prenne du temps sans qu'il en retire de bénéfices autres que politiques. Il y avait sûrement un autre moyen de se concilier le Duché de Rippon...

Mais Bienséance revint s'asseoir devant son assassin, qui comprit que ce geste signifiait que le sujet était clos. Elle garderait donc ses réflexions pour elle. D'un ton redevenu neutre, la Souveraine déclara :

- Mais je ne vous ai pas convoquée pour parler du Roi. Non j’ai une mission de la plus haute importance à vous confier. Dites-moi Brume, que connaissez vous du Vif ?

Surprise, la jeune femme prit le temps de rassembler ses idées avant de répondre.

- Il y a beaucoup de rumeurs à leur propos... fit-elle enfin. Ce dont je suis certaine, c'est que le Vif est une magie qui lie un humain à un animal, son compagnon de lien. Ces hommes sont appelés Vifiers. On raconte aussi qu'ils sont capables d'imposer leur volonté aux Bêtes et de se changer en animaux. Mais je ne crois pas que cela soit avéré. Ils sont mal considérés dans les Duchés et même persécutés depuis quelque temps.

Avec un regard interrogateur, Brume attendit que sa Reine reprenne la parole.

Une nouvelle fois, la Reine semblait satisfaite de la réponse de son assassin qui se détendit sur son fauteuil. Pourtant, ce fut d'un ton sévère que Bienséance reprit, répétant des choses que Brume savait pertinemment. Elle se résigna donc à l'écouter ressasser son éternel discours sur la nécessité d'être informés en permanence de tout ce qui se passait dans le Royaume. Evidemment qu'il le fallait, sinon la jeune femme et tout le réseau d'informateurs de la Souveraine n'auraient aucune utilité ! Toutefois, ce ne fut pas aussi long qu'à l'ordinaire, et l'assassin écouta attentivement sa Reine lorsqu'elle parla de son entrevue avec Sire Brasier. La situation des Vifiers en Béarns n'était pas le sujet le plus commenté en Cerf, et toute nouvelle de source sûre se devait d'être retenue soigneusement.
Surprise d'entendre que ce problème allait s'étendre jusqu'à la capitale, Brume allait demander des précisions lorsque Bienséance se leva, et de sa voix la plus royale lui confia une nouvelle mission. Elle ne put alors qu'incliner profondément le buste devant l'autorité de sa Reine, tout en réfléchissant frénétiquement à la manière dont elle allait pouvoir s'y prendre.

- Bien, votre Majesté. Je ferai de mon mieux pour le Royaume. Et...

Ne souhaitant pas exposer toutes ses réflexions à haute voix, l'assassin se tut un instant puis reprit :

- Et je pense qu'un informateur vifier pourrait grandement faciliter les opérations. Devrais-je en chercher ou me concentrer uniquement sur ma collecte d'informations ?

Le temps avait passé depuis la dernière suggestion de Brume à la Souveraine. Serait-elle écoutée aujourd'hui ou bien s'étaient-elles définitivement éloignées l'une de l'autre ?

Bienséance fronça un moment les sourcils, et l’assassin baissa la tête, craignant que sa suggestion n’ait été déplacée. Mais la reine s’avança alors vers la jeune femme, un fin sourire aux lèvres, et l’assura de la pertinence de sa remarque. Lorsque leurs regards se croisèrent, Bienséance avait presque l’air fière de sa protégée.

Des consignes plus précises furent données, et bientôt l’entrevue se termina. Il était temps pour Brume de retrouver sa tanière d’assassin et d’y prendre du repos, le lendemain serait chargé.

FIN