Après la rebuffade d'Espoir, qui lui avait fait comprendre que leurs retrouvailles seraient plus compliquées qu'elle ne l'avait imaginé, Volonté apprécia chacune de ces petites victoires : les couvertures ouvertes, l'épaule offerte, les mots et les gestes du jeune homme. Sans se faire prier, puisque c'était elle qui priait, elle se lova sous les couvertures, la tête appuyée sur l'épaule de son ami, blottie contre lui, contre son corps à peine vêtu d'une chemise de nuit. 

Enfants, ils s'étaient souvent pelotonnés ainsi ensemble. Mais depuis qu'ils avaient atteint la puberté, ils ne l'avaient plus fait depuis cette nuit qu'ils avaient partagée, trois ans auparavant, la veille du départ de Volonté. Ce souvenir était très présent à l'esprit et au corps de la jeune femme, et Volonté devait se retenir pour ne pas monter sur Espoir, comme cette fameuse nuit. Elle ne voulait pas brusquer les choses, ni le brusquer, lui. Elle sourit alors qu'il caressait son visage, et étendit son étreinte sur lui.

Espoir, qui posait la question pour la deuxième fois, semblait obsédé par qui savait quoi. Qui savait quoi, qui croyait quoi, qui aurait pu croire quoi... Volonté n'était plus habituée, et ne l'avait jamais vraiment été,à ce Royaume du Qu'en Dira-t-on, où la vraie richesse était l'information. Espoir et elle avait toujours été très différents, par le caractère et l'éducation. On avait exigé d'Espoir d'être un parfait petit héritier, comme s'il n'était pas un bâtard ; de Volonté, on n'avait guère exigé qu'un peu de dévouement envers ses parents et un minimum de tenue. Pouvaient-ils se comprendre ? Pouvait-elle accepter son monde, ses enjeux et ses chaînes, sans les mépriser ?

Volonté mesurait qu'il lui faudrait faire des efforts, si elle voulait une place auprès d'Espoir. A commencer par être invisible, ce qui n'avait jamais été son fort.

- Personne, répondit-elle.
Du moins personne qui ait de l'importance. Leurs connaissances - à Espoir, à elle, à ses parents - étaient à Castelcerf et Bourg de Castelcerf. Ici, Volonté n'avaient plus que de vagues contacts, comme cette aubergiste qui connaissait son père, et qui la logeait contre services depuis ces trois semaines qu'elle était revenue.
- Tu es le premier, minauda-t-elle en l'embrassant derrière l'oreille.
Pourquoi ne pouvait-il pas la croire, quand elle disait qu'elle était revenue pour lui ?

Trois semaines avait suffi à Volonté pour apprendre, au gré des conversations des clients de l'auberge, qu'une fête serait bientôt organisée pour l'anniversaire d'Espoir Loinvoyant, et que le Roi serait invité avec sa nouvelle Reine. Elle avait aussi appris, qu'Espoir et Aimée Loinvoyant étaient fiancés. Et que Victoire Loinvoyant était morte.

- Je n'ai pas encore vu Liberté.

Un autre fisson la parcourut que celui du désir. Bien qu'elle ait toujours été plus proche d'Espoir, Volonté avait toujours été l'amie de Victoire et de Liberté, d'aussi loin que remontent ses souvenirs. La nouvelle de sa mort l'avait percutée. Cachée dans le cou d'Espoir, elle songea à son père. Etait-il en danger lui aussi, là-bas vers Chalcèdes ? Ou bien était-ce son cauchemar qui étendait encore sur elle ses ailes noires ?

- Tu as nouvelles de mon père ? demanda-t-elle à nouveau, car elle savait que l'Art d'Espoir pouvait voyager loin.
Puis, en se relevant sur un coude, comme si cette idée venait de la percuter :
- Tu ne lui as rien dit, n'est-ce pas ? Pour toi et moi ?
Pourquoi l'aurait-il fait, alors qu'elle était partie ? Mais Espoir avait parfois un sens de l'honneur bizarre, et il avait toujours été proche de son père - d'une façon que même, elle jalousait parfois.

Pour une raison qu'elle n'identifiait pas, l'idée que son père soit au courant la mettait mal à l'aise. Etait-ce cette pudeur mâtinée de honte, qu'Espoir ressentait pour tout le reste du monde ?

Malgré sa réticence, Espoir se satisfaisait de la présence de Volonté à ses côtées. Elle tenait chaud et lui offrait un cocon douillet pour mieux s'endormir.
La soirée avait été rude et beaucoup de nouvelles questions avaient été soulevé. Même si la présence de la jeune femme demeurait un mystère, il ne put la repousser d'avantage tandis qu'elle baisait l'arrière de son oreille. Ce conctact réveilla son corps qui ne désirait pourtant que le repose à cette heure tardive. Le lendemain, il était attendu pour la chasse.
Il ferma les yeux un instant, savourant la présence simple de celle qui avait su faire chanter son coeur et qui le faisait toujours autant vibrer il devait bien l'admettre.
Mais n'est-ce pas une illusion du passé ? Un fantôme de son coeur meurtris qui lui soufflait ces sentiments ?
Il n'en savait fichtrement rien et ne voulait pas y penser pour l'heure.
Je n'ai pas encore vu Liberté.
À ses paroles il rouvrit les yeux, contemplant le plafond un moment. Comment pouvait-il aborder la vie de sa soeur désormais ? Lui-même avait perdue une cadette mais Liberté avait perdu une moitié d'elle.
Elle s'en relevait bien, mieux que ses parents en réalité. Est-ce que Brun Braveterre vivrait aussi mal son décès à lui ?
Il chercha à se souvenir de tout ce qui avait été dit ce soir là mais tout était à la fois trop frais et trop brouillon. Comme Volonté s'était pelotonnée contre lui, le visage dans son cou, il renforça lui aussi sa prise sur elle.
Nul mot n'était nécessaire pour partager telle douleur. Elle saurait, elle comprendrait et son contact suffisait bien plus que des mots maladroits.
À la mention de Taebryn, il hocha la tête, chassant la déagréable sensation de l'avoir envoyé à sa place aux côtés d'Aimée. L'homme de main n'avait plus rien à perdre de toute façon, sa femme et sa fille n'était plus en Bearn, peut-être qu'un peu d'aventure lui avait fait du bien.
- Il va bien, sois rassurée.
Et comme elle lui demandait s'il lui avait déjà mentionné ce qui les liait, il s'offusqua, s'étranglant à moitié.
- Tu es folle ! Je tiens à rester en vie. Et puis, ce n'était qu'une fois. Sans importance.

Il mentait si mal par El...Son âme blessée ne voulait pas lui laisse croire qu'il avait souffert de son départ, souffert de la perdre, parce qu'il l'aimait sincèrement.
Mais Volonté était peut-être comme sa mère Iris : une femme libre qui ne souhaitait pas vivre aux crochets d'un homme par intérêt ou juste par amour.

Volonté éclata de rire. Parce que la nouvelle que son père allait bien la soulageait d'un poids, et parce que la réaction d'Espoir - sa frayeur, et sa mauvaise foi - était drôle.
- J'imagine la tête de mon père si tu lui disais ça ! s'esclaffa-t-elle, des larmes lui perlant à nouveau aux yeux, et sa promesse de discrétion, déjà oubliée.

Ce n'était qu'une fois. Sans importance.
Taebryn en aurait certainement pris ombrage, comme elle ne le faisait pas. Parce qu'elle ne le croyait pas. Espoir ne lui avait-il pas avoué ses sentiments, avant de la laisser lui prendre ce qu'on ne peut donner qu'une fois ?

Volonté était un peu triste, quand même, que son ami cherche à la blesser. Minisait-il ce qui existait - ou avait existé - entre eux, pour préserver son orgueil blessé ? Pour le venger ? Ou bien lui signifiait-il que ce qui était arrivé, juste une fois, ne se reproduirait pas ? Dans ce cas il n'aurait pas dû lui ouvrir ses draps, car même s'il ne ressentait plus que du désir pour elle, ce serait déjà trop.

Volonté se demanda si ce serait grave, si son ami la refusait. Longtemps, jusqu'à la presque fin, elle s'était contentée de son amitié - et d'ailleurs cette amitié était si intime et profonde, que l'amour ne lui semblait être que la continuité de cette amitié, plutôt que quelque chose de supérieur et de différent. Mais le reste du monde ne voyait sans doute pas les choses ainsi, à commencer par son père. Il les voyait sans doute comme frère et soeur, alors comment réagirait-il, en les sachant amants ?

- Peut-être qu'il serait heureux pour nous, osa Volonté, pensive.
Peut-être même qu'il serait fier, puisqu'il avait toujours été plus fier d'Espoir que d'elle, songea-t-elle avec mesquinerie - parce qu'il n'était pas son sang, ou que c'était un garçon, ou qu'il était tellement plus sage et doué qu'elle, allez savoir.
- Mais j'imagine que tes parents veulent que tu ailles avec quelqu'un d'important.

Volonté chassa ces pensées tristes et se leva sur un coude pour scruter son ami dans le noir. Leurs nez se touchaient presque et ses cheveux emmêlés pleuvaient sur lui, comme avant ses larmes.
- Que s'est-il passé avec Aimée ?

On lui avait parlé de leurs fiançailles, et elle en avait été surprise et mortifiée. Volonté savait et acceptait comme bien naturel, qu'Espoir verrait d'autres femmes comme elle, avait vu d'autres hommes. Mais Aimée lui avait toujours paru une concurrence trop rude pour leur amitié. C'est pourquoi elle s'était toujours défiée de la princesse, comme d'une trop brillante rivale.

Espoir lui avait confié plus tôt que ces fiançailles allaient être rompues. Si proche, il ne pouvait pas lui mentir encore... pas vrai ?

Espoir regarda Volonté les yeux ronds, légèrement offusqué par ses paroles. Taebryn heureux pour eux ? Il lui aurait déjà collé une taloche plutôt oui !
Leur amitié datait de l'enfance, aucun des parents n'aurait pu imaginer que ces deux là finissent intimes. Alors pourquoi l'avaient-ils envisagé pour Aimée et lui ?
Peut-être parce qu'au fond d'eux, ils savaient que l'amour pouvait naître de la plus belle et pure des amitiés.
Il soupira lorsqu'elle mentionna "quelqu'un d'important". Volonté semblait oublier qu'il n'était qu'un bâtard et pas le fils officiel du Duc. Béarns serait entre les mains de Liberté, pas les siennes.

Alors Espoir avait renoncé au mariage de toute façon, se jugeant bien plus utile en solide Artiseur, aux côtés de Maîtresse Vatis.
Il était autant dévoué à la magie qu'à la femme.

Volonté bougea, changea de position et se positionna le visage au dessus du sien. Ses cheveux lui chatouillaient le nez qu'il fronça doucement à plusieurs reprises.
Leurs yeux sombres se croisèrent dans l'obscurité.

Que s'est-il passé avec Aimée ?

Son haleine caressa ses lèvres et il déglutit, bien conscient que cette proximité réveillait des souvenirs que visiblement, son corps n'avait en rien oublié.

- J'ai demandé à ma mère d'annuler les fiançailles, lâcha-t-il de but en blanc. Aimée et moi, nous nous aimons mais pas comme ils le pensent. Concevoir un héritier nous semblait impossible.

Il rougit à cette affirmation. Aimée était comme une soeur pour lui, imaginer leurs corps emmêlés était au dessus de ses forces et il savait qu'il en était de même pour la Princesse. Même si cette dernière aurait fait l'effort pour la Couronne.
- De toute façon, je serais bien plus utile en artiseur qu'en Roi, je me destine à être le prochain Maître artiseur de la Reine. Pas besoin de mariage pour ça.

Elle était si proche, il n'avait qu'à tendre le cou pour l'embrasser et l'idée lui traversa l'esprit. Il savait aussi, cependant, que Volonté repartirait très vite, comme le feu-folet qu'elle était. Pouvait-il s'abandonner à ce genre de chimère ?

Aux premières paroles d'Espoir, Volonté gloussa de satisfaction et consciente de la mesquinerie de sa réaction, la cacha dans le cou de son ami. Après tout, Espoir était dans le pétrin. Visiblement, il n'avait pas décidé de ces fiançailles, et maintenant il fallait les rompre. Volonté n'avait ni le goût ni la science de la politique, mais elle se doutait bien qu'avec le caractère du Roi, ça ne serait pas facile, même s'il n'y avait pas grand chose qu'Acuité Loinvoyant ne puisse obtenir. Elle regretta un peu d'avoir reproché à Espoir de se satisfaire de ses chaînes, puisqu'enfin il cherchait à en desserrer quelques unes, et de vouloir la cacher.

La jeune femme émergea justement de sa délicieuse cachette lorsqu'Espoir lui parla de ses projets d'avenir.
- Maître Artiseur ? répéta-t-elle, toujours hissée au dessus de lui.
Ca n'était pas franchement une surprise. Depuis qu'ils avaient déménagé à Castelcerf, à l'aube de leur adolescence, Espoir s'était de plus en plus passionné pour la magie. Maintenant il voulait en faire sa vie. Pourquoi ? Pour être "le plus utile" à la Reine ? Pour ne pas avoir à se marier avec elle ? Ou tout simplement parce qu'il aimait ça ?

- J'imagine que c'est une bonne place, murmura-t-elle sans conviction.
Espoir Roi, ou Espoir Maître d'Art, elle n'imaginait pas. Le prestige et l'honneur la laissaient indifférente, voire suspicieuse, à cause de toutes ces obligations qui allaient avec. Elle, n'avait qu'à s'effacer et se rabaisser devant les grands de ce monde ; un faible prix à payer, pour garder sa liberté.
- Enfin si tu veux mon avis, lui donna-t-elle quand même, ça a l'air super chiant. Obéir à la Reine toute ta vie, te lever à l'aube tous les matins pour rester enfermé dans une tour toute la journée... te faire des cheveux blancs et avoir mal à la tête tout le temps...
Elle poussa un soupir déchirant, qui fit voleter les petits cheveux sur le front d'Espoir.

Puis, plus enthousiaste,les yeux brillants dans le noir :
- Tu voulais pas voyager plutôt ? Aller dans les Montagnes ?
Combien de fois lui avait-il parlé des tentes colorées, de la neige épaisse, et de son père qui était peut-être resté là bas ? De toutes ces choses qu'il connaissait de ce pays, sans s'en souvenir ?
- On pourrait partir ensemble... si tu voulais... susurra-t-elle en frôlant ses lèvres des siennes.

C'était plus qu'une bonne place. C'était le rôle de sa vie. Espoir se savait fait pour l'Art, entièrement dédié à la magie, il aimait la manipuler, il aimait la pratiquer. Elle le rendait puissant, plus puissant qu'il ne le serait jamais avec une épée ou une lance. Quelle autre utilité pouvait-il bien avoir ? Son corps n'était pas taillé pour l'exercice, il était élancé et sa musculature était bien trop fine pour les exercices physiques. Son rang de bâtard ne lui laissait que peu de choix de mariage, enfin, en dehors de celui qu'il s'évertuait à annuler. Lui Roi ? Un bâtard à la tête des Duchés ? Leurs ennemis en riraient et leurs soutiens se détourneraient sans hésiter.

Il hocha doucement la tête pour lui affirmer que c'était le cas même s'il pouvait concevoir que Volonté ait du mal à comprendre tout ceci. Elle n'était pas familière des jeux de la cours, ni des complots qui pouvaient s'y dérouler.
Il leva les yeux au ciel face à ses propos, pourtant bien conscient que vu de l'extérieur, son quotidien pouvait ressembler à ceci.

- Je ne voulais pas ton avis, susurra-t-il à son tour alors qu'elle venait de lui proposer de fuir ensemble.
Comme il plantait son regard dans le sien malgré l'obscurité, il ajouta :
- Et pour aller où ? Dans les Montagnes ? À priori ma vérité ne se trouve pas là-bas à en croire mon père adoptif...enfin, il s'est passé quelque chose là-bas mais cela ne semble pas concerner ma naissance. Brun a dit...

Qu'avait-il dit déjà ?
- Que le Roi avait contracté une dette envers notre famille, après la guerre. Par El...tout me laisse croire que je suis un bâtard Chalcédien...

Il soupira lourdement.
- Comment décider d'où aller quand on ne sait pas d'où l'on vient ?
La douleur dans sa voix était bien réelle. S'épancher auprès de Volonté avait cette facilité liée au fait qu'elle repartirait probablement aussi vite qu'elle était arrivée. À la fois amie, amante et inconnue. À qui de mieux se confier ?

- Je ne voulais pas ton avis, répondit Espoir, et Volonté en fut moins froissée que de son indifférence à la caresse de ses lèvres. Sinon pas du tout.

La jeune femme avait l’habitude du franc parler, voire de mettre les pieds dans le plat. Elle avait grandi dans la gouaille des rues des bourgs de Castellonde puis de Castelcerf, tempérée par les manières du château. Sa mère, Iris, était connue pour n’avoir pas la langue dans sa poche, et son père, bien que plus modéré, n’était pas un poète non plus. Ses parents s’étaient parfois lancé au visage des mots qui auraient fait frémir Espoir, quoique le couple Ducal de Béarns connaisse aussi des tempêtes en privé.  

Espoir ne voulait pas son avis, c’est pourquoi Volonté lui avait quand même donné. Elle pressentait qu’il ne changerait pas d’avis. Il était têtu comme une mule, et sûr de la voie qu’il s’était choisie. De tout le reste, il n’était pas sûr, ignorant de ses origines et de ses désirs, qu’elle tentait en vain de libérer. Elle-même n’en savait rien, de toutes ces vieilles histoires de gens bien nés. Mais elle avait quand même des soupçons sur l’essentiel.

- Ne pas savoir où on va, c’est pas ça l’aventure ? sourit-elle, mais le coeur n’y était pas.

Car elle voyait bien la détresse de son ami.
Car elle avait assez donné, après trois ans dans les îles d’Outre-Mer.
En vérité, elle n’avait pas vraiment envie de partir à l’aventure, ni même en voyage.
Elle voulait seulement retrouver son ami, son amant, l’avoir pour elle seule, égoïstement, même l’espace d’une nuit. Qu’il lui dise partons ensemble, qu’il lui dise j’abandonne tout, même si c’était pour rester manger de la brioche le lendemain.

Du bout du doigt, elle caressa les arrêtes de son visage. Elle avait rarement vu Espoir aussi tourmenté. Comment pouvait-il être coincé dans les mêmes incertitudes que trois ans auparavant ? Trois années tragiques qui l’avaient sans doute, tenu éloigné de ses questions essentielles.

- Tu ne ressembles pas à un Chalcédien, souffla-t-elle, pensive, en l’observant dans le noir. Tu ressembles à...

Il ressemblait à son père adoptif, c’était évident pour Volonté qui les connaissait bien. Au delà de leurs ressemblances manifestes (leur taille, leurs cheveux bruns), certains de leurs traits et de leurs expressions se ressemblaient. Le doigt de la jeune femme suivit la ligne de son arcade sourcilière, souvent froncée comme celle de son père ; la ligne de son nez, que son père avait déviée sans qu'elle sache, que son père à elle en était responsable ; la ligne de ses lèvres. Chose rare à observer, père et fils avaient le même sourire. Presque exactement.

Volonté se mordit les lèvres, parce qu’elle avait envie de l’embrasser et qu’elle n’avait pas envie d’en dire plus. Leurs retrouvailles étaient déjà assez compliquées pour qu’elle lui fasse part de tels soupçons. Il ne voulait pas de son avis, pas vrai ?

- Tu ressembles à ton père et à ta mère, finit-elle quand même alors que le bout de son doigt passait la barrière de ses lèvres.

D’Acuité, il avait ces yeux noirs qui la regardaient dans l’obscurité, ses traits aiguisés, ses boucles et sa moue boudeuse qu’elle aimait tant.  Et aussi son Art.

- S’ils ne veulent pas te répondre, pourquoi tu n’utilises pas ta magie ? demanda-t-elle comme une évidence.
Bien qu’elle n’y connaisse pas grand chose, elle savait que ça n’était pas très poli d’aller fouiller dans l’esprit d’autrui. Mais Espoir n’allait pas rester encore trois années, ou toute une vie à errer dans les méandres de son identité !

L'aventure...peuh ! Elle était bien placée pour parler. N'était-elle pas partie dans les îles ? Ne l'avait-elle pas abandonné sans un seul regard après lui avoir partagé son innocence ?
Combien de fois avait-il été tenté de voir, par le biais de l'Art, ce qu'elle faisait, avec qui elle parlait, qui elle embrassait...
Il s'était toujours résigné à agir de la sorte envers les siens, jugeant l'acte trop intrusif, il respectait trop ses proches pour violer leur intimité.

Il en avait assez de tout ceci en réalité. S'il avait été moins respectueux, il serait moins dans l'ignorance aujourd'hui.
Espoir soupira doucement, la mine boudeuse, réellement perturbé. Rien n'avait de sens et dès qu'il pensait être sur une voie, on lui montrait un nouveau chemin.
Toutes ses théories avaient fait naufrage depuis belle lurette et il se sentait vide à présent, d'idées comme de choix.
Volonté caressait son visage du bout des doigts et lui souffla qu'il ne ressemblait pas à un Chalcédien.
C'était pourtant ça la vérité la plus probable. Mais aurait-il pu survivre aux tortures que sa mère avait connues en Chalcède ?
Il réfléchissait sérieusement à cette option pour la il-ne-savait-même-plus-combien-de-fois.
Tu ressembles à ton père et à ta mère.

Levant les yeux au ciel, il concéda ;
- C'est parce que j'ai toujours vécu avec et que tu m'as toujours vu avec eux. Il parlait qu'en grandissant, on ressemble à ceux qui nous élèvent.

Mais l'idée laissa une trace dans son sillage.
Voilà bien une option qu'il n'avait jamais envisagée. Si ses parents étaient vraiment ses parents ? Alors sa mère était déjà enceinte en partant en Guerre. Alors...pourquoi Vainqueur avait parlé de dette ?
On ne me l'aurait jamais donné si tu n'avais pas été là.
Non, il se faisait des idées. Sa condition de bâtard avait amoindri la valeur de sa mère, tout simplement.

Comme il y réfléchissait, Volonté lui proposa d'explorer les esprits avec la magie.
- Je m'y refuse ! S’offusqua-t-il. Ce n'est pas digne de la magie. Aurais-tu souhaité que je vienne sonder ton esprit durant ses trois années, pour savoir si tu pensais encore à moi ? Sans que tu en sois informée j'entends. Là, tel un espion fourbe, à surveiller tes pensées, à lire ton esprit sans que tu ne t'en rendes compte ?

Son regard se planta dans le sien, ils étaient si proches désormais.
- Va donc savoir ce que j'y aurais découvert, souffla-t-il sans pouvoir détacher ses yeux d'elle.
Sa main vint naturellement caresser ses cheveux et son pousse s'échoua sur son menton.
Tout semblait changer autour de lui mais Volonté demeurait la seule constante. Malgré ces trois années écoulées, elle semblait figée dans le temps.
- Est-ce que je suis entrain de rêver ? Demanda-t-il tout bas alors.

Comme Volonté s’y attendait, Espoir refusa l’évidence et s’offusqua de la facilité, oubliant un peu la discrétion qu’il lui demandait. Par l’exemple qu’il choisit, il déplaça le sujet de ses origines pour reparler d’eux deux, et ça n’était pas pour déplaire à Volonté ; le sujet était sensible et manquait de la légèreté qu’elle souhaitait pour leurs retrouvailles, même si elle appréciait que son ami se confie...  

Avait-elle retrouvé un peu de sa confiance ? Visiblement pas. Espoir la soupçonnait de l’avoir oublié, et de El sait quoi d’autre.

- Je n’ai pas de secret pour toi, murmura-t-elle, et c’était une demi vérité.

Ne lui cachait-elle pas ce qu’elle pensait de ses origines ? Mais c’était bien la seule omission à laquelle elle pouvait penser. Il n’y avait rien qu’elle ait fait dans les Îles qu’elle eut honte de lui dire. Aurait-il vraiment pu l’atteindre par delà les océans ? L’aurait-il vraiment voulu ? S’était-il senti si seul et abandonné ? Elle n’estimait pas l’avoir trompé comme elle l’aurait fait, avec des promesses de retour qu’elle n’était pas sûre d'honorer. Ils s’étaient laissés libres et aujourd’hui, se retrouvaient.

Avide de caresses, Volonté embrassa la main d’Espoir et ses doigts.

- Si c’est un rêve alors ne te réveille pas, murmura-t-elle en se hissant sur lui.

Son aveu le toucha en plein coeur. Pas de secret ? Il doutait de la véracité de ses propos. Volonté avait toujours eu des secrets, des secrets bien choisis et bien gardés.
Ses yeux parlaient pour elle ou parfois, ses actes.
Ses paroles étaient-elles un accord pour qu'il puisse user de la magie sur elle ? Même si elle l'acceptait, lui non.
Visiblement, elle clotura le sujet en embrassant la main d'Espoir qui juste avant, caressait son menton. Ses lèvres parcoururent ses phalanges et la pulpe de ses doigts, traçant un délicieux sillage sur sa peau.
Il ferma les yeux un court instant, savourant ces sensations oubliées, cette proximitié qu'elle lui donnait subitement sans retenue, alors qu'elle se hissait sur lui.
Allait-elle s'offrir à lui à nouveau ? Après tout ce temps, il n'avait pas envie que le rêve s'achève, n'avait nulle envie de se réveiller.
Après le chaos de la soirée, Volonté apparaissait comme la lumière au milieu des ténèbres, comme le foyer auprès duquel il voulait se réchauffer.
Espoir n'avait jamais été entreprenant, Volonté n'en avait toujours fait qu'à sa tête.
N'était-ce pas une nouvelle preuve, là justement ?

Le temps avait pourtant passé, Espoir n'était plus un adolescent indécis mais bien un homme adulte, capable d'exprimer ses désirs, même si ces derniers étaient peu exploités.
Son pouce caressa ses lèvres pour faire perdurer la sensation de picotement sur sa chair, tandis que sa main libre glissa sur la cuisse de Volonté, remontant dans sa chemin, le tissu de la robe de nuit fine qu'elle portait.
D'un simple baiser sur ses doigts, elle avait réussi à l'embraser. Tout son corp réagissait au désir qu'elle avait éveillé. Alors il se redressa pour se rapprocher d'elle et lui faire face. Laissant glisser sa main sur sa nuque, il plongea son regard dans le sien et l'embrassa.

Il n’avait fallu qu’une caresse d’Espoir pour donner du courage à Volonté. Le courage d’être peut-être repoussée encore, alors qu’elle revenait à l’assaut de son corps, assise sur lui comme ne pouvait pas l’être une innocente amie.

Elle allait peut-être trop vite, elle le savait. Au-delà de ses engagements envers sa famille et son Roi, Espoir ne lui avait pas pardonné. La confiance n’était plus là, mais la complicité ? Volonté voulait y croire : comment trois années d’absence auraient-elles pu effacer toutes celles qui avaient précédé ? Enfants, adolescents, ils avaient été comme frère et sœur, amis, confidents ; amants, enfin et au dernier moment, comme le dernier maillon, et peut-être le verrou, de leur amitié. Volonté n’avait pas fait de promesse et elle n’en avait pas exigé. Pourtant avant de partir, elle avait pris et donné, et son cœur - à défaut de son corps - exigeait fidélité.

Les mains d’Espoir - au moins elles - répondirent fidèlement à l’appel sur ses lèvres, sur sa cuisse, sur sa peau, sous sa chemise de nuit. Allongé sous elle sous les couvertures, Espoir se redressa pour l’embrasser. Les couvertures refluèrent comme ce qui restait de rancœurs et de regrets.

Enflammée malgré la chair de poule qui hérissait sa peau sous la caresse d’Espoir, Volonté ouvrit la bouche comme elle lui ouvrait ses cuisses. Ses yeux jouaient avec ses yeux, sa langue avec sa langue et à son tour, elle plongea ses deux mains dans ses cheveux, pour sceller leur baiser et l’empêcher de fuir.

Malgré toutes ses années, son goût n'avait pas changé, ni même la douceur de ses lèvres et le parfum de sa peau. Elle était, telle qu'il s'en souvenait, telle qu'il l'avait aimé et ce contact raviva des sentiments plus ou moins heureux. Le bonheur de la retrouver se mêlait à la douleur de l'imaginer partir à nouveau. Il ne voulait pas qu'elle l'abandonne encore, pas dans un moment si compliqué, il avait plus que jamais besoin d'elle.
Ses baisers repoussaient les ténèbres et toutes ses pensées. Il ne cherchait plus à comprendre qui avait dit quoi, qui mentait, qui connaissait ses origines.
La seule chose qui comptait présentement, c'était Volonté et ses délicieux petits gémissements qui l'excitaient.
Ses mains se firent plus avides, plus pressantes, exaltées par le manque de toutes ses années et par l'amour qui se ravivait.
Espoir n'avait jamais été trop enthousiaste ni porté sur la chose, mais cette nuit, il répondait à un appel plus primitif, comme désinhibé par la simple idée de lâcher prise et d'enfin vivre pour lui.
Et vivre pour lui, signifiait laisser ses pensées divaguer et faire ce qu'il lui plaisait. Et ce qu'ils faisaient tous les deux là, lui plaisait vraiment.
Alors pourquoi s'arrêter ?

Lorsque le premier rayon de soleil traversa sa paupière, Espoir grommela et se couvrit le visage de a couverture. Naturellement, sa main partit à la recherche du corps tiède de Volonté sur la place à côté et rencontra du vide. Il se redressa d'un bond dans son lit et appela :
- Volonté ?

Volonté finit par fermer les yeux et cesser de jouer. La main d’Espoir sur son sein la fit frissonner et elle mit fin à leur baiser pour enlever sa chemise de nuit. Elle voulait qu’il la voie et elle voulait le voir aussi. Dans l’obscurité, peut-être qu’il ne vit pas le tatouage en forme de loutre, similaire à celui de sa mère, qui s’enroulait désormais autour de son bras. Mais elle s’en fichait, occupée qu’à était, à retirer la chemise d’Espoir par-dessus ses bras levés.

Ce fut au tour de son ami d’être ébouriffé, et elle rit avant de se jucher sur lui. Et alors elle ne rit plus, ondulant contre le corps de son amant, au rythme de leurs respirations entrecoupées de baisers. Elle voyait la glace, de grandes étendues blanches, paisibles, où tout était à sa place. Les vagues d’eau tiède déferlaient à rythme régulier. Elle s’était mise à gémir sans s’en préoccuper, jusqu’à ce qu’Espoir pose une main sur sa bouche pour la rappeler à l’invisibilité. Volonté lui mordit les doigts et ils jouirent ensemble, restant enlacés et savourant le silence retrouvé.

Après quoi ils se blottirent à nouveau sous les couvertures. Volonté prit ses aises contre l’épaule d’Espoir, pleinement satisfaite, ou presque. Elle avait envie de lui dire qu’elle l’aimait mais elle n’osa pas, parce qu’elle craignait qu’il ne réponde pas. Elle savait que leur étreinte n’était ni une promesse, ni un gage de confiance renouvelée.

Le temps des confidences et des paroles était terminé. Espoir sombra vite dans le sommeil. Volonté resta blottie contre lui, songeant aux Îles qu’elle avait quitté, à Victoire qui l’avait quittée, à son père qu’elle allait retrouver, à Espoir qu’elle comptait suivre. Elle fit le vœu d’être patiente avec lui, comme il l’avait été pendant trois ans. Sereine et déterminée, elle lutta contre le sommeil jusqu’à s’extraire des couvertures. Espoir lui avait dit qu’elle ne pouvait pas rester.

Enfin discrète, elle récupéra sa chemise sous les draps et sa robe au pied du lit, les passa, aplatit ses cheveux sans voir le résultat. Elle ne prit pas la chandelle et ne laissa aucune trace derrière elle, pas même un cheveu et sauf peut-être, un pincement sur les doigts de son amant... Au petit matin, tout avait changé, mais rien n’était vraiment différent.

Les cheveux en bataille, Espoir demeura assis un moment sur le lit dans l'attente que sa vision se stabilise. Il était épuisé mais son corps lui sembla vif. Son regard se porta à nouveau sur l'autre côté du lit, toujours aussi vide et il fronça doucement les sourcils, balayant la pièce à la recherche de celle qui l'avait tenu éveillé une bonne partie de la nuit.
Volonté avait disparu de la même façon qu'elle était arrivée : en silence.
Il s'étira puis chercha l'empreinte de la jeune femme dans le matelas, sous la couverture, sur l'oreiller, peu lui importait. La possibilité que tout n'ait été qu'un rêve le frappa.
Après tout, Volonté était loin, partie depuis longtemps, pouvait-elle vraiment revenir pour son anniversaire? C'était trop beau pour être vrai.

Il trouva quelques cheveux mais ça aurait pu être les siens, il caressa le matelas lisse mais il aurait pu reprendre sa forme après son départ.
Que lui restait-il donc pour s'assurer de sa présence ?

Sautant du lit, il entreprit de passer sa chambre au peigne fin pour trouver le moindre indice. Il avait demandé de la discrétion à Volonté mais là, il arrivait à douter de sa présence.
Après un certain temps, il s'avança vers la fenêtre, déçu et appuya sa main sur le montant. Son regard se perdit un instant sur le manteau immaculé des remparts puis des plaines, jusqu'à ce qu'il se fixe sur son index. Sa réponse se trouvait là.