Dans la cour du château de Castellonde, le ciel était gris, piqueté de neige, mais sans vent. Un temps presque favorable pour la grande chasse qui avait été prévue pour débuter les festivités d'anniversaire d'Espoir Loinvoyant, et célébrer la visite royale.

Semblant porter sur ses épaules des fourrures aussi lourdes qu'une armure de guerre, le Roi s'avança à la rencontre de ses hôtes, suivi de loin par quelques courtisans en tenue de chasse. Ni Vainqueur, si sa Reine, ne s'étaient présentés au petit déjeuner dans la salle commune, et le pire était à craindre après les mots de la veille.

Espoir, Liberté, Brun et Acuité Loinvoyant l'attendaient en silence, tenant dans leurs gants la bride de leurs montures, à l'exception notable de la Duchesse, qui semblait seulement l'attendre, lui. Ce fut elle qu'il regarda la première, et Acuité put s'étonner de la mine affreuse de son grand cousin. Ni l'Art ni son remariage ne le rajeunissaient plus après la nuit mouvementée qu'il venait de passer. Elle-même n'avait pas l'air particulièrement fraîche, non plus que son fils et son époux.

Avec son impatience et son franc parler habituel, Vainqueur entra directement dans le vif du sujet, d'une voix plus modérée qu'on eut pu s'y attendre :
- Veuillez excuser mon retard et l'absence de ma Reine. J'ai appris à l'aube que le Duc de Rippon est mourant.

Vainqueur jeta un coup d'oeil à Espoir, dont il n'avait pas souhaité l'anniversaire. Il se targuait d'être parmi les seuls à avoir reçu cette information par l'Art, en provenance directe du château Ducal. Les relations entre les Loinvoyant de Béarns et les Lunabille étaient trop distendues pour qu'il ne soit pas le premier à leur apprendre la nouvelle, à moins qu'Aimée l'ait devancée. Mais elle n'était pas encore au courant lorsqu'il l'avait Artisée, tard dans la nuit.

C'était aussi lui qui avait appris la nouvelle à Désirée, et Vainqueur avait passé la fin de sa nuit blanche à essayer de la consoler. Il n'y était pas vraiment parvenu, mais se rassurait en se disant qu'elle était bien entourée. Aurore Lunabille partageait son chagrin ; Dévouée était à ses côtés, et il avait demandé à Chance de l'assister. Le Prince avait renoncé à la chasse sans hésiter.

Brisant le silence poli ou mortifié, Liberté proposa de rester aussi soutenir la Reine, et Vainqueur accepta avec la même reconnaissance et le même soulagement. Il avait des choses importantes à dire loin des jeunes oreilles. Des choses importantes, qui lui firent décliner la proposition de Brun d'annuler la chasse.
- Non. Nous fêterons l'anniversaire d'Espoir comme prévu, dit-il en regardant ce dernier.
Il était manifeste que ces choses importantes le concernaient.
- Mais nous partirons dès demain.

Sa Reine avait déjà eu suffisamment de mal à accepter qu'ils "perdent" une journée. Mais Vainqueur ne voulait pas offenser davantage les Béarnais en fuyant les festivités. Il était certain que Raki décèderait, de toute façon, avant qu'ils atteignent le sud des Duchés. Le Duc était malade depuis longtemps, et cela faisait déjà longtemps, que sa Duchesse gouvernait à sa place.

A dire vrai, le Roi était presque content de cette expédition forcée. Elle lui donnait un bon prétexte pour se rapprocher de la Reine Servante, absente depuis trop longtemps. Il n'avait jamais été proche du Duc, quand bien même il avait épousé sa fille. C'était surtout le chagrin de Désirée qui le peinait.

- Allons, dit-il en saisissant la bride de son cheval, qu'un palefrenier venait de lui apporter ainsi qu'à ses gens. Nous pourrons poursuivre au grand air notre conversation d'hier.
Et à nouveau, il regarda Espoir, puis Acuité. Le Roi comptait sur leur présence, même si l'homme eut préféré chasser, insouciant, avec son ami seulement. Mais ce genre de plaisirs simples lui étaient comptés désormais.

Déjà on amenait oiseaux de proie et marguets.

Acuité observa Vainqueur s'avancer en traversant la cour du château. Il faisait froid mais au moins le vent était tombé, laissant un tapis de neige immaculé recouvrir tout élément humain ou non.
Les lèvres pincées, elle se tenait bien droite, les mains croisées devant son bas-ventre, comme s'il restait un enfant à protéger. Sa petite fille était morte et même si le destin l'avait emportée adulte, elle resterait son bébé pour l'éternité.

La nuit avait été courte, bien trop courte pour paraître en forme devant toute sa cour. Cependant, Vainqueur semblait tout aussi épuisé qu'elle. Le poids des années en plus.
Le couple royal n'avait pas daigné se montrer au petit-déjeuner ce matin et Acuité souhaitait laisser couler cette offense, à moins que son cousin n'ose prétendre qu'il vaquait à ses occupations maritales lui ayant fait oublier de se sustenter. Elle l'aurait étripé.
Il n'en fut rien et la bouche de la Duchesse s'arrondit en un "o" parfait lorsqu'elle apprit la nouvelle du Duc de Rippon mourant.
Immédiatement, Liberté proposa de tenir compagnie à la Reine et elle hocha la tête pour lui donner son accord et la remercier de sa sollicitude à l'égard de leur souveraine.

Acuité ne savait pas trop qu'en penser mais elle ne voulait pas paraître impolie. Aussi, elle laissa Vainqueur achever ses paroles.

- Fort bien, rétorqua-t-elle alors qu'il indiquait partir dès le lendemain.
Le voyage était long et ils venaient tout juste d'arriver. Ce n'était pas raisonnable quant à l'âge avancé de vainqueur mais avait-il déjà été raisonnable ?
La Duchesse offrit un regard à son époux et annonça alors :
- Je vais donner quelques ordres pour adoucir le séjour de la Reine et vous laisse donc entre hommes pour cette chasse. Je laisse donc cette conversation aux mains du Duc et de notre fils, le principal concerné.

Cette nuit, le Duc et la Duchesse avaient connu un nouvel élan et Acuité voulait croire en cette union plus qu'en tout autre chose. Brun et elle avaient tant traversé sans jamais pouvoir ne penser qu'à eux, sauf dans les Montagnes loin de leurs obligations. Elle lui faisait confiance, suffisamment pour le laisser endosser ce rôle, qu'elle aurait dû lui laisser bien avant.
Elle s'inclina gravement et tendit le bras à Liberté afin qu'elles se mettent en route pour regagner l'intérieur et la chaleur du foyer.

La salle de garde de Castellonde était bien moins spacieuse que celle de Castelcerf, il y faisait plus chaud et y flottait une odeur d’humidité et de transpiration. Après être resté exposé aux bourrasque glacée de la côte puis avoir fait le pot de fleur durant le banquet, le soldat avait avec plaisir rejoint une paillasse de fortune trop petite pour lui.
Quelques heures de sommeil plus tard et le voilà de nouveau sur pied, prêt à remplir ses fonctions inattendues.

Servir d’escorte lors d’une chasse à cours? C’est bien la première fois depuis qu’il est garde qu’une pareille mission lui a été attribuée.

La démarche vive, il rejoint les écuries sans se perdre. Les palefreniers s’activent à préparer les chevaux et les lieux grouille d'activités. Sans surprise, le cheval de Murmure est encore dans son box, somnolent, loin d’être dérangé par le bruit ambiant. Alors que le soldat referme la porte du box derrière lui, une truffe mouillée émerge d’une pile de paille.

- Bonjour Braise. Tu as bonne mine ce matin.

Pour le soldat, sceller un cheval est une si souvent répétée qu’elle requiert plus aucun effort de concentration de sa part. Son esprit en profite alors pour se perdre dans des questions sans réponses. Pourquoi un tel privilège lui était donné? Était-il un bon soldat tout compte fait? Propre à la tâche? Digne de confiance?

Il pense trop et fronce les sourcilles, il fronce tellement les sourcils qu’il lui faut se masser le front en sortant des box et là encore, une ride marquée lui scinde le visage en deux.

La garde du roi, dont il faisait apparemment partie, comptait six soldats répartis en trois groupes de deux. Un groupe pour ouvrir le chemin, un pour le fermer et celui de Murmure pour escorter le monarque. C’est donc aux côtés d’une grande brune à la beau basané nommé Fjorna que le montagnard enfourche sa monture. Peu de mots sont échangés parmi les gardes, ils connaissent leur travail et savent se faire oublier.

Interdit, le Roi regarda la Duchesse de Béarns user de fausses excuses pour se retirer de la partie. Acuité n'avait jamais été du genre à s'interdire les activités masculines, et Vainqueur voyait mal quels ordres supplémentaires pourraient alléger la peine de sa Reine. Plus sincèrement, il semblait que la Duchesse voulait laisser les rênes libres à son fils et son mari, quand bien même le Roi avait laissé entendre que le sujet était d'importance. N'était-il pas question de l'avenir d'Espoir, voire du Duché et de son alliance avec la Couronne ? Acuité pouvait-elle laisser décider "le principal concerné", qui n'était pas son héritier ?

Vainqueur regarda Espoir, puis Brun. Depuis les mots de la veille, il n'avait que peu de considération pour le jeune homme, qui semblait en avoir peu pour lui-même, en dehors de ses talents pour l'Art. Quant à Brun... il ne l'avait jamais vraiment considéré comme le Duc de Béarns. Dans sa tête, le Duc de Béarns restait ce satané vieux Glace, dont ils avaient dit tant de mal ensemble.

Vainqueur hésita à rappeler Acuité.
Tu veux entendre ce que j'ai à dire, aurait-il pu lui dire, par l'Art.
Mais elle rejettait son contact comme elle rejettait son amitié. C'était peut-être une bonne chose qu'elle fasse l'effort de se mettre en retrait. Le Roi n'osait pas croire, ni ne souhaitait vraiment qu'elle fasse profil bas après leurs éclats de la veille. Même caractérielle, il avait besoin d'une poigne à la tête de Béarns. Tout ce qu'il pourrait dire lui serait certainement rapporté. Au moins s'épargnerait-il une possible soufflante. Il ne se sentait pas prêt à tolérer une nouvelle insolence.

Le Roi regarda donc la Duchesse de Béarns s'éloigner au bras de sa fille, non sans noter qu'elle n'avait ni présenté ses condoléances, ni proposé qu'un émissaire de Béarns accompagne le voyage. Mais il était encore tôt, et lui-même avait montré une certaine impatience. Il réalisa qu'il avait hâte d'expédier les festivités prévues et les négociations inattendues de Castellonde, pour prendre la route qui le rapprocherait de la Reine Servante. Même cette chasse était une corvée.

Avec une souplesse surprenante pour son âge, le Roi enfourcha sa monture, non sans remarquer au passage le coussin qui, derrière sa selle, recevrait le derrière poilu du marguet.
- Entre hommes, hein, plaisanta-t-il en parcourant l'assistance d'un regard surplombant.
A part la garde basanée de son escorte rapprochée, il devait bien reconnaître que les femmes étaient rares. Il ne connaissait même pas le nom de celle-là, ni de ses camarades. Il était loin le temps où Vainqueur connaissait tous les soldats du château, ou même le prétendait. Le Roi n'en avait plus le temps, ni même l'intérêt. Son deuil l'avait détaché du monde, un monde en paix ; ou tout simplement, il avait vieilli.

Ce n'était peut-être pas le cas du Duc de Béarns qui salua de la tête le garde cervien de son escorte. Vainqueur le remarqua à peine : il observait les veneurs béarnais qui installaient les marguets sur leurs chevaux, peu habitués à cette présence féline. Il refusa d'un geste l'oiseau de proie au plumage mordoré qu'on lui proposait. Vainqueur n'avait pas vraiment l'intention de chasser, et il n'avait jamais goûté la chasse à la béarnaise. Il préférait la chasse au gros gibier, celle où l'on se faisait battre le coeur et les meilleurs jours, où l'on se salissait les mains. Celle où les aboiements des chiens couvraient le silence.

Mais là, il n'y avait qu'une chienne dans la troupe, qui répondait à El sait qui, et le silence les enveloppait alors qu'ils quittaient Castellonde. Il n'y avait guère que les courtisans de Cerf et de Béarns, ainsi que la soldatesque qui murmuraient à voix basse. Sans doute parlaient-ils de la mort prochaine du Duc de Rippon, ou de la tourte de la veille, pour ce que Vainqueur en savait. Il observa le père et le fils qui ne se parlaient pas, ni même ne se regardaient. Le Roi se rappela sa boulette de la veille et se demanda ce que Brun avait bien pu dire à son fils. Brun n'aurait pas trahi son secret, mais celui de la naissance d'Espoir ? Lui avait-il enfin révélé sa paternité ? Etait-ce pour cela qu'ils semblaient fâchés ?

Rare accès d'altruisme, Vainqueur se sentit désolé pour son ami. Sa femme était insupportable, son fils était faible, sa fille était morte, son Duché était exsangue. Bien que Brun se soit fourré tout seul dans ce pétrin, il lui avait donné sa bénédiction. A l'époque Vainqueur aurait donné n'importe quoi pour le garder près de lui, d'autant que Brun offrait de réparer sa faute, de pardonner la sienne, de rallier Acuité et son embarassante descendance. Tout ça semblait à la fois très loin et très actuel, et ajourd'hui Vainqueur ne pouvait plus l'aider qu'avec des navires, des forts et ce qui restait de son amitié.

- Savais-tu que ta mère m'a jadis sauvé la vie à une chasse comme celle-ci ? dit-il à Espoir, désireux d'alléger l'athmosphère entre le fils et le père, ou du moins de briser le silence qu'égayait à peine la liesse frileuse des habitants du Bourg.
Au prix d'un demi mensonge, car d'après ses souvenirs, Acuité lui avait surtout volé sa proie, avant de le moucher devant ses hommes. Mais à l'époque, il n'avait pas pris la mouche.
- Je dois admettre qu'à ton âge elle avait encore pire caractère, ricanna-t-il.
Et il n'avait pas la sensation d'insulter la Duchesse, mais au contraire, d'approuver son allégation de la veille : elle "avait fait bien pire".

- Si mes souvenirs sont exacts, c'est à cette chasse que tes parents se sont rencontrés pour la première fois, reprit le Roi avec malice.
Après tout, cette chasse serait ce qu'ils en feraient. Avec l'aide d'Eda et l'absence d'Acuité, seuls les marguets feuleraient !

Le Roi avait aussi mauvaise mine qu'eux tous. Par El, le Duché de Bearn ne brillait par à travers des visages rayonnant en cette froide matinée.
Espoir n'avait qu'une hâte, que ces festivités en son honneur s'achève et qu'il puisse poursuivre son apprentissage de la magie.
Sa nuit avait été courte et agité par bien des manières. Il rêvait de retrouver le confort de son lit et la chaleur de ses draps.
Et voilà que le Roi leur annonçait le décès prochain du Duc de Rippon. Espoir se mordit la lèvre inférieure pour se retenir d'artiser Aimée.
Cela aussi devrait attendre.
Contre toute attente, sa propre mère décida d'abandonner la partie de chasse. Il ne crut pas un seul instant en ses paroles, cela ne lui ressemblait en rien. Les yeux ronds, il l'observa s'éloigner aux côtés de sa soeur avant de reporter son attention sur son père adoptif.
À en juger par son expression, il s'était passé quelque chose.
Sa mère allait-elle bien ? Il n'aimait pas la savoir seule et maussade, parfois il avait le sentiment qu'elle cherchait à en finir avec la vie.
Sachant pertinement que Brun Braveterre n'en dirait rien, il détourna le regard. Quoiqu'il ait pu se passer, c'était entre eux deux, comme d'habitude.
- Toutes mes condoléances à la Reine, dit-il avec respect en s'inclinant légèrement.

À la suite du Roi, Espoir se mit en selle.Tout était en place pour les marguets et les rapaces. Le jeune homme avait sa préférence pour les oiseaux, comme sa mère et tendit le bras pour recevoir Vivesailes, le faucon gerfaut offert par sa mère pour ses treize ans.
Le rapace piailla avant qu'on ne vienne le déposer sur le gant de cuir. Espoir saisit alors les jets pour le maintenir en place et caressa le chaperon qui gardait son oiseau dans le noir jusqu'au moment où il lui ferait prendre son envol.
Aussi, il laissa les marguets aux invités.

Le comité était relativement petit, en dehors de quelques gardes qui les accompagneraient. Après un temps qu'il jugea incroyablement long, le groupe se mit en route, le Roi à sa tête. Comme le disait le Roi, ils n'étaient qu'entre hommes, enfin presque.
Son père et lui chevauchaient non loin de ce dernier, légèrement en retrait. La neige maculait l'entièreté de la plaine devant eux, une brise fraiche mais légère caressait leurs visage en cette matinée.
C'est alors que le Roi lui parla de sa mère, partageant un souvenir avec eux. Espoir posa un regard sur Brun Braveterre, comme s'il doutait de la véracité de ces propos.
Il fit accélerer son cheval de manière à se mettre à portée de Vainqueur.

- Vraiment ? Ils se connaissent depuis si longtemps ? Je l'ignorais...
Il se mordilla la lèvre en observant le pas de son cheval, soulevant des petits nuages de poudreuse.
- Que s'est-il passé lors de cette chasse ?

Sans le savoir, Vainqueur lui offrait un cadeau inestimable. Lui qui avait toujours souhaité comprendre comment sa mère avait pu épouser un homme tel que Brun Braveterre, il risquait d'être servi. Il lui semblait cependant que depuis la nuit, des vérités désiraient se dévoiler. Pour l'instant, il avait encore du mal à en saisir les morceaux pour décrypter les messages mais qui pouvait bien savoir ce que cette chasse lui réservait ?

Après ses excès de désespoir et d'alcool de la veille, le Duc de Béarns avait l'impression qu'il neigeait dans son cerveau et dans son coeur, sans parler de son estomac. Il savait que ce jour serait décisif, il découvrait à quel point : Vainqueur, qu'il avait craint de ne pas voir venir, annonça son départ dès le lendemain au chevet du Duc de Rippon. Espoir aussi, partirait sans doute dès le lendemain, pressé qu'il était de quitter ses parents prétendument maltraitants. Un jour : un seul jour pour adoucir la vérité auprès du Roi (Espoir et Aimé ne s'aimaient ni ne se marieraient) et la révéler enfin à Espoir.

Plus ou moins consciemment, le Duc et la Duchesse s'étaient répartis les rôles : Brun s'occuperait de Vainqueur, et Acuité d'Espoir. Car si Brun parlait à Espoir, ou si Acuité parlait à Vainqueur, les choses ne feraient certainement qu'empirer.

D'un regard tendre mais inquiet, Brun regarda sa femme et sa fille s'éloigner. Il observa tout le reste (les marguets, les gardes, et même Espoir) d'un oeil distrait voire absent. Son esprit était trop occupé à compulser tout ce qui pourrait et devait être dit. Pourtant c'est dans un silence de neige qu'ils quittèrent le château puis le bourg.

Brun n'eut pas plus de joie lorsque Vainqueur rompit le silence. Après sa glissade de la veille, il n'aurait pas pensé que le Roi se risque à nouveau sur le terrain du passé. A quoi jouait Vainqueur ? car Brun ne pouvait pas croire que le Roi prenait simplement plaisir à radoter. Essayait-il de réparer les pots cassés avec Espoir en lui vantant les hauts faits d'Acuité ? Il avait certainement l'attention de son fils, qui s'était rué à son côté. Interdit, voire renfrogné, le Duc entendit la réponse du Roi, comme l'entendirent les deux gardes muets qui les accompagnaient.

- J'ai rassemblé mes hommes pour Chalcèdes, résuma Vainqueur comme si cela se passait d'explications. J'ai blessé un cerf et me suis retrouvé en mauvaise posture, jusqu'à ce que ta mère l'abatte d'une flèche en me traitant d'inconscient et de fou. Autant te dire qu'elle a fait forte impression !
Le Roi éclata d'un rire qui chassa loin la mort planante du Duc Lunabille. Il se retourna sur sa selle, jeta à son ami un coup d'oeil malicieux, puis poursuivit en se penchant légèrement vers Espoir, d'une voix qui restait parfaitement audible :
- Contrairement à ton père. C'est à peine si elle l'a remarqué ! Du moins c'est ce que je croyais...

Mortifié par ce qu'il estimait être une humiliation devant son fils et devant témoins, le Duc de Béarns fit ralentir l'allure de son cheval. Il n'avait pas particulièrement envie d'entendre la suite, puisque manifestement Vainqueur se sentait le droit de plaisanter au sujet de sa vie et de sa parentalité. Les gardes semblèrent hésiter sur la marche à suivre. Après un échange tacites de regards qui ne dura qu'une seconde, la garde resta derrière Vainqueur et Espoir Loinvoyant, et le garde ralentit aux côtés du Duc qui n'avait rien demandé.

Remâchant sa colère, Brun se demanda s'il était devenu trop susceptible. Il s'était posé la même question, la veille, après avoir débouté le jeune garde qui l'escortait désormais. Il coula un regard dans sa direction. L'homme à la chienne rousse faisait mine de ne rien avoir entendu et bien que le contraire eut été insolent de sa part, le Duc lui fut reconnaissant de son silence. Il se sentait un peu honteux, non seulement d'avoir ainsi été exposé, mais aussi de l'avoir quitté si brusquement la veille. Pas assez honteux, toutefois, pour s'excuser. Un homme avait sa fierté - un Duc qui plus est.

- Je ne vous ai pas demandé votre nom, dit-il au bout d'un moment.
Brun regarda le jeune Cervien et retrouva un peu de la curiosité qu'il avait nourri à son sujet, en l'entendant parler Chyurda. Retrouva, aussi, cette étrange jalousie à l'égard de ce qu'il estimait être son insouciance et sa liberté.
- Vous avez des enfants ? demanda-t-il par impulsion.
Puis, réalisant le caractère inattendu voire déplacé de sa question :
- Puisque que vous savez tant de ma vie désormais, dites m'en donc un peu plus sur vous !

Devenu fort bavard, le cortège muet pénétra dans la forêt.

Murmure. Voilà qui semblait bien refléter le goût pour la conversation du jeune garde, qui répondait à ses questions par pure obligation, estima le Duc, à moins que le Murmure soit resté refroidi de la veille. Quand bien même, on ne pouvait attendre d'un garde qu'il ne comporte comme un courtisan, et ça n'était pas souhaitable : le Duc en avait assez des faux semblants. S'il fallait chasser en silence, ainsi soit-il, tant qu'il n'avait pas à entendre Vainqueur répondre aux questions de son fils à sa place.

- Il a de la chance de vous avoir, votre fils, ajouta pourtant le garde, et Brun tourna vers lui un regard surpris.
Il mit quelques secondes à comprendre de quoi il s'agissait. Nulle flatterie ou compliment personnel, car Murmure ne le connaissait pas ; identifiait, pourtant, un trait qu'ils avaient en commun, et qu'Espoir n'avait pas. Le trou laissé dans leur vie par un père, une famille disparus trop tôt.

Alors, oui, Espoir avait de la chance de l'avoir, même s'il ne l'avait pas reconnu, même s'il avait été un père de merde, même s'il lui avait dit, la veille, qu'il n'attendait plus rien de lui. Juste par ce qu'il respirait, et qu'il était là. Et cela lui mit du baume au coeur, même si Brun savait, qu'Espoir ne reconnaîtrait jamais cette chance, avant qu'elle disparaisse.
- Il ne le sait pas, répondit-il à mi-voix dans le silence ouaté de la forêt enneigée. Il ne peut pas le comprendre, car il ne l'a pas vécu, comme nous l'avons vécu. On ne réalise la valeur de ceux que l'on a que lorsqu'on les perd. Mais alors il est trop tard.

Sa voix était devenue rauque alors qu'il repensait à tous les deuils qui avaient jalonné sa vie. Comme Murmure, il avait perdu sa famille avant de devenir un homme. Comme Murmure, il avait trouvé refuge à Castelcerf. Auprès de Vainqueur, il s'était reconstruit un foyer, et ensemble ils s'étaient jetés au devant de la guerre. La guerre les avaient abîmés, il avait perdu Soudaine, tant de camarades, et Acuité. Acuité lui avait fait vivre sa mort, sa mort lui avait fait apprécier la valeur de sa vie et de son amour. Elle lui avait donné trois enfants, dont une qu'il avait perdue, quelque part dans cette forêt maudite. Les vivants n'avaient pas fait le poids face à la mort de Victoire.

- Il faudrait pouvoir profiter de ceux que nous avons. Mais demain mes enfants repartent avec vous à Castelcerf, et je reste ici à préparer les attaques du printemps, reprit le Duc sombrement.

La vapeur sortait de sa bouche. Faisait-il si froid, ou bien était-ce lui qui refroidissait l'ambiance ?

- Accompagnerez-vous le Roi chez les Lunabille ? demanda-t-il, puisqu'il fallait rester tourné vers l'avenir.

Espoir chevauchait aux côtés du Roi en espérant en apprendre plus sur l'histoire de ses parents. Il osa cependant un regard par dessus son épaule pour rencontrer l'oeil sombre de son père adoptif. Peu lui importait, Vainqueur aurait probablement de quoi lui apprendre.
Aussi, il but les paroles que le vieil homme déversa.
L'histoire le fascina, il n'avait aucune peine à imaginer sa mère abattre un cerf d'une flèche. Elle avait toujours été douée pour la chasse même si elle lui disait ne pas aimer ça. Peut-être que la jeune Acuité Loinvoyant éprouvait du plaisir dans l'activité ? Non, le jeune homme aurait plutôt parié pour le tir à l'arc, voilà ce qu'elle aimait dans la chasse.
La pratique de l'arc avait toujours été la fierté de Béarn, sa mère y avait veillé.

- Elle vous a traité d'inconscient et de fou ? demanda-t-il alors, incrédule. Devant vos hommes ?
Voilà qui était grave. Sa mère avait toujours été tranchante dans ses propos mais pas dans ses acts. La jeunesse pouvait être si impétueuse par moment et Espoir se surprit à sourire en imaginant une jeune Acuité, menant sa danse devant un Roi en mauvaise posture.
Vu comment il en riait, force était de constater que le Roi ne lui en tenait pas rigueur. Comme ce dernier se retournait pour chercher l'approbation de son père adoptif, il fit de même.
L'expression de ce dernier toutefois, ne laissait guère présager d'un quelconque commentaire.
Espoir soupira doucement et reporta son attention sur Vainqueur au même moment ou celui-ci se penchait vers lui pour lui confier quelque chose de plutôt intriguant.

Expoir haussa un sourcil et répondit :
- Vous voulez dire que...mon père adoptif était présent et qu'il n'a pas réagi ? Voilà qui est...surprenant. Elle était très jeune par rapport à lui non? Qu'est-ce qu'il s'est passé ensuite ?

Un peu honteux d'un tel engouement, il se racla la gorge et ajouta :
- Pardonnez moi mon Roi, je pose beaucoup de questions...C'est juste que...j'ignore tant à leur sujet.

À nouveau il se retourna et découvrit que le reste du groupe s'était un peu éloigné. Brun parlait avec un garde et semblait ne plus se préoccuper de lui à moins qu'il n'en profite pour fuir de nouvelles vérités.
Espoir se rembrunit légèrement. Il ôta le capuchon de son faucon gerfaut et le laissa prendre son envol.

L'enthousiasme et l'incrédulité d'Espoir firent glousser le Roi. Il avait plaisir à évoquer ainsi le passé devant un auditoire conquis. Il ne se souvenait pas avoir partagé pareille conversation avec le fils d'Acuité, d'ordinaire plus taiseux ; il est vrai qu'ils ne passaient guère de temps ensemble, malgré les murs qu'ils partageaient.

Toutefois, Vainqueur devait rester prudent. Espoir semblait totalement ignorant, et Brun n'avait pas l'air d'apprécier leur petit apparté - à moins qu'il souhaite au contraire le prolonger, ainsi éloigné en queue de cortège ? El savait ce que Brun ruminait depuis son arrivée, et ce que père et fils s'étaient dit après son départ de la veille.

- Personne n'a vraiment eu le temps de réagir, répondit donc le Roi avec parcimonie. Et puis le maître d'armes n'avait rien à redire à la fille du Duc de Béarns.
Pourtant Brun s'était autorisé à la mettre dans son lit, songea Vainqueur avec ce qui restait une pointe d'amertume.

- Ensuite nous sommes partis en guerre, reprit Vainqueur évasivement, et son esprit s'évada encore davantage vers les terres menaçantes de Chalcèdes.
Il pensait à Aimée, à ce qu'elle lui avait dit, à ce qu'elle lui avait caché, et son esprit s'envola au rythme des ailes du faucon.

Au début, le Duc de Béarns crut que le garde était sérieux. Et puis il commença à parler des ronflements du Duc de Bauge.

Cela aurait sans doute fait rire à peu près n'importe qui, sauf Brun Braveterre, qui n'avait jamais été très porté sur les ragots voire les plaisanteries, surtout depuis qu'il était devenu Duc de Béarns. On le disait sinistre, il l'était devenu sans doute ; les épreuves de la vie et les responsabilités l'avaient rendu sinistre, lui qui avait toujours été assez rigide, surtout lorsqu'il était question de l'honneur et du devoir.

Maître d'armes, soldat, Duc, il avait toujours pris le rôle et la dignité de l'uniforme très au sérieux. Un sérieux dont semblait totalement dépourvu Murmure, du moins dans ses paroles. Cela l'avait déjà choqué la veille. Le jeune homme semblait considérer sa mission avec désinvolture, sinon avec dédain. Ce faisant il ne se rabaissait pas seulement lui-même, mais il crachait sur toute la profession.

- Vous n'avez pas vraiment le sens des convenances, pas vrai ? grinça le Duc de Béarns, qui s'efforçait de tenir la mouche à distance, plutôt que la laisser le piquer comme la veille. Mais elle bourdonnait fort à ses oreilles.
- J'imagine que cela doit plaire à Vainqueur, supposa-t-il avec amertume, car il ne voyait guère quelle autre vertu pouvait avoir Murmure pour faire partie de sa garde rapprochée.

Brun imaginait parfaitement le Roi passer le temps de ses voyages à bavasser avec ses soldats, comme il le faisait jadis avec lui. Riait-il de ses Ducs ? Riait-il de lui ? Que disait-il à son fils présentement, qui les fasse ainsi se retourner vers lui ?

- Si vous manquez de frisson, essayez donc les côtes de Béarns ou la frontière d'Haurfond, bougonna-t-il avec mépris.

Brun eut envie de boire pour noyer le mauvais alcool de la veille et le désespoir qui ternissait l'éclat de la neige. Il essaya de rappeler à lui l'amour pour son fils, pour son ami, la foi en l'avenir. Et, à défaut de joie de vivre, un peu d'indulgence envers sa compagnie.

Murmure, comme tant d'autres et après avoir perdu son père, n'avait sans doute pas choisi le métier qu'il dénigrait aujourd'hui. Lui-même, à leur âge, n'avait guère eu plus de plomb dans la tête que Murmure, et sans doute moins qu'Espoir. Avec Vainqueur, il s'était jeté dans la guerre avec inconséquence, après avoir volé l'honneur d'Acuité. Et ses tentatives pour réparer l'avaient mené là où il était aujourd'hui, sinistre et désespéré.

D'un regard morne, le Duc regarda le faucon s'envoler, suivi de près par tous les marguets qui s'enfoncèrent dans la forêt.

C'est parti pour la chasse !

Dé de 10 n°1 : qualité de la chasse (ambiance)
Dé de 10 n° 2 : quantité de la chasse (proies)

Dé de 10 n°3 : Qui ramène le plus de proies ?
1-2 : Espoir (faucon)
3-4 : Brun (marguet)
5-6 : Vainqueur (marguet)
7-8 : courtisans de Béarns
9-10 : courtisans de Cerf

A Murmure de décider si sa chienne participe ou non à la chasse et de quelle manière.

Le membre 'Vainqueur Loinvoyant' a effectué l'action suivante : Le hasard en action

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'Hasard 10' : 1, 4, 7

Faucons et marguets s’enfonçèrent dans la forêt enneigée. Et maintenant ? Fallait-il juste attendre qu’ils reviennent ? La troupe continua au pas, dans un silence relatif. Il n’y avait guère que quelques courtisans cerviens pour s’étonner de la fière allure des félins et oiseaux de chasse.

Vainqueur était perdu dans des pensées lointaines, au sud du Royaume. Espoir ne le dérangea pas de davantage de questions, aussi taiseux que son père, qui n’avait même pas pris la peine d’épauler son arc. Malgré leur manque d’enthousiasme, ce furent les Béarnais, ou plutôt leurs marguets, qui ramenèrent le plus de proies durant l’heure qui suivit. Plusieurs oiseaux, assez beaux avec leur pelage de neige ; et quelques lièvres qui viendraient sans doute garnir sans panache les plats et les fourrures de Castellonde.  

Dès qu’il jugea leur nombre correct pour sauver les apparences, le Roi siffla la fin de la chasse. La troupe se congratula mollement et tourna bride pour reprendre la direction du château et de la suite des festivités. Le banquet d’anniversaire les attendait.  

Vainqueur n’avait toujours pas célébré le principal intéressé, et pressentait que l’atmosphère à venir ne saurait guère s’améliorer. La mort prochaine du Duc de Rippon planerait sur sa suite, autour de sa Reine éplorée ; et il s’apprêtait à profiter de la route du retour pour donner suite à la discussion houleuse de la veille.

L’avenir : c’était tout ce que le Roi avait en tête, sans pouvoir profiter de l’instant présent. L’avenir du Royaume, de Cerf, de Béarns, et à présent de Rippon et d’Haurfond. L’avenir de ses enfants, de sa fille, de ses fils. L’avenir de sa Reine, et peut-être, il n’osait l’espérer, son propre avenir avec les nouveaux enfants qu’elle lui donnerait.

Après un regard significatif à Espoir et son père, Vainqueur poussa son cheval. Ils se retrouvèrent tous les trois en tête, accompagnés seulement des deux gardes, de la chienne inconnue, du faucon d’Espoir qui avait retrouvé son capuchon, et des marguets qui paressaient sur leurs selles. Le grand air et le silence ouaté de la neige non encore foulée, puisqu’ils rentraient par un chemin différent à travers la forêt, étaient propice aux tractations politiques telles que Vainqueur les concevait. A savoir, j’ordonne et vous obéissez, même s’il avait la sensation de faire beaucoup de compromis dans cette affaire. N’avait-il pas pardonné le soufflet qu’Espoir et sa mère, sans parler d’Aimée, lui avait infligé la veille ?

- J’ai réfléchi à notre conversation d’hier, commença le Roi une fois que furent éloignées les oreilles indiscrètes.  

Il omit de signifier qu’il avait aussi échangé avec sa fille, par l’Art pendant la nuit, et qu’elle lui avait confirmé sa volonté partagée de rompre les fiançailles. Leur échange n’avait certes pas été plaisant, mais avait eu le mérite de clarifier la situation, et de le rassurer sur la santé de la princesse, à défaut de son fichu caractère.

- J’accepte de rompre les fiançailles royales, mais à deux conditions.

Il se baissa pour éviter une branche basse, puis se tourna vers Espoir, savourant un instant d’avoir toute son attention.

- Ce sera la Couronne qui l’annoncera et la Couronne seule, dans les délais qu’elle jugera bons. Je n’accepterai pas la plus petite rumeur de votre part.

Hors de question que tout le monde sache que Béarns avait craché dans sa main tendue, puisque c’était ainsi que le Roi ressentait la chose. Il était inconcevable et humiliant qu’un fils de Duc, bâtard qui plus est, puisse refuser la main de la Reine Servante donnée par le Roi lui même. Aussi les choses ne se passeraient-elles pas comme ça. Officiellement, les fiançailles seraient rompues par la Couronne, et pas parce qu’elle reconnaîtrait s’être trompée ; mais parce qu’elle aurait trouvé mieux.

- Nous attendrons probablement d’avoir un autre mariage à annoncer, bougonna le Roi, qui n’avait aucune idée de l’héritier auquel il pourrait bien marier Aimée, et n’était pas enchanté de devoir se poser la question, qu’il estimait réglée depuis longtemps.

- Tu devras donc rester discret, quelque soit ta... situation et le temps que cela mettra, ordonna-t-il à Espoir, et de la main il découragea toute protestation du jeune homme, parce qu’il n’en avait pas fini avec ses conditions.

Il se tourna ensuite vers Brun, alors que leurs chevaux continuaient à progresser d’un pas régulier. Il observa un instant son ami, qui lui semblait encore plus vieux que lui, puis se força à changer son regard pour le regarder comme le Duc de Béarns. L’absence d’Acuité l’obligeait à cet exercice, et il ouvrit son Art pour permettre à la Duchesse, si elle le souhaitait, d’entendre aussi ce qu’il avait à dire.

- Cerf et Béarns resteront liés par le mariage.

Dans le silence de la forêt, il laissa le Duc prendre la mesure de ce que cela signifiait. Il n’avait pas vraiment besoin de justifier sa décision, qu’il estimait de bon sens politique ; pourtant il le fit quand même, par diplomatie et, peut-être, par amitié.

- L'unité du Royaume a besoin de plus que des tapes dans le dos et des souvenirs partagés. Nous ne sommes pas éternels et nos enfants - nos Duchés - doivent conserver des liens forts.

Et quoi de plus fort que les liens du sang ?

- Je suis certain que les Princes consentiront à cette union, et qu’elle sera profitable pour la défense du Royaume.

Sûr de lui, Vainqueur l’était et l'avait toujours été. Prospère ou Chance feraient ce qu’il le leur demanderait, n’était-ce pas leur rôle de fils et d’héritier ? Les murs de Castellonde étaient froids, mais il y avait pire destin que celui d’épouser Liberté Loinvoyant, ses yeux bleus et son Duché. Vainqueur imaginait davantage Prospère dans ce rôle, lui qui ne semblait plus guère trouver sa place à Castelcerf, et qui serait à la hauteur des difficultés que Béarns connaissait. Mais il se souvenait de la manière dont Chance et Liberté avait dansé lors de ses épousailles.

Quelle que soit la paire choisie, elle scellerait les liens entre les Duchés jadis ennemis, qui avaient plus que jamais, besoin de s’allier face à la menace pirate.

Vainqueur n'avait pas répondu à toutes les questions d'Espoir.
La guerre avait mis un point final à la discussion, même après tant d'années. Suite à cela, il n'avait pas osé le relancer et s'était concentré sur la chasse, tandis qu'il ruminait.
Les paroles de la veille, celle de ce matin se mêlaient à son manque de sommeil qui le rendait moins vif qu'à l'accoutumée.
Espoir avait toujours beaucoup dormi, encore plus à présent que l'Art emplissait ses journées, il compensait les heures de pratiques tardives.
Aussi, il demeura là, laissant son faucon voler sans vraiment lui imposer de prises. Les courtisans de Béarns s'en chargeaient.
Le Roi demeura aussi statique et un lourd silence s'abattit sur le groupe. l'ambiance était morose, Espoir se sentait mal à l'aise malgré le fait qu'il s'agisse de son anniversaire qu'on fêtait.
Il aurait préféré dormir, avoir des réponses et réfléchir à tout ça.

Enfin, le Roi siffla la fin et le groupe se remit en marche pour rentrer, à travers les plaines couvertes de neige.
Le faucon Gerfaut avait retrouvé le capuchon et le bras du jeune homme avec une étonnante tranquillité pour un rapace.
Comme Vainqueur poussait un peu son cheval, Espoir comprit après un rapide coup d'œil à son père que le Roi souhaitait s'éloigner de sa suite. Il le suivit sans broncher et très vite, tous trois se retrouvèrent en tête,loin des oreilles attentives, enfin en dehors de deux autres gardes.
Alors le Roi annonça les décisions prises durant la nuit, ou la chasse, qui pouvait savoir.
Lorsqu'il évoqua son accord pour rompre les fiançailles, Espoir sentit son cœur bondir dans sa poitrine. Toutefois, les deux conditions à venir l'inquiétaient un peu.
Il jeta un nouveau regard à Brun Braveterre.

La Couronne devait être la seule à l'annoncer. Évidemment, il voulait sauver les apparences et laisser Aimée rester désirable. Cela jetait l'humiliation sur Béarns, le jeune homme entendait déjà les on-dit qui en découleraient. "Enfin, pas un bâtard sur le trône. La Reine servante méritait mieux que cela!".
Lui pourrait le supporter, il s'évaderait par l'Art. Mais ses parents ?
Pire que tout, il ignorait si sa mère serait d'accord avec ça.
Comme le Roi s'adressait directement à lui en lui demandant de rester discret, Espoir déglutit péniblement en songeant à Volonté.
Il hocha toutefois la tête pour lui signifier qu'il avait compris.

La suite le surprit véritablement et il observa la réaction de Brun. Liberté allait épouser un des Princes. C'était généreux de la part du Roi de consentir à une union après l'affront de la veille et Espoir espérait que sa mère l'accepterait sans broncher.

- Prospère se plairait ici je pense, dit Espoir tout bas.
Chance s'ennuierait.
Il avait parlé sans réfléchir, comme si on l'y avait invité. Aussi, il se racla la gorge et reprit sa contemplation du paysage pour se faire oublier. Après tout, il n'était plus que simple spectateur de ce qui se jouait ici.

Espoir avait hoché la tête, semblant agréer la première de ses conditions, et c’était moins la moindre des choses. Le jeune homme semblait gêné et le Roi se demanda s’il avait vu juste, si le promis de sa fille fréquentait quelqu’un d’autre, mais il préféra ne pas y penser ; comme homme, il aurait pu mieux comprendre, mais comme père et comme Roi, il n’aurait pas pu résister à la colère, et il ne voulait pas aggraver les dégâts de la veille.

Vainqueur inspira une grande bouffée d’air froid, et reporta son attention sur son Duc et ami. Que pensait-il de sa nouvelle proposition ? qui n’en était pas vraiment une, plutôt une alternative assez brillante pour sauver l’honneur et préserver les engagements mutuels. Vainqueur n’attendait pas de réponse immédiate, mais il ne voyait pas comment Brun et Acuité auraient pu refuser. Cette union était même meilleure que la précédente, expurgée de sa vieille culpabilité, et plus équilibrée. Une union classique entre deux grandes maisons. Tout le monde y consentirait, à commencer par les principaux intéressés.

Mais Brun ne disait toujours rien.

- Prospère se plairait ici je pense, intervint Espoir, et Vainqueur le regarda, surpris, avant de laisser un sourire s’épanouir sur ses lèvres.

Oui, Prospère se plairait à Castellonde, c’est ce qu’il croyait aussi, c’est ce qu’il voulait croire. Le jeune prince avait le sens du devoir, de la diplomatie et de la stratégie. Il ne montrait aucun attrait pour le sud, pour Chalcèdes, ni pour une dame en particulier. Depuis la mort de sa mère, il semblait triste à Castelcerf, bien que de manière plus discrète que la princesse. Il était devenu distant, avec lui des suites de son remariage ; mais aussi avec sa fratrie, et Vainqueur redoutait que certains mettent son allégeance à l’épreuve, car il devait bien le reconnaître, Prospère aurait fait un héritier parfait. Il ferait donc un Duc parfait.

De plus en plus satisfait, Vainqueur tourna la tête vers le Duc actuel, et son sourire disparut. Brun était plus gris qu’après la plus blanche de ses insomnies. Une fraction de seconde, le déserteur croisa son regard interdit, puis il tourna la bride et disparut dans la forêt. Bousculé par ce départ au galop, le marguet feula et sauta sur le sol. A moins que ce ne soit l’inverse ? Le marguet avait feulé, le cheval s’était emballé et Brun avait disparu ?

Incrédule, le Roi s’arrêta et regarda les arbres tordus. Il ne savait pas comment réagir. Le jeune Vainqueur serait sans doute parti à sa poursuite, mais enfin ça n’était pas très digne, et il voulait rentrer s’enquérir de sa femme et d’Acuité. Par l’Art dans lequel il ne l’avait pas sentie, Vainqueur se jeta vers son ami.

Où vas-tu, reviens ! lui intima-t-il, mais Brun avait été fermé à l’Art depuis de nombreuses années, et il se heurta à un mur, ou plutôt à une absence.
Il sentait par contre la présence vibrante d’Espoir à ses côtés.
Mais enfin que fait-il ? l'interrogea-t-il, confus, blessé.
- Suivez-le, bon sang ! ordonna-t-il au garde et à Espoir, alors qu’ils étaient tous restés figés, sauf la suite des courtisans qui les rejoignaient.

Subitement, Brun Braveterre disparut avec sa monture. Espoir le regarda détaler, les yeux ronds, sans comprendre ce qu'il se passait. Ne venaient-ils pas d'essuyer une accalmie dans cette chasse et dans toutes ces affaires royales ?
Ses parents n'avaient-ils pas obtenu ce qu'ils souhaitaient enfin ?
Un vague sentiment de culpabilité s'immisça dans son être. Peut-être que s'il avait consenti à épouser Aimée comme on le lui avait imposé, alors ils n'en seraient pas là, dans le froid et la neige à contempler le vide laissé par son père adoptif.

La pensée de Vainqueur percuta son esprit avec force, poussée par la surprise. Espoir eut un moment de flottement pour se remettre du léger choc et tandis que le Roi intimait à la ronde de suivre le Duc, le jeune homme s'élança sans attendre son reste, ni même sans répondre au Roi.

Il galopa, zigzaguant entre les arbres, fouillant la neige des sabots lourds de son cheval. D'abord, il ne put que suivre les traces laissées par le cheval du Duc mais à mesure qu'il poussait sa monture, il l'aperçut enfin, les pans de son épais manteau claquant dans l'air.

- Père ! Cria-t-il lorsqu'il considéra être à portée.
Père, attendez ! Poursuivit-il naturellement par l'Art.

Sa magie tenta de contacter sa mère, mais sa mère avait levé ses barrières mentales. Alors Espoir galopait, ignorant les glissades de son cheval, esquivant les troncs et les branches, juste pour rattraper ce fantôme de père, de duc, et sans comprendre le sens de cette fuite soudaine.

Dé 10 :
1-2 : Espoir chute de cheval sans blessure
3-4 : Espoir se prend une branche et chute
5-6 : Espoir se prend une branche, ne chute pas mais est blessé au visage (balafre incoming)
7-8 : Espoir rattrape son père et le fait chuter sans le faire exprès
9-10 : Espoir rattrape son père sans encombre et fait stopper la course

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'Hasard 10' : 2

La chasse fut d’un ennui mortel. Mais depuis combien de temps le Duc de Béarns n’avait-il pas connu le plaisir simple d’une chasse ? Depuis la mort de Victoire, il lui était difficile d’avoir l’esprit léger, en particulier dans cette forêt.  

Perdu dans ses souvenirs du passé et ses angoisses de l’avenir, Brun ne se donna pas la peine de tirer les oiseaux, ni de prêter attention à ceux que rapportaient les marguets. Présent, mais absent, comme souvent ces derniers temps.

Au moins son humeur taiseuse semblait partagée par son ami, son fils, jusqu’au garde qui n’avait pas répondu à sa provocation. Pourtant Vainqueur avait annoncé vouloir donner suite à leur conversation de la veille. Et c’est ce qu’il fit après avoir sifflé la fin de la chasse, et attiré à lui le Duc et son fils.  

Pourquoi un si sombre pressentiment lui obscurcissait-il la poitrine ? Le Roi semblait aussi bien disposé que possible, étant donnés les récents événements. Brun regretta d’avoir demandé à Acuité de ne pas venir. Il se serait senti plus fort à ses côtés, ou du moins aurait-il eu une bonne raison d’angoisser.  

Les premières paroles du Roi auraient dû être un soulagement. Sa première condition, un déshonneur admissible. Sa deuxième condition, un honneur princier, un choix de raison et de sécurité. Alors pourquoi avait-il le coeur au bord des lèvres, après les mots de Vainqueur et ceux - à peine soufflés - d’Espoir ? Pourquoi son coeur battait-il si vite ?

Etait-ce parce qu’il ne concevait pas qu’on puisse forcer la liberté de sa petite fille ? Mais Liberté était une femme et ils l’avaient déjà envoyée à Castelcerf en quête d’un époux bien-né.
Etait-ce d’entendre Espoir consentir à demi-mots à l'engagement de sa soeur, ce même engagement que le jeune homme avait refusé au péril de son Duché ?
Etait-ce la perspective de devoir faire accepter à Acuité les conditions du Roi, de l’entendre questionner sa loyauté une énième fois, de se déchirer encore, peut-être une fois de trop – comme il s’était déchiré une fois de trop avec son fils, la veille ?
Etait-ce brouillard qu’il portait à l’intérieur depuis lors ? Cette sensation d’avoir perdu, non seulement sa fille, mais désormais son fils, et bientôt son autre fille ? Sans parler de sa femme et de son Duché qui dansaient au bord de l’abîme, sans qu’il puisse les protéger.

Brun n’avait toujours rien dit, et son coeur battait de plus en plus fort. Alors il fuit, puisque c’était tout ce qu’il savait faire, sans un mot et avec ce même tumulte qui régnait à l’intérieur. Lâchant la bride à son cheval, courbé sur l’encolure pour contenir la douleur et le contenu de son estomac. Il ne voyait plus que les racines qui filaient à toute vitesse, il n’entendait plus que son coeur et... son fils, qui l’appelait ?

Le Duc se retourna pour voir Espoir tomber de cheval. Semblant perdre tout à fait le contrôle de lui-même, il n’eut qu’à moitié conscience de ce qui se passa ensuite. Il se retrouva à genoux par terre, serrant compulsivement son fils dans ses bras, persuadé qu’il l’avait perdu comme il avait perdu Victoire. Son coeur explosait, il n’arrivait plus à respirer, il crut qu’il allait perdre conscience et mourir lui aussi.  

Et puis il vit les yeux d’Espoir, ses yeux noirs qui le regardaient, écarquillés. Ses lèvres qui bougeaient. Ses bras qui le serraient à leur tour. Espoir n’était pas mort, le Duc reprit une respiration sifflante, retrouvant lentement la sensation de lui-même et de son environnement. Ils étaient seuls dans la forêt.

Brun était toujours terrifié. Il ne croyait plus qu’Espoir était mort, mais il voyait bien qu’il perdait l’esprit. Qu’allait penser son fils de lui ?

- Pardon... j’ai cru que... j’ai cru... bafouilla-t-il, ne reconnaissant pas sa propre voix, comme Espoir ne reconnaissait sans doute pas, son visage baigné de larmes.

Le cheval galopait toujours à une vitesse folle malgré la neige et le terrain boisé. Quelque chose au fond du jeune homme le pressait, à rattraper le Duc en fuite. Était-il inquiet comme un fils pour son père ? Curieux ? Avait-il peur des représailles du Roi ou de sa mère, face à ce comportement qui n'avait rien de digne du représentant de ce Duché ?
Il n'avait pas compris l'attitude de ce dernier, cette fuite quand tout donnait l'impression de s'arranger.
Alors, il avait lâché la bride de son cheval lui aussi et appelé, en vain.
Sa monture soufflait, un nuage de vapeur s'échappait de ses naseaux dilatés et puis soudain, il trébucha sur une racine camouflée par la neige.
Espoir bascula par-dessus l'encolure lorsque celle-ci s'affaissa subitement et si le cheval se rattrapa tant bien que mal en évitant de le piétiner, le jeune homme se retrouva les pieds par-dessus la tête un court instant, avant que son dos ne rencontre la neige et le sol en dessous, plus dur.

Choqué par la surprise de cette chute plus que par la douleur en elle-même, il demeura un instant hébété sans bouger, le regard tourné vers sa bête qui s'ébrouait juste à côté.
Le fracas d'un galop retentissant de plus en plus proche attira son attention et l'instant d'après, le Duc s'était échoué sur le sol en prenant son corps entre ses bras.
Il le serrait avec une force inouïe et Espoir ne put rien faire d'autre que de lui rendre son embrassade, les yeux écarquillés par cette attitude encore plus étrange que la précédente.

- Père...murmura-t-il doucement. Père...tout va bien.
Il avait parlé le plus doucement possible, comme s'il craignait de déclencher une nouvelle réaction impossible à comprendre mais à la façon dont ce dernier le regarda, il douta même qu'il l'ait entendu.
Alors il n'ajouta rien, laissa le duc reprendre ses esprits, essuyer ses larmes.
Par El, il pleurait pour lui.
Pardon... j’ai cru que... j’ai cru...

Espoir le regarda avec une compassion non feinte et encore moins dissimulée. Il posa une main sur l'épaule de l'homme qui l'avait élevé et ajouta :
- Je sais ce que vous avez cru. Je vais bien. Vraiment.

Il ne fallait pas être bien intelligent pour comprendre qu'il avait craint qu'un deuxième accident de cheval ne lui ôte un autre enfant.
Le jeune homme était ému de voir qu'il pouvait être pleuré comme un enfant légitime.
- Vous m'avez toujours considéré comme l'un des vôtres. Depuis des années je cherche mes origines, je cherche un père inconnu alors que j'en ai un ici depuis tout ce temps. Merci.

Volonté avait raison. Il ressemblait à ses deux parents parce que ses deux parents l'avaient élevé comme leur fils. Peut-être était-il temps de mettre un terme à toutes ses recherches, toutes ses interrogations et se contenter de ce qu'il avait la chance d'avoir. Un homme qui l'avait élevé comme son propre enfant et qui était capable de le pleurer comme en cet instant. Oui, c'était bien suffisant.