Aimée éclata d'un rire franc et clair. Les imaginer regagner le château nus t la tête haute avait de quoi prêter à rire, certainement. Mais peut-être parce que dans sa tête, ils étaient toujours des enfants facétieux partageant également sottises et châtiments. Ou plutôt, Espoir partageant les châtiments de ses sottises à elle. En échange de son indéfectible amitié, elle se montrait d'une égale loyauté sans faille et s'arrangeait pour lui donner tout ce qu'il désirait, du moins autant que possible. C'était ce qu'elle croyait sincèrement mais était-ce bien la vérité ? Secouant la tête à la vue du visage empourpré de son ami, elle sourit plus discrètement.

- Si je n'étais pas moi-même aussi embarrassée d'aborder un tel sujet, je te dirais volontiers qu'il serait temps de te déniaiser. Mais quelle fiancée conseillerait à son promis de courir le guilledou ?

Effarée par ses propres paroles, elle évitait très soigneusement de regarder du côté d'Espoir. En réalité et sachant ce qu'ils savaient tous les deux, elle espérait sincèrement qu'il éprouve un tendre penchant pour une autre. Pour la délivrer de sa culpabilité d'une part mais aussi pour lui, pour qu'il garde les pieds sur terre et ne se perde pas autant dans l'Art. Une femme aurait le pouvoir de le retenir, n'est-ce pas ? Une amie et une Reine le pouvait peut-être également mais la première avait la sensation d'échouer et elle ne serait pas la seconde avant la mort de son père qu'elle souhaitait la plus lointaine possible.

Le sujet la mena naturellement à réfléchir à son propre cas. Elle ne parvenait pas à envisager qui que ce soit gagner ses faveurs, pas plus qu'elle ne pouvait imaginer Espoir dans le rôle d'un prétendant, ou pire : d'un mari. Bien sûr, elle désirait comme tant d'autres qu'on l'aime, qu'on l'embrasse même peut-être, et qu'on la mène sur ce chemin. Mais personne ne faisait battre son coeur. Devait-elle réellement envisager d'oublier son coeur et de céder à la raison d'État ? Si seulement elle avait pu demander conseil à sa mère à ce propos. Les yeux baissés, elle fourra les mains au fond des poches de sa culotte et donna un coup de pied dans un caillou.

- J'ai parfois l'impression que nous ne sommes pas nés au bon moment ou au bon endroit, marmonna-t-elle juste avant de réaliser la grossièreté de son propos.

Aussitôt, elle leva un regard coupable et désolé vers son ami.

- Désolée, c'était très indélicat de ma part. Je ne voulais pas...

Arrêtée dans son élan par le ton soudain bien solennel d'Espoir, la Reine-servante le dévisagea, toute trace d'embarras ayant disparu de son visage, tout sujet délicat ayant d'ailleurs déserté son esprit. Et comme son ami énonçait avec une clarté stupéfiante sa foi en leur avenir, en elle et en leur lien, elle se prit à rougir mais non de gêne. Une émotion violente faisait battre son cœur et lui donnait soudain le tournis.

Elle aurait voulu répondre, tergiverser, opposer doutes et incertitudes. Mais en vérité, la conviction qu'avait mis Espoir dans son discours l'avait rendue muette en annihilant toute forme de contestation. Une première dans l'histoire de leur amitié, probablement. Cette éloquence lui était coutumière, du moins entre eux, quand il n'était pas intimidé par d'autres beaux parleurs. Mais cette fois les mots avaient un poids différent à ses yeux.

Les yeux rivés aux siens, elle se perdit un très long moment dans les lacs sombres, silencieuse, mortellement sérieuse, sentant qu'il se jouait là quelque chose qui les dépassait toues les deux. Puis soudain, avec son habituelle spontanéité, elle saisit la main d'Espoir et s'élança en courant, le trainant à sa suite et sans se soucier d'éventuelles protestations.

- Viens.

Ils n'étaient pas loin et il ne leur fallut que quelques minutes pour atteindre le sommet de la falaise où s'élevaient les Pierres Témoins. Là où tant d'autres serments avaient été prêtés, tant d'unions célébrées et tant de vérités énoncées, elle reprit son souffle. Un vent marin balayait ses cheveux comme les mèches noires de son ami mais elle ne s'en préoccupait pas davantage. Une main fermement posée sur la masse sombre et froide de la pierre, l'autre serrant toujours celle d'Espoir avec ferveur, elle riva à nouveau son regard au sien et prononça très clairement ce qu'elle voulait dire.

- Je ne sais pas ce que l'avenir nous réserve, mais je te jure solennellement que je serai toujours ton amie. Rien ne pourra changer ça. Même quand il nous semblera que rien ne va, que nous nous blesserons, que nous penserons toucher le fond, je serai toujours ton amie.

Le moment était si solennel et si intense, qu'Aimée en eut un vertige l'espace de quelques instants. Tout avait commencé par l'une de ses nombreuses lubies. Elle avait une fois de plus forcé la main à Espoir pour qu'il cautionne l'une de ses sottises et elle l'avait entraîné bien plus loin que prévu. Comme à chaque fois. Et il l'avait accompagnée, pardonnée et soutenue. Comme à chaque fois.

C'est pourquoi les mots qu'ils avaient prononcés l'un comme l'autre revêtaient tant d'importance au fond. Ils étaient capables de tout et son contraire, des décisions les plus délicates comme des pires imbécilités. Mais jamais la loyauté ne leur faisait défaut. Et c'est aussi pourquoi elle avait choisi très exactement ces mots avant de les prononcer. Elle savait déjà qu'elle blesserait Espoir, qu'elle lui forcerait la main sur bien des choses, qu'elle se comporterait en reine un jour, attendant de lui qu'il se soumette. Mais elle avait besoin qu'il sache que, quelque décision qu'elle prenne, quelque blessure qu'elle lui inflige, ce ne serait jamais par désamour, jamais par manque de foi ou de loyauté.

Et comme il donnait vie à son serment en mettant genou à terre devant sa future reine et devant son amie de toujours, elle fit la seule chose possible. Une main toujours à plat contre la pierre-témoin qui pulsait doucement sous sa paume, elle posa l'autre sur la tête de son ami, acceptant son amitié éternelle et lui offrant la sienne en retour. Et comme les Pierres assistaient à cet engagement silencieux, elle offrit à Espoir la plus grande preuve de sa confiance absolue en lui ouvrant sans la moindre réserve toutes les portes de son esprit et de son cœur via l'Art dans lequel elle plongeait sans hésitation. Elle n'avait rien à lui cacher. Elle avait donna sa parole dans la réalité concrète de leur vie, elle le faisait aussi dans la réalité abstraite de leur Art.

Il lui sembla alors s'échapper de son propre corps et flotter avec légèreté au-dessus d'eux. La scène était émouvante. Les larmes avaient débordé de ses yeux et roulaient sur ses joues. Mais elle voyait tout cela d'en haut, aérienne et éthérée. Les choses semblaient plus claires et plus simples, vues de là. Elle sut alors sans l'ombre d'un doute qu'elle devait parler à son père. Elle ne pouvait plus se comporter comme un faon blessé mais devait lui montrer quelle biche elle était devenue et quelle Reine elle serait.

Elle sut aussi qu'elle regretterait toujours de n'avoir pas pu ou pas su tomber amoureuse d'Espoir mais que rien ne changerait le lien qu'ils avaient tissé. Il serait le pilier dont elle avait besoin dans sa vie. Comme elle sentait que Brun Braveterre aurait dû être celui de Vainqueur. Quelque chose était parti de travers, de toute évidence, et il ne lui appartenait pas de savoir quoi. Mais elle se jurait bien que ça ne leur arriverait pas à Espoir et elle.

Elle survolait la forteresse à présent, longeant ses murs, gravissant ses escaliers et arpentant ses corridors. Elle passa par les appartements de sa mère et y laissa un souffle de regrets infini avant de continuer son ascension vers la tour où elle savait trouver son père. Là-haut, le roi blanc Artisait lui aussi, comme il le faisait toujours. Et pour la première fois, elle put sentir quel désespoir il mettait dans ses efforts et l'immensité de la perte qui était la sienne.