Se rangeant de son avis, Aimée posa un point final à leur discussion. Ils ne parlaient pas souvent de cet avenir qu'ils tentaient d'imaginer sans cesse différent de celui qu'on avait tracé pour eux. Plus jeunes, ils n'y pensaient simplement pas mais à présent qu'ils étaient adultes, la date bien que non décidée semblait se rapprocher chaque jour un peu plus. Cette simple idée angoissait le jeune homme et il n'osait s'en ouvrir à son amie, de peur qu'elle ne le trouve encore plus couard ou d'apprendre qu'elle aussi s'inquiétait à ce sujet. Car même si elle prenait souvent un ton sérieux, il savait que Aimée pouvait s’accommoder de tout, même d'un mariage à ses côtés. Pas lui.
Aimée n'y était pour rien, il ne voulait tout simplement pas se marier et se consacrer à l'Art pour le restant de ses jours.

Le regard porté vers l'horizon, tête tourné sur le côté tandis qu'il marchait tranquillement, Espoir se demanda ce qu'il serait dit de leur absence lors du cours d'Art de ce matin. Il n'était pas dans ses habitude d'en manquer un seul. Si Maîtresse Vatis ne lui en avait jamais fait reproche, lui se sentait honteux lorsque cela se produisait. Pour autant, jamais il n'en voulait à Aimée lorsqu'elle était la responsable de ses manquements.
Comme si elle lisait dans ses pensées, la voix de la Princesse revint le taquiner et il reporta son attention vers elle. Elle marchait devant lui, à reculons et ses cheveux de feu encadraient son visage de manière désordonnée comme ils marchaient contre le vent.

S'empourprant à l'évocation de sa Maîtresse d'Art, il retira les mains de ses poches et se saisit des cheveux de la jeune femme avant de lui barrer les yeux avec, qu'elle ne voit pas à quel point elle aurait pu avoir raison.

- Inutile ! répondit-il les dents légèrement serrées par la gêne. Elle sait que j'ai artisé pendant la nuit, elle attend d'ailleurs mon rapport dans l'après-midi. Et toi, qu'as-tu prévu pour le reste de la journée ? Attraper des lapins avec tes dents ?

Son sourire éclaira son visage avec facétie.
Il se moquait de son tempérament emporté et de son agilité en tout genre. Aimée était douée dans tout ce qu'elle entreprenait, tout comme Chance et Prospère. Les trois héritiers semblaient ne posséder aucune faille.

De quoi était-elle si sûre ?? Qu'il ait artisé toute la nuit ? Qu'il doive présenter un rapport à leur Maîtresse d'Art ou bien que la-dite Maîtresse d'Art soit au courant de ses nuits d'insomnies ? Espoir n'aimait pas parler de Maîtresse Vatis car d'une certaine manière, il s'en sentait gêné. Entre eux, il y avait un lien pétris de confiance et d'ambition, d'attente et de volonté à aller toujours plus loin dans la maîtrise de la magie malgré les dangers. Il lui vouait un profond respect et de tous les adultes qui l'entouraient, Maîtresse Vatis ne le regardait pas comme un pauvre ère mais bien comme un artiseur talentueux. Elle ne voyait pas le bâtard, ni même le fils de Duchesse, elle voyait simplement Espoir.

Aimée ne reculait plus et il décida de la libérer après s'être reconstitué un visage neutre, chassant définitivement la chaleur de ses joues d'une profonde inspiration, ne laissant que son sourire sincère.
Elle l'observa un instant, le regard brillant d'espièglerie et il plissa à son tour les yeux, curieux et à la fois inquiet de savoir qu'elle nouvelle farce elle allait lui jouer. C'était dans ces moments là qu'il pouvait mesurer la complicité qui les liait. Qu'elle soit le fruit des années passées côtes à côtes ou bien du lien d'Art qui les unissait, en ces instants, elle lui semblait tangible.
Il pouffa à sa nouvelle plaisanterie avant d'afficher un air faussement outré.

- Une marguette à manger ? Pauvre bête. Je la préférerais de loin en animal de compagnie, mais je t'ai déjà toi !
Il lui tira la langue à son tour et lui emboîta le pas, replaçant ses mains dans les poches. La journée était vraiment belle, le soleil se reflétait sur la ligne de l'horizon, éparpillant de l'or dans la mer. Il marchait, se demandant si par un temps si dégagé, les côtes ne craignaient pas une nouvelle attaque.
Aimée rompit cet instant d'une voix lointaine, presque irréelle. Il savait qu'en cet instant, elle était perdue dans ses pensées, libre à lui de la ramener.

- Etre quelqu'un d'autre ? D'anonyme ? Tu veux dire ne plus être un bâtard issu de la Guerre qui ignore tout de ses origines et de qui on attend rien dans un futur plus ou moins proche ? demanda-t-il avec un touche de sarcasme dans la voix. Bien sûr que si, tous les jours. Mais les Dieux en ont décidé autrement. Et toi, qui aimerais-tu être ? Que serait- ta vie ?

Il glissa une main dans ses cheveux, rejetant en arrière une mèche échappée de sa demi-queue, le regard rivé sur la jeune femme, dans l'attente de sa réponse et par la même occasion, d'une partie de ses rêves.

Aimée se perdit dans la contemplation des vagues au plus loin, sa voix s'éleva dans la brise marine, pleine de rêves et d'espérances, de secrets autrefois à peine murmurés durant leurs jeux d'enfants où l'aventure se mêlait à l'imagination sans fin propre aux gamins.
Aventurière, chevalier, mercenaire, marin...sa soif d'aventure semblait insatiable. Sa quête de parcourir le monde au fil de l'épée ou de l'Art, prenait vie à travers ses mots. Aimée aurait pu être ce qu'elle voulait, elle en possédait autant la force que la volonté.
Il lui avait toujours un peu envié cette aptitude et cette ténacité dont elle faisait preuve envers et contre tout. En réalité, il était relativement aisé d'imaginer Aimée dans les situations qu'elle citait. Avec une épée à la main ou son esprit acéré, elle se battait sans relâche toujours, elle se battait pour ses idéaux.

Il la reconnut bien moins dans les propos qui suivirent, convaincu qu'une vie simple et calme la ferait déprimer. Sa perplexité atteignit son comble lorsqu'elle mentionna cette idée de tomber amoureuse. Était-ce vraiment ce qu'elle désirait au plus profond d'elle-même ? Tomber amoureuse comme une fille quelconque ? Il avait beau lui souhaiter tout le bonheur du monde, il n'était pas vraiment certain que cela se passe par le biais de l'amour. Mais c'était la deuxième fois qu'elle le mentionnait en cette matinée, alors peut-être qu'il se trompait.

L'espace d'un court instant, il se demanda s'il devait s'excuser de ne pas être cet homme brave et hardi qui aurait pu voler son coeur, il se fit presque violence pour essayer d'articuler quelques mots en ce sens mais elle lui coupa l'herbe sous le pied en lui demandant s'il ne rêvait que d'Art.

- Non, répondit-il presque instantanément avec une fermeté qui l'étonna lui-même.

La manière relativement abrupte avec laquelle il s'était adressé à elle le mit mal à l'aise et il rougit, gêné. Après un soupir, il glissa une nouvelle fois sa main dans ses cheveux qui chatouillant son visage commençaient sérieusement à l'agacer.
Sa main vint saisir celle d'Aimée, comme pour lui demander pardon de ce comportement un peu rude.

- Je me sens déjà béni de pouvoir pratiquer cette magie, je n'aspire à rien d'autre. Tu le sais, je manque cruellement d'ambition mais je suis heureux de t'avoir à mes côtés, osa-t-il avec un petit sourire timide. Et à la fois, je me sens triste de ne pas être celui que tu attendais.

Son sourire s'évanouit et il déposa un baiser sur le dessus de la main qu'il tenait avant de la relâcher.

Aimée comprenait tout. Ses propos comme ce qu'il ressentait, il semblait n'exister aucune limite à leur compréhension. A travers son sourire, il sut qu'elle lui pardonnait tout, à travers le baiser qu'elle déposa à son tour sur sa main, il sur que le lien indéfectible qui les unissait ne pourrait se rompre : jamais.
De son côté, il pardonna sa gentillesse tandis qu'elle lui soutenait qu'il avait une certaine ambition. En réalité, il savait bien qu'il n'en possédait aucune. Espoir se contentait de prendre ce qu'on voulait bien lui donner. Il ne rêvait à rien d'autre que d'Artiser. Et à Volonté aussi, parfois.

Il leva les yeux au ciel lorsqu'elle mentionna l'ami qu'elle attendait mais ne put réprimer le sourire que cela faisait naître en lui. Ce même sourire qui creusait la fossette sur sa joue. Oui, il était l'ami dont elle avait besoin, il le serait pour toute sa vie, mais n'attendait-elle pas un époux ? L'amour ? La passion ?
Il n'avait rien de cela à lui offrir, à elle ni à quiconque d'ailleurs. Pas même à Volonté qui lui avait pourtant prit ce qu'il n'avait pas à offrir. Semblant lire dans ses pensées, Aimée poursuivit en soulignant se sentir coupable de ne pas être celle qui réveillerait en lui les pulsions viriles de la jeunesse. Il pouffa à ses derniers mots et la rattrapa en deux enjambées. Elle s'était déjà remis à marcher quand lui ruminait ses propos.

- En effet, c'est absurde, concéda-t-il. Le mariage ne me semble pas insupportable.C'est juste que...te voir nue, te faire des enfants...par Eda que c'est gênant ne serait-ce que de l'imaginer...

Rien que de le dire, son visage tout entier devint cramoisi. Mais il se fit force de mettre les choses à leur place. Reprenant son souffle, il ajouta :
- Ne te méprends pas, tu es une très belle fille...femme. Une des plus belles que je connaisse. C'est juste que...pour moi tu sera toujours Aimée, mon amie d'enfance Aimée. Et t'envisager différemment, ce n'est pas simple. Mais quoiqu'il arrive, je te promets de tout faire pour te rendre heureuse, je te servirais du mieux que je le peux.

Et pour appuyer son serment, il posa son genoux dans le sable humide en s'inclinant avec respect. Peu importe ce que leurs parents décideraient ou ce que le Destin portera sur leur route, elle serait sa Reine après le décès de Vainqueur, elle était sa Reine-servante aujourd'hui et il la servirait avec toute la ferveur dont il était capable, même si cela impliquait de la porter jusque dans leur lit.

Le temps sembla s'étirer à l'infini, tout comme l'horizon en arrière-plan. Suspendu entre eux, le poids du serment et de cette promesse prononcés pour eux seuls ne paraissait pas si lourd. Genou à terre, Espoir sentit l'humidité traverser le tissu de ses braies. Il ne se releva toutefois pas, garda la tête baissée face à sa future Reine. Car c'était ce qu'elle était à ses yeux, sa Reine plus que sa femme comme si tout au fond de lui, il savait déjà que ce mariage n'aurait pas lieu. Tous deux n'avaient aucune certitude et la crainte de cette union flottait au dessus de leurs têtes, pourtant, le jeune homme demeurait confiant en l'avenir.
Ils trouveraient un moyen et il pourrait alors la servir autrement qu'en l'honorant dans une couche.

Le mouvement d'Aimée lui fit cependant légèrement relever son visage vers elle, pour la voir s'agenouiller à son tour face à lui. Intrigué autant qu'inquiet par cette attitude, il plongea dans ses yeux d'eau et la laissa l'enlacer. Ses bras le serrait fort et à son tour, il l'enveloppa de ses bras sans aucune gêne car il n'y avait pas d'arrière-pensée obscure derrière ce geste, juste le scellement d'un serment qui les accompagnerait toute leur vie.
Aucun ne parlât durant un temps, laissant la parole aux vagues et aux cris des mouettes, se contentant de simplement respirer, être, vivre.
Et puis, tout aussi lentement, Aimée s'éloigna doucement et à son tour, lui adressa ses promesses.
Il la regarda un long moment et son sourire s'élargit, illuminant son visage comme en de trop rares moments.

- Je sais, dit-il simplement en haussant les épaules.

Se détachant d'elle, il se redressa de manière relativement habile, le genou taché par l'eau. Puis il lui tendit la main afin qu'elle puisse à son tour se relever. Inutile de la laisser mariner ainsi. Dès qu'elle fut à sa hauteur, il poussa un profond soupir apparenté à du contentement. Son sourire était toujours présent, plaqué sur ses lèvres.

- Quelle matinée ! conclut-il. Rien que pour te voir les genoux trempés, ça en valait la peine.

Plaçant de nouveau les mains dans ses poches, il se remit en marche, le nez pointé dans le vent. Au fond de lui, il était pourtant heureux de savoir qu'encore une fois, ils étaient du même avis. Leurs destins étaient liés, mais ils se donneraient les moyens d'en choisir la manière. Et ça, c'était plus qu'il n'aurait pu l'imaginer.

Le jour est encore jeune. Espoir observa le ciel avec son soleil crevant à peine l'horizon. Il réprimât les signes d'un bâillement en portant sa main devant sa bouche. Sa nuit blanche à artiser lui donnait l'illusion d'être un vieillard mais il avait hâte de pouvoir en discuter avec Maitresse Vatis. Justement, comme il était perdu dans ses pensées, il ne vit pas Aimée détacher sa cape, ni même franchir la distance qui les séparait. Pris par surprise, lorsqu'elle le poussa, il tenta de contrôler son équilibre mais le sol trop meuble sous ses pieds le déstabilisa définitivement, malgré ses grands moulinets de bras.

- Par El ! gronda-t-il sentant la chute se précipiter.

Ils tombèrent tous deux au milieu des vagues et si Aimée en riait presque aux larmes, lui peinait à retrouver son souffle, coupé par la fraîcheur de la mer.
Contrarié, il saisit sa main lorsqu'elle la lui tendit pour l'aider à se relever et la fit basculer à nouveau dans l'eau en tirant d'un coup sec. Pourtant, cela ne le fit pas rire davantage, se prêtant plutôt à une basse vengeance à ses yeux.
Il se releva, seul et sortit de l'eau, dégouttant en secouant ses bras. Le tissus de sa tunique lui collait à la peau, autant que ses braies marquant sa silhouette plus élancée que massive. D'un mouvement de la main, il essuya son visage et lança un regard noir à Aimée.

- En effet, concéda-t-il d'un ton aussi glacial que l'eau qu'il venait de quitter. Si j'avais su que je finirais trempé et gelé, je ne me serais pas donné la peine.

Se secouant doucement, il leva les yeux puis les bras au ciel.
- Pourquoi faut-il que tu sois si...si....Argh...

Il fut bien incapable de finir sa phrase, la colère se mêlait à la gêne et à l'incompréhension. Quelle mouche l'avait piquée ? Comment après serments et promesses pouvait-elle se comporter de manière si rustre ou si puérile ? Ils n'étaient pourtant plus des enfants ! Ne voyait-elle pas que le tissu ainsi mouillé marquait ses formes plus que nécessaire ? Ruminant son irritation, il essora ses cheveux et retira sa tunique afin de faire de même, prenant soin de tourner le dos à Aimée.

Le baiser ne le fit pas rire du tout, pas plus que ses mots légers. Trop sérieux ? Comment pouvait-on être trop sérieux lorsque l'on parlait de futur, comment pouvait-on être trop sérieux lorsque l'on faisait des serments et des promesses ? Se jouait-elle encore de lui ?
Amer, il se demanda si ce n'était pas l'apanage des femmes. Ou bien était-il trop naïf ?
Devait-il se comporter comme ses rustres qui se plaisaient à se sentir supérieurs et rudes ? Par Eda non. Jamais il n'en serait capable mais alors, serait-il respecté pour autant ? Peut-être, si son Art s'élevait suffisamment.

Sur son épaule, il sentit la cape sèche de Aimée, qui l'intimait, enjôleuse de la porter et de lui payer son déjeuner.
Il soupira, toujours agacé mais lui fit face pourtant. Il posa la cape sur les épaules de la jeune femme et attrapa ses cheveux roux qu'il regroupa sur le côté pour mieux les essorer.

- Tu vas attraper froid, couvre toi.

Sans compter qu'avec ses vêtements mouillés, ses formes s'affirmaient davantage, marquant son corps de femme. Il imaginait fort bien les regards des badauds s'ils revenaient ainsi au marché.

- Et tu as déjà payé pour le petit déjeuner, c'est mon tour. Mais plus de facétie d'accord ? menaça-t-il.

Après les avoir trempé tous les deux, que pourrait-elle imaginer de pire ? Un frisson le parcourut et il préféra ne pas y penser pour le moment.

Aimée lui fit la promesse de se comporter avec bienséance. Elle lui proposa également de trouver une auberge avec un feu, à présent qu'ils étaient tous les deux trempés comme le bois flottant en bord de mer, elle réfléchissait enfin aux conséquences.
Il ne pouvait véritablement lui en vouloir, Aimée était ainsi, impulsive, passionnée et à l'écoute de ses émotions de l'instant. Tout son opposé. Et si elle le faisait sortir de sa zone de confort, l'inverse était aussi vrai, il modérait ses emportements.
Elle glissa son bras sous le sien tandis qu'ils se mettaient en marche, pour cette fois-ci, quitter la plage. Le contact du tissu mouillé sur sa peau le fit frissonner à maintes reprises bien que la marche ne les tienne réchauffé. Il ne s'en plaignit aucunement cependant, se contentant d'avancer jusqu'à l'auberge de voyageurs qu'Aimée lui avait indiqué.

- Il fait beau, c'est déjà ça, avait-il lancé pour dédramatiser car au fond, il savait qu'elle s'en voulait au moins un peu.

Sur le chemin, on les observa avec une attention intriguée, que faisait donc l'héritière du Royaume trempée en compagnie de son promis tout aussi dégouttant qu'elle. Espoir fit ce qu'il faisait de mieux, c'est à dire ignorer en fuyant les regards.
Il poussa la porte de l'auberge et accompagna Aimée jusqu'au foyer brûlant qui heureusement était allumé. Là, il se détacha de son amie, attrapa sa cape qu'il posa à sécher face aux flammes sur une chaise empruntée à la table à côté. Seulement après, il plaça ses mains face au feu de manière à se réchauffer un peu.
Une jolie fille armée d'un plateau s'approcha alors d'eux pour leur souhaiter la bienvenue.
Il commanda deux vins chauds et deux assiettes de ragoût, accompagnées de pain frais et de beurre, puis paya dès que la jeune femme lui annonça le coût de tout cela.
Les yeux à moitié clos, il savourât un moment la façon dont le feu réchauffait tout son être, lui infligeant par la même occasion quelques frissons qui glissaient sur son corps tout entier.
Le nez froncé, il lâcha à Aimée juste à côté :

- Tu sens la marée.

Du coin de l'oeil, il vit l'expression stupéfaite de son amie et à l'éclat de rire qui lui parvint, un sourire discret étira ses lèvres. Evidemment qu'ils sentaient tous deux la mer et si l'on était honnête, ce comportement était bien loin de celui attendu par les habitants concernant la Reine servante et son promis. Le retour au château serait surement remarqué et il faudrait s'attendre à des murmures, peut-être même des rumeurs entre les murs de la forteresse.
Ils y étaient habitués, depuis l'âge tendre, on ne comptait plus leurs frasques. Et si Aimée était la plupart du temps à l'origine de leurs aventures, Espoir en avait toujours assumé les conséquences, se sentant responsable d'avoir suivi le mouvement ou du moins, responsable de n'avoir pas cherché à l'en empêcher.
Lorsqu'il songeait à leur jeunesse, il ne voyait que de la joie. Et puis, il y avait eu le départ de Volonté, le décès de Victoire, puis celui de Shyrin. A chacun de ces événements, il avait eu le sentiment qu'une part de lui s'était délié dans l'Art et peut-être en avait-il justement fait cadeau à la magie.
Parfois, il souhaitait vraiment pouvoir se débarrasser de ses émotions dans le fleuve, les laisser aller sans se soucier des conséquences. Mais Maitresse Vatis l'avait sermonné à plusieurs reprises à ce sujet, convaincue qu'un jour ou l'autre, il essaierait.

- Il va falloir assumer ! lança-t-il d'un ton aussi sage que possible malgré le grotesque de la situation.
- Et voilà ! s'éleva la voix de la serveuse dans son dos.

Il se retourna et découvrit les deux pintes et les deux assiettes fumantes. Le pain semblait tout juste sorti du four à en juger par le beurre qui fondait dessus et le délicat fumet qui s'en dégageait.
A cette pensée, son estomac se mit à gargouiller, lui faisant presque oublier le château et l'Art.
Il se frotta les mains, désormais sèches et tièdes puis s'installa à table, ignorant la bienséance qui aurait dû prédominer en s'occupant d'abord de Aimée. En plantant ses dents dans la tartine de pain cependant, il savait qu'elle ne s'en offusquerait pas et accompagna sa bouchée d'une gorgée de vin épicé et brûlant.

Les épices du vin chatouillèrent son palais et il ferma les yeux un instant pour mieux savourer le mélange délicieux que la boisson formait avec le beurre fondu. Lorsqu'il les rouvrit, à l'entente du grognement de satisfaction perpétré par Aimée, il remarqua alors la ligne brillante qui dessinait les lèvres de la jeune femme. Comme lorsqu'ils étaient petits avec les moustaches de lait frais, certaines choses ne changeait pas. Il poursuivit son observation, amusé, tandis que Aimée savourait comme lui, chaque coup de fourchette. Le ragoût les réchauffa autant qu'il les rassasia puis les laissa légèrement hébété, dans une bulle étrange propre à l'avant sieste.

Alors Aimée se bascula en arrière et se tapota le ventre. Il leva les yeux au ciel, presque contrarié par cette attitude virile et surtout peu noble. Malgré toutes leurs facéties, Aimée oubliait trop souvent son rang et ce que l'on attendait d'elle.
C'est alors qu'elle lui proposa un cheval pour rentrer. Il reconnaissait dans cette proposition un aveu de fainéantise hors norme. Comme il était aisé pour la noblesse de n'en faire qu'à sa tête !

- Ah ça non, lui lança-t-il avant de la pointer gentiment du doigt. Tu as voulu venir jusqu'ici et tu m'as réveillé aux aurores pour ça ! Alors maintenant tu vas marcher ! Ça nous fera sécher qui plus est.

Sur ses mots, il commanda à nouveau deux pintes. Dès qu'elles furent servies, il vida la sienne d'une traite et se leva.

- On rentre ? Certains ont des comptes à rendre !
Manière de lui rappeler qu'on l'attendait dans la tour d'Art et que contrairement à elle, Reine Servante, on ne lui passerait pas tous ses caprices.

L'escapade touchait à sa fin contrairement aux mimiques faciales de Aimée. Elle n'en ratait pas une, intarissable sur les moqueries vis à vis de Espoir. Il ne s'en offusquait pas ceci-dit habitué depuis leur enfance à ce genre de comportement. Leur relation avait été bâtie là dessus en grande partie.
Il sortirent de l'auberge, Espoir rajustait encore ses vêtements trop humides à ses yeux pour être satisfait lorsque Aimée reprit la parole.

A son tour, il fut tenté de se moquer d'elle, de la gratifier d'un "vraiment?" ironique lorsqu'elle mentionna ses quatre volontés mais se ravisa.
Aimée lui proposait de lui laisser plus de temps avec la Maîtresse d'Art en sacrifiant sa place. Plus rapidement qu'à l'aller, ils regagnèrent le chemin qui remontait vers la forteresse directement depuis le port. Là, Espoir cueillit une brindille d'herbe et la porta à sa bouche, méditant un instant les paroles de son amie.

- Pesante vraiment ? L'étiquette de la Cour, je ne vois pas ce que tu entends par là... ricana-t-il.

Puis, osant poser la main sur l'épaule de la jeune femme tandis qu'il marchait à coté, il poursuivit :
- Ne sacrifie pas ton temps destiné à l'Art pour moi, surtout que tu en as besoin. Je trouverais un autre moment avec Maitresse Vatis, je ne m'inquiète pas pour ça.


Il se rendit compte alors de la grossièreté de ses propos, voire même de l'insulte. Non pas que Aimée ait particulièrement de cours d'Art mais juste que en tant que future Reine des Duchés, elle ne pouvait manquer d'enseignement.
En grimaçant, il lui offrit un sourire désolé.

- J’en ai besoin, il est vrai, le rassura-t-elle. Il serait bien malheureux qu’une reine Loinvoyant ne se montre pas à la hauteur de ses ancêtres dans ce domaine, surtout avec un père capable de miracles.

Il y a avait une pointe d’ironie dans ses propres propos mais la vérité s’y trouvait également. Vainqueur Loinvoyant était un Artiseur puissant qui protégeait son royaume par sa magie et avait même réussi à sauver la vie de sa reine. Elle-même n’était qu’une gamine échevelée Artisant de manière moins désordonnée que dans l’enfance mais sans le talent de son meilleur ami. Qui plus est, elle avait le Vif. C’est pourquoi, elle n’avait nullement pris les paroles d’Espoir pour de la grossièreté. Il ne faisait qu’énoncer là une vérité qu’ils connaissaient tous les deux : elle était encore loin de maîtriser son Art comme une reine devrait le faire.

- On fera comme tu voudras, conclut-elle avec un sourire plus doux et tendre. Les leçons de Vif ou les entretiens avec mon père sont tout aussi importants.

Levant les yeux vers la forteresse qui semblait les dominer de toute sa hauteur, et peut-être les écraser un peu de sa puissance, elle se fit plus songeuse.

- Parleras-tu à ta mère au sujet de nos fiançailles ?

Ils avaient certes évoqué diverses possibilité pour contrer la volonté farouche de les marier mais il leur faudrait un appui aussi puissant que celui de la Duchesse de Béarns, elle n’en doutait pas. Sans Acuité, elle n’avait pas l’autorité ni les armes pour s’opposer à son père.

Aimée mentionna les miracles de son père en rapport avec l'Art et aussitôt, Espoir se sentit minuscule, insignifiant. Il rêvait de devenir Maître d'Art mais serait-il un jour capable de surpasser Vainqueur Loinvoyant ? Le Roi qui avait mené une Guerre contre Chalcèdes grâce à la magie et malgré la vague d'Art, ce même Roi qui avait ramené à la vie son épouse suite à une tentative d'assassinat...
Il lui sembla alors que nul ne pourrait jamais rivaliser avec cet homme. En était-il encore un ? Bien que vieillissant, il se remariait avec une jeune femme, bien que les cheveux blancs, il régnait encore d'une main de maître.

Il avait beau adorer son amie et la respecter, en l'état, il savait que même elle, la chair de la chair du Roi ne pourrait jamais atteindre de tels sommets. Mais Aimée possédait autant le Vif que l'Art et en cela, elle était unique. Pourrait-elle mêler les deux magies ? Sa curiosité à l'égard de ces capacités le poussait à penser que oui. En avait-elle seulement l'envie ? Là, il s'agissait qu'une autre question.
Au moins, elle ne s'était pas offusquée de ses paroles et il s'en senti soulagé.
La forteresse leur apparut de plus en plus imposante, à mesure que leurs pas les guidaient jusqu'à elle.
Sombre et battue par les vents, elle semblait irréelle et surtout, inébranlable.

Pour toute réponse, il hocha dans un premier temps la tête à l'affirmative.

- Dès que j'en aurais l'occasion, assura-t-il ensuite. Il est plus que temps de faire cesser cette mascarade.

Se mordant délicatement la lèvre inférieure, il donna un petit coup de pied dans un cailloux placé sur son chemin.
- Ma mère porte son propre fardeau d'un mariage arrangé, elle ne pourra pas rester insensible à notre requête.
Glissant ses mains dans les poches, il grimaça en les retirant tout aussitôt, humides et collantes à cause de l'eau de mer contenue dans ses braies encore suffisamment mouillées.

- Quels beaux héritiers nous faisons, ironisa-t-il légèrement pince sans rire. Bénis par la marée.

Espoir fut tenté de rappeler à son amie que contrairement à lui, elle avait des obligations envers le peuple et son pays tout entier. Aimée était Reine-Servante, destinée à devenir Reine des Cinq-Duchés. Lui, avait échappé au règne de Béarn à cause de ses origines bâtardes.
Cette échappatoire cependant, n'avait été que de courte durée. Avec le recul, Espoir ne comprenait toujours pas comment l'idée avait pu germer dans la tête de leurs parents respectifs. S'il n'était pas apte à régner sur Béarn, pourquoi lui offrir le trône des Duchés ? Seule une grande amitié avait pu porter à de telles conséquences. Cette même amitié pouvait-elle défaire ce lien sans générer de conflits ?
Sur l'instant, il songea que la tache de se dépêtrer de cette union serait plus ardue qu'il n'y paraissait et le désespoir l’accabla un peu. Même l’image prometteuse d’une vie de magie n’atténua pas ce sentiment.

Il répondit cependant à son sourire en dévoilant lui aussi ses dents, creusant ainsi la fossette au niveau de sa joue. Aimée était son amie et il détestait la voir triste ou maussade. Il l’était suffisamment pour deux la plupart du temps. Maussade pas forcément triste.

Secouant doucement la tête afin de chasser ses sombres idées, il remarqua la façon dont Aimée avait prononcé les paroles, citant sa défunte mère.
Un air compatissant s’afficha instantanément sur ses traits lorsque son visage s’inclina légèrement. Comme elle devait lui manquer ! Songea-t-il. A lui aussi, c’était certain, mais pas dans la même mesure. Sa mère lui manquerait-il autant lorsqu’elle disparaîtrait ? A n’en pas douter mais il avait du mal à se le représenter. Acuité Loinvoyant était telle une légende à ses yeux, rien ne pourrait jamais la faire disparaître. Même si avec le temps et les épreuves de la vie, son mythe s’était altéré.
Shyrin avait été l’incarnation de la dignité. D’abord prisonnière, elle avait gagné sa place auprès du Roi pour des raisons politiques et son coeur pour d’autres raisons dont le jeune homme ignorait tout. L’amour qui avait uni les deux souverains n’était pas feint, est-ce que Vainqueur espérait revivre un tel mirage avec Désirée ? Il se concentra sur son amie à nouveau, ne souhaitant pas la laisser s’embourber dans les marécages de son coeur blessé.

- Je suis d’accord avec elle, reprit-il d’un ton plus léger , bien que m’imaginer me promener complètement nu à tes côtés aux abords du château mettrait un sacré coup à ma dignité je pense et à la tienne.

Il pouffa, avant que ses joues ne se mettent à chauffer comme jamais. La peau plus rose qu'un camélia sous son teint mâte, il se sentit mortifié l’espace d’une seconde pour avoir osé imaginer la scène.