La liberté. Je n’étais plus un esclave. Officiellement du moins, car il me restait malgré tout une mission à remplir. Ce n’était pas vraiment ce que l’on pouvait appeler la liberté. Pourtant, j’avais le droit d’aller où je voulais, je pouvais décider quoi faire de mes temps libres sans personne pour me donner des ordres. Après 15 ans d’esclavage volontaire, j’avais un nouveau statut : j’étais serviteur.

C’est ainsi que ce jour-là, ayant du temps libre, je décidais de faire connaissance avec ma nouvelle vie. Je voulais savoir, connaitre mon nouvel entourage. J’avais besoin de me familiariser avec ce nouveau peuple, de connaitre ses coutumes et son mode de vie. Il me fallait m’intégrer.

Je dois dire que cela me faisait un drôle d’effet. Je n’avais pas eu à le faire depuis plus de 15 ans. J’ignorais comment j’allais procéder cette fois-ci, je ne me souvenais guère de la façon dont je m’y étais pris la première fois, lorsque je m’étais fondu dans la population chalcédienne. Une sorte d’excitation enfantine liée à un petit goût d’aventure s’était emparé de moi.

Mon pas était joyeux lorsque je passais les portes de Castelcerf. Pour la première fois depuis de longues années on me laissait sortir seul, sans surveillance, sans maitre à suivre et à servir, sans question. Les yeux brillants, je m’arrêtais un peu plus loin. Bourg-de-Castelcerf s’étendait devant moi. Sous mes yeux, les maisons typiques des Duchés fumaient douillettement dans cette atmosphère hivernale. Des habitants des Duchés marchaient dans les rues, emmitouflés dans leurs habits qui les protégeaient de la froideur du petit vent venant de la mer. On ne retrouvait ici rien qui puisse être comparé de près ou de loin à Chalcèdes. Je m’en allais vers l’inconnu le plus complet. Avec un plaisir manifeste.

Soudain le vent souffla. Mon enthousiasme retomba légèrement. Je détestais le froid. Mon corps n’était pas fait comme celui des humains et la chaleur qu’il produisait était nettement moindre. De fait, je supportais mal le changement de climat que ce voyage nous avait imposé, à nous, pauvre chalcédiens venant d’un pays plus clément. Je resserrais autour de moi les pans du manteau qui m’avait été donné depuis notre arrivée. Retenant un frisson, je regardais la ville au-devant de moi. L’ennui avec l’inconnu, c’est que l’on ne sait pas par où commencer. Avec un peu de chance, il me serait possible de trouver quelqu’un d’assez gentil pour me servir de guide. Toujours planté à quelques pas de la porte principale de Castelcerf, je regardais autour de moi pour voir si je ne pouvais trouver une âme secourable.

L’aide providentielle se présenta soudain à moi. Un léger sourire se dessina sur mes lèvre lorsque je reconnu Constance. La dame de compagnie me rejoignit d’elle-même, sans doute inquiète de me voir avec mon air perdu. Elle avait réussi à apprendre les bases de la langue de Chalcèdes à une rapidité qui me rendait jaloux. Je songeais que je pourrais peut-être lui demander de m’aider à apprendre celle des Duchés. Après tout, elle passait la plupart du temps avec Shyrin désormais, elle pourrait nous aider tous les trois à nous intégrer.

J’inclinais la tête en réponse à son salut.

- Je vais bien, je te remercie, quoi qu’il fasse froid. Et toi ?

Je niais d’un hochement de tête à sa question suivante, souriant, amusé de moi-même.

- Non, je n’attends personne. Je me suis seulement rendu compte une fois sorti du château que je ne savais pas où aller. C’est stupide n’est-ce pas ?

Je montrais les habitations au devant de nous d'un geste désinvolte.

- Je voulais visiter la ville mais je ne sais pas ce qu'il y a à voir. J'espérais l'arrivée d'une âme solidaire pour m'aider. Voudrais-tu jouer ce rôle pour moi ?

"doux pour la saison" ? Essayait-elle de me taquiner ? Je n'en avais pas l'impression. Dans quel misère m'étais-je encore fourré ? Un éclair de découragement me traversa rapidement, puis je me souvint que la question du climat n'avait pas sa place dans ma destinée. Il faudrait faire avec. Et la proposition de Constance s'avérait salutaire, au moins pour moi qui me refroidis bien plus vite que les humains.

- Je crois que nous t'en serions tous reconnaissants. Il fait bien meilleur en Chalcèdes qu'ici. Je me demande comment des personnes normalement constituées peuvent vivre dans un pays comme celui-ci. Mais pour tes nuits, je compatis.

Si ma remarque sur le climat était une boutade, j'étais plus sincère pour ses nuits agitées. Pour moi qui passais régulièrement des nuits blanches entre visions, réflexions et questionnements, et qui en plus venais de quitter "mon" pays pour celui de l'ennemi, inutile de dire que je savais ce que pouvait être de mauvaises nuits.

Sa réponse à ma demande m'arrangea, comme on pouvait s'y attendre. L'inconnu ne me faisait pas peur, certes, néanmoins il est plus rapide de passer par des chemins connus. Même si, en l'occurrence, ils n'étaient pas si connus que cela puisque Constance avouait ne pas connaître la ville mieux que moi.

Avec un sourire engageant, je prenais sa main et la posait sur mon bras, comme si nous fussions deux nobles en promenade, et l’entraînais avec moi dans un esprit de camaraderie. Je sentais que Constance allait devenir une alliée importante dans cette nouvelle vie, et j'avais bien l'intention de me l'attacher.

- Dans ce cas, allons-y. Qu'attendons-nous ?

Je ne pressais pas le pas et c'est d'une démarche tranquille que nous descendîmes la pente qui menait au bourg. Ce faisant, je réfléchissais. Que pourrait-on trouver en ville qui puisse faire plaisir à Shyrin ?

- Je ne sais pas si je pourrai t'être d'une grande aide, moi non plus. Shyrin a bien changé depuis qu'elle s'est rendue. Moi-même il m'arrive de ne plus la reconnaître. C'est dommage, elle était une enfant si joyeuse.

Le deuil de Constance, bien qu'il commençât à se faire long, pesait lourd sur le cœur de la femme. Ava, en guise de compassion, laissa passer le sujet et le malaise. Il préféra attendre qu'elle soit à même de passer à autre chose. Et elle se ressaisit bien assez vite pour que le malaise ne s'installe pas entre eux. Mais comme elle me demandait mon avis sur ce qui pourrait remonter le moral de notre princesse, je n'eus pas le loisir de répondre. Une petite voix familière interrompit mon élan.

Je me retournais pour voir une Shane engoncée dans un manteau pas moins chaud que le mien qui peinait à descendre la pente menant au bourg. Je m'arrêtais pour la laisser nous rejoindre. La pauvre avait une jambe folle qui l'handicapait sans doute encore plus à présent que nous nous trouvions dans un endroit encore étranger.

- Hé bien, te voilà essoufflée. Es-tu pressée à ce point ?

Mon regard revint à Constance, amusé.

- Il semble que vous ayez reçu la meilleure réponse que vous puissiez avoir à votre question. Si une personne ici peut connaître Shyrin mieux que moi, c'est bien Shane.

C'était étrange, de faire des courses en ville dans notre seul intérêt et par simple plaisir. Esclaves, nous n'avons pas eu à nous plaindre de notre traitement, mais personne ne s'est jamais inquiété de notre confort plus qu'il n'était strictement nécessaire. La proposition de Constance était plus que plaisante. Cette femme était décidément bien gentille pour nous, pauvres étrangers que nous étions.

Du reste, il fallait encore trouver une idée pour redonner le sourire à Shyrin. Je réfléchissais à l'idée qu'avait soulevée Constance avant que Shane n'arrive.

- Je ne pense pas qu'un animal puisse être d'un quelconque soutien. Son écureuil n'arrive pas à la dérider.

Le risque était également qu'elle ne prenne pas la peine de s'en occuper. Sans parler du fait qu'elle était désormais consignée dans ses appartements, le pauvre animal risquerait de dépérir autant que notre maîtresse.

- Qu'est-ce que tu en pense, Shane ?

En étant sa sœur, même en étant une simple esclave, Shane privilégiait d'une relation plus proche encore que la mienne avec mon Catalyseur. Sans doute cela venait-il du fait qu'elles avaient des sentiments et moi non.

- Savez-vous s'il y a des boutiques exotiques, ici ? demandais-je à Constance.

Je ne savais pas si un cadeau venu d'ailleurs serait mieux, cela dit, car l'objet risquait peut-être de trop rappeler à Shyrin qu'elle n'était pas d'ici.