Aimée avait soigneusement évité son père tout comme la créature qu'il avait épousée depuis la cérémonie à laquelle elle avait bien dû assister pour ne pas faire de scandale plus grand encore que celui de ne pas s'apprêter. Officiellement, sa rébellion s'était arrêtée là. Personne d'autre ne pouvait savoir quelle insolence elle avait lancée à son père, écœurée à l'idée qu'il ait passé la nuit à monter comme une poulinière une petite parvenue plus jeune qu'elle-même.

Si elle prenait soin de garder ses distances, c'était justement pour ne pas risquer un éclat qui entacherait sa réputation, ou celle de son père. Elle avait beau être révoltée par ce qui s'était passé, elle tenait bien trop aux bonnes manières enseignées par sa mère pour causer un scandale d'une telle ampleur. Elle n'était pas naïve au point de croire que les gens ne soupçonnaient rien mais personne n'osait en parler avec elle ni en public, l'honneur était sauf.

Après dix jours pourtant, elle sentit Vainqueur entreprendre ses murailles d'Art. Ou plutôt le Roi tenter d'approcher sa Reine-servante. À vrai dire, elle s'y attendait et elle lui était plutôt reconnaissante d'avoir attendu dix jours. Mais rien n'était pardonné pour autant. Pas quand une créature à peine dégrossie se pavanait dans le château en se prenant pour la Reine. Pas quand chaque jour accroissait son angoisse de voir la succession de son père se compliquer encore davantage.

Il lui faudrait déjà lutter pour s'imposer alors qu'elle était Vifière. Quelle chance aurait-elle quand Chiara Lunabille, contrôlant la moitié du royaume, tenterait d'imposer sa fille ou son petit-fils à sa place ? Soufflant d'un coup pour évacuer sa bouffée de colère à cette pensée, elle serra dans sa main la pierre verte qui ne quittait plus son cou. Le souvenir de sa mère la rendait plus forte, lui rappelait qui elle était et quel était son devoir.

Plus calme, elle traversa les couloirs et grimpa jusqu'à la salle des cartes où le Roi avait convoqué son héritière, ce qui lui laissa le temps de se composer un visage neutre et calme. Elle serait aussi soumise qu'on pouvait l'espérer. Tant qu'on ne lui demandait pas de reconnaître la créature comme reine. Et puis, elle aussi avait des projets dont elle désirait entretenir son père. Plus que jamais, elle voulait affermir sa position et gagner son royaume par le cœur de ses futurs sujets. Sans parler de ce qu'elle espérait pour son propre cœur et dont elle se garderait bien de faire mention.

- Vous m'avez fait mander, Père, s'annonça-t-elle après avoir refermé la porte derrière elle et s'être abimée en une gracieuse révérence de la profondeur requise, très exactement.

Toujours en chausses d'homme et en bottes, elle lui avait cependant fait la politesse de porter une tunique longue et fendue sur les côtés, ceinturée à la taille selon son habitude. Ainsi ne pourrait-il totalement lui reprocher d'être vêtue en soldat.

Approchant prudemment de la table où était étalée la carte, Aimée garda ses distances avec son père. C'était encore plus difficile qu'elle ne l'aurait cru et son cœur souffrait de lui battre froid ainsi mais elle ne savait pas comment lui exprimer autrement sa peine et son désaccord. Elle était toujours sa fille mais avaient-ils eu le temps de construire des relations d'adultes avant que le deuil les frappe ? Et à présent que la rancœur et la gêne s'étaient installées entre eux, comment franchiraient-ils cette distance ? Y parviendraient-ils un jour ?

Il n'avait pas tenté de l'approcher ni de lui parler depuis la mascarade et si elle en avait été soulagée, elle ne pouvait s'empêcher d'en ressentir une certaine amertume. Il boudait lui aussi, et il n'avait pas besoin d'elle dans sa vie. Pourtant l'appel de ce matin-là devait peut-être tout changer entre eux. C'était le Roi qui avait fait appel à sa Reine-servante, il était vrai, mais peut-être le père voudrait-il parler à sa fille ? Peut-être tenterait-il enfin le geste dans sa direction qu'elle espérait sans se l'avouer.

Les yeux baissés sur la carte, elle attendit donc sagement qu'il énonce la raison pour laquelle il l'avait convoquée. Et elle ne fut pas déçue. Parmi toutes les choses qu'elle avait espéré pouvoir lui demander, elle n'avait pas osé rêver qu'il lui accorderait de partir si loin et à la recherche de ses origines. Une part d'elle pourtant était révoltée par sa demande car elle était parfaitement consciente qu'il éloignait le problème - elle - pour laisser à sa créature les coudées franches pour s'installer à la place de sa mère. Une telle opportunité, cependant, et si proche de ses propres désirs, ça ne se refusait pas.

Lentement, elle leva les yeux sur son père alors qu'il finissait de lui expliquer les termes de la mission qu'il lui confiait. Elle le contempla sans indulgence et avec l’œil neuf qu'on porte sur quelqu'un dont on a été séparé longtemps. Elle le trouva vieilli et l'air fatigué. Une petite voix mesquine ne put s'empêcher de glisser dans sa tête que c'était sa créature qui épuisait ses nuits, mais elle la repoussa avec force. Il n'était pas question de s'attarder sur ce qui n'avait aucun rapport avec leur lien et qui la faisait souffrir.

Un énorme poids lui bloquait la poitrine et lui nouait la gorge, un torrent de larmes menaçait de la submerger. Au fond, elle ne rêvait que de redevenir une petite fille pour se jeter dans les bras de son père et qu'il répare enfin tout ce qui n'allait pas. Mais elle avait vingt ans, pas cinq, et il ne pouvait pas rendre la vie à sa mère. Baissant les yeux pour masquer le terrible chagrin qu'elle avait à être coupée de son père, elle déglutit pour pouvoir répondre d'une voix aussi claire que possible - c'est-à-dire plutôt faiblarde.

- Je voudrais qu'Espoir vienne avec moi.

Pour lui mais aussi et surtout pour elle. Si elle était une Artiseuse puissante, comme lui, elle savait aussi qu'Espoir la surpassait dans ce domaine. De plus, il avait le mérite de savoir l'aider quand les émotions la balayaient trop violemment. Le Roi comprendrait certainement ce choix, son père aussi, croyait-elle. Elle avait beaucoup attendu cette opportunité de découvrir le monde mais elle avait tout autant peur de quitter son foyer et sa famille, surtout son père. Et elle ne voulait surtout pas le quitter fâchée. Qui savait ce qui pouvait se passer tant qu'ils étaient aussi éloignés l'un de l'autre.

- Je voudrais aussi en profiter pour me rendre à Jhaampe, faire connaissance avec nos voisins, et passer un peu de temps à Bauge.

À son projet tout personnel, se mêlait également une stratégie diplomatique de future reine. Elle devait connaître ses voisins, comme son peuple. Elle espérait se faire aimer, apprécier, du plus grand nombre, pour asseoir son autorité et sa légitimité, pour montrer aux réticents que Vifière ou pas, elle serait la reine de tous et de chacun.

Aimée rougit légèrement et garda les yeux baissés. Elle avait reconnu l'humour dans la voix de son père et l'espace d'un très bref instant, elle avait cru pouvoir revenir dans le passé. Mais personne ne pouvait faire cela, pas même le plus puissant des Artiseurs. Pas même son père qu'elle avait pourtant si longtemps cru infaillible. Elle s'abstint donc de lever les yeux et s'efforça de ne pas sourire, se détournant même franchement de lui pour éviter toute confusion.

Si ses explications la laissaient frustrée de son grand projet de voyage, elles avaient au moins le mérite d'être claires et franches. Pourtant, elles lui laissaient un arrière-goût amer dans la bouche. Castelcerf ne pouvait se passer de sa Reine-Servante, mais et lui ? Pouvait-il se passer de sa fille aussi longtemps ? Ne pouvait-il lui dire enfin ce qu'elle attendait ?

Elle se rendait bien compte qu'il était aussi puéril qu'égoïste d'attendre de son père qu'il fasse le premier pas vers elle alors que c'était elle qui lui battait froid depuis des semaines. Mais n'était-elle pas la fille et lui le père ? Ne souffraient-ils pas autant de l'absence de la Reine ? Peut-être bien que non, après tout. Quoi que Vérité ait pu tenter de lui faire croire, son père semblait s'accommoder très bien de sa vie sans Shyrin et avec la créature à peine sortie du berceau qu'il avait pris pour la remplacer.

Elle devait donc être revenue avant l'hiver, ce qui lui laissait à peine trois mois pour faire l'aller et le retour vers Haurfond et le frontière avec la moitié de ses origines. Serait-ce suffisant ? Elle l'espérait. Mais plus que tout, elle espérait que ce n'était que le premier de ses voyages, le premier pas vers une vie de découvertes. Castelcerf aurait beau avoir besoin d'elle, elle se promettait bien de ne pas s'y enfermer, oublieuse des autres duchés et de son peuple. Au printemps donc, elle irait en Bauge et de là, peut-être plus loin, si elle le pouvait.

Quant à Espoir... Les bras croisés sur sa poitrine et le regard évadé par la croisée, elle haussa une épaule. Espoir n'avait pas besoin de l'accord de sa mère, c'était un homme fait qui prenait ses propres décisions. Mais si elle n'allait pas dans les Montagnes, l'accompagnerait-il ? Et sinon, demanderait-elle à quelqu'un d'autre de l'accompagner ? Elle n'avait pas des dizaines d'amis proches même si la Cour regorgeait de jeunes gens avec qui elle s'entendait bien et tous désireux de lui faire plaisir. Elle y réfléchirait après avoir eu la réponse d'Espoir et son conseil à ce sujet.

Au moment même où elle se retournait vers son père pour lui signifier qu'ils étaient d'accord sur les termes de la mission, il lui coupa l'herbe sous le pied en abordant un sujet qu'elle ne l'aurait jamais cru capable d'envisager.

- Papa !

Le cri de protestation lui était venue tout naturellement aux lèvres alors que son visage tout entier s'empourprait violemment. Elle se détourna à nouveau, embarrassée à l'extrême et balbutia une vague réponse.

- Nous n'avons pas... Nous ne... Jamais je ne...

Abandonnant la lutte, elle soupira doucement.

- Tu n'as pas à t'inquiéter de ça. Ça ne risque rien.

Il comprendrait ce qu'il voudrait. Comme toujours, d'ailleurs.
Peut-être le moment aurait-il été bien choisi pour lui expliquer qu'ils n'avaient pas de sentiments amoureux l'un pour l'autre et qu'ils voulaient tous deux mettre fin à ces fiançailles ineptes. Mais si elle n'était plus promise, la laisserait-il partir avec la même confiance ? Et de toute façon, rien ne disait qu'il serait capable de renoncer à ce projet qu'il avait formé depuis longtemps.

Il valait donc mieux rester concentrés sur le sujet du jour, la mission, qui leur donnait enfin une occasion de se parler. Ce n'était pas vraiment le moment de lui faire de la peine en soulignant son erreur. Et puis au fond, elle était un peu piquée quelque part, de n'inspirer à son meilleur ami aucun désir, aucun sentiment hors de la franche camaraderie et la complicité qu'ils avaient nouées depuis l'enfance. Elle oubliait qu'elle-même serait bien embarrassée de devoir partager avec lui des moments intimes s'ils en arrivaient au mariage malgré leurs efforts.

Revenue auprès de la carte, elle frôle les clous de ses doigts, suivant des yeux la frontière qui l'appelait, l'expression songeuse. Pour cette première vraie rencontre avec son père, elle avait espéré des choses mais elle aurait été bien en peine d'expliquer lesquelles. Ce qui était certain c'est qu'elle avait beaucoup à faire avant son départ. Mais elle ne pouvait se résoudre à quitter son père comme ça.

- Papa... Commença-t-elle, hésitante, sans revenir au père protocolaire auquel elle ne se serait jamais habitué de toute façon.

Elle chercha quoi dire, comment abaisser enfin les murailles infranchissables qui les séparaient, mais elle ne trouva rien et l'image de sa mère en elle l'empêchait de faire ce premier pas vers le pardon.

- Non, rien... Conclut-elle avec un petit soupir, les yeux toujours rivés à la carte et la tête basse.

Elle aurait voulu ne pas avoir à le regarder, ne pas croiser le regard de son héros déchu, de celui qu'elle adorait si passionnément et voulait détester tout autant depuis qu'il l'avait trahie. Mais il releva impitoyablement son visage et elle n'eut d'autre choix que de soutenir son regard. Elle n'était pas couarde après tout, elle avait bien hérité de son courage et de sa détermination. Malgré leur proximité physique, elle se sentait encore séparée de lui, elle avait besoin de nouer un lien, si ténu soit-il, de retrouver son unique parent avant de partir vers l'inconnu.

- Papa, reprit-elle d'une tout petite voix.

Ce seul mot ouvrait déjà la voie à d'autres choses. Sans vraiment s'en rendre compte, elle avait commencé à abaisser ses murailles d'Art, à entrebâiller très légèrement la porte à son père, lui laissant entrevoir l'étendue infinie de son chagrin, du deuil de sa mère qu'elle n'arrivait pas à faire.

- Cette mission... Est-ce que... Est-ce que tu m'éloignes pour elle ?

Elle risquait de le fâcher encore avec cette question mais elle avait besoin de savoir. La famille allait-elle se reconstruire une fois qu'elle en aurait été exclue avec le souvenir de sa mère ? L'envoyait-il au loin pour laisser à sa nouvelle femme la place de s'imposer, de prendre la place de sa mère et la sienne aussi puisqu'elle ne serait plus là pour leur rappeler la reine disparue ?

Elle avait soudain la crainte irraisonnée qu'il tente de se débarrasser d'elle pour faire plaisir à sa créature, qu'il ne l'aime plus et trouve toujours des prétextes pour l'exclure de la famille, de la Cour, de sa vie à lui et de celle de ses frères. Ne voulait-il plus d'elle à ses côtés ? Ne l'aimait-il donc plus ? Voulait-il l'oublier comme il avait oublié sa mère ?

Le visage relâché par la main de son père, Aimée en profita pour se libérer de son regard et baisser les yeux. Ce qu'il disait avait du sens et elle voulait à toute force y croire ais comment était-ce seulement envisageable ? Comment pouvait-il ne pas être malheureux ? Elle écoutait attentivement ce qu'il disait, elle en comprenait le sens comme la portée.

Il avait parlé de sa mère au présent et rien que cela rachetait déjà à ses yeux tout ce qu'elle trouvait si impardonnable. Mais le pardon n'était pas si simple. Le deuil encore moins. Elle savait bien que sa mère ne les voulait pas malheureux. tout au contraire, elle avait consacré toute sa vie au bonheur de sa famille et de son peuple d'adoption. Mais ce n'était pas si facile.

- L'es-tu, Papa ? Reprit-elle d'une encore plus petite voix. Es-tu heureux ?

Et s'il l'était ? Que ferait-elle ? Pourquoi le fait d'être heureux lui semblait-il une trahison vis-à-vis de sa mère ? Pourquoi ne pouvait-elle accepter que les autres ne vivent pas leur deuil de la même manière ? Pourquoi ne pouvait-elle admettre qu'ils puissent avoir été malheureux et ne plus l'être et n'en aient pas pour autant moins aimé Shyrin ? Peut-être l'éloignement lui serait-il une aide, en effet.

- Quand je reviendrai...

Elle inspira profondément comme pour prendre son courage à deux mains, puis releva les yeux pour accrocher à nouveau le regard de son père.

- Il y a des choses qui changeront.

Elle ne voulait ni le défier, ni l'inquiéter mais seulement lui faire savoir qu'elle entendait occuper sa place de Reine-servante avec plus de consistance et prendre ses propres décisions à l'avenir. Elle allait avoir besoin de s'affirmer, de sortir de l'ombre de ses parents. Mais y parviendrait-elle ? Elle voulait y croire et faire la preuve aux yeux de son père qu'elle méritait son titre et son héritage.

Même si elle avait elle-même posé la question, Aimée n'aurait sans doute pas supporté d'avoir la preuve du bonheur que vivait son père avec sa créature. Il ne lui était pas encore possible d'envisager qu'il se remette de la mort de sa mère ou qu'il soit heureux avec une autre quand elle souffrait tellement et se débattait pour choisir sa propre destinée au lieu de celle qu'il voulait lui imposer.

Une main glissée dans sa poche, elle serra fort l'une des pierres qui s'y trouvaient et continua à regarder son père avec sérieux et détermination. Elle hésita une fois de plus à lui dire ce qu'elle tenait tant à lui dire mais renonça là encore. Elle craignait bien trop qu'il renonce à sa mission et la retienne à Castelcerf. Il valait mieux abonder dans son sens pour le moment. Elle verrait pendant son absence et surtout, elle comptait sur Acuité pour appuyer leur décision, à Espoir et elle, de ne pas se marier. Son père détestait se tromper et ne le reconnaissait que fort rarement, ils ne seraient pas trop de trois pour le convaincre.

Elle vit qu'il se perdait dans la contemplation des cartes, elle sentit qu'il s'échappait quelques instants comme cela lui arrivait souvent. Quand il revint au présent, elle comprit qu'il cherchait quelque chose à lui dire. Elle lisait fort bien en lui à présent, bien mieux qu'avant. Était-elle seulement plus attentive ? Ou plus intuitive ? Elle le voyait en tout cas pour ce qu'il était désormais à ses yeux : un vieil homme qui n'avait pas supporté la solitude et avait choisi une gamine comme bâton de vieillesse. Tout cela parce qu'il n'avait pas su prendre sur lui. La colère était plus froide à présent mais elle était toujours là.

Redressant les épaules, repoussant le moment de grâce et de paix qui les avait effleurés, elle rejoignit la porte puisqu'il ne trouvait rien de plus à lui dire. Avant de l'ouvrir, toutefois, elle tourna à demi la tête pour lui parler par dessus son épaule.

- D'ici mon retour, je te prie de ne prendre aucune décision qui engage mon avenir sans m'avoir demandé mon accord au préalable.

Elle n'allait pas revenir sur ce qu'il savait déjà : que sa mère ne cesserait jamais de lui manquer et que jamais elle ne prêterait allégeance à la créature qui occupait sa place temporairement. C'était inutile et elle ne voulait pas se fâcher avec lui alors même qu'il était incapable d'expliquer son geste autrement que par son plaisir personnel. Comme toujours, Vainqueur Loinvoyant ne faisait que ce qu'il voulait et piétinait le monde si c'était nécessaire pour arriver à ses fins. Mais si sa mère avait contourné les obstacles par sa douceur et sa finesse, elle-même tenait bien plus de lui et n'attendait que le bon moment pour l'affronter de face.