Aimée était attablée et mastiquait avec application les galettes d'avoine arrosées de sirop que lui servait une fille de cuisine. Dirigeant les cuisines d'une main de fer depuis plusieurs dizaines d'années, la cuisinière du château s'était depuis longtemps offert le cœur de la Princesse en passant par son estomac qu'elle comblait de douceurs et de mets variés à toute heure. Chaque occasion qui se présentait était prétexte pour une brioche, un morceau de viande grillée, un panier de pique-nique ou mille autres succulents secrets. Aboyant sur les commis qui ne travaillaient jamais assez vite ou bien à son goût, elle caressait de sa main libre la chevelure de feu de la fillette adorée qui n'avait qu'à lever les yeux vers elle pour tout obtenir. En grandissant, la gamine avait continué à venir se faire consoler ou fêter les événements en se rassasiant de délices. C'était un miracle qu'elle n'eut pas le tour de taille d'une barrique à présent.

Ce matin était semblable à tous les autres et après sa leçon d'Art aux aurores, Aimée avait dévalé les escaliers jusqu'aux communs pour se glisser dans l'office puis dans la grande cuisine où l'attendait déjà un grand bol de lait chaud au miel. Quand arriva l'ordre de son père, de manière assez attendue devait-elle reconnaître, elle répondit par une vague distraite exprimant le contentement de son estomac bien plus que son obéissance immédiate. Non qu'elle renâclât aux leçons de son père, bien au contraire, mais elle se savait incapable d'écouter si elle avait faim. Tout en enfouissant sa dernière et énorme bouchée de galette qu'elle fit descendre avec la fin de son lait, elle attira à elle un plat de brioches dont elle glissa quelques exemplaires dans sa serviette de lin. La tradition vite installée de ses leçons de règne commençait toujours par le partage de friandises.

Son forfait accompli sous l’œil étonnamment distrait de la cuisinière, elle bondit sur ses pieds - bottés - et fila comme le vent, non sans avoir auparavant embrassé la joue rebondie bien qu'un peu fripée de la maîtresse des lieux. Un merci, un compliment, la porte claqua sur un courant d'air alors qu'une servante outrée retenait de justesse un broc qui roulait sur la table. Elle grimpa quatre à quatre les marches qui la menèrent à la salle des cartes et s'arrêta devant la porte pour reprendre son souffle. Courir toujours, sauter, bondir, s'épuiser, elle n'avait trouvé que cela pour endiguer l'immense flot de souffrance et de colère qui menaçait de la submerger à chaque fois qu'elle pensait à sa mère. Repoussant ses cheveux de sa main libre, elle attendit d'être certaine d'avoir suffisamment repris contenance pour donner un coup léger au battant avant d'entrer.

L'atmosphère de la pièce la frappa aussitôt sans quelle saisisse immédiatement pourquoi. Il y avait quelque chose dans l'air, un changement, une vibration, un tempo différent. Elle promena son regard partout mais ne trouva rien de changé avant de croiser le regard de son père qui lui souriait comme à son habitude. Il avait une lumière nouvelle dans les yeux ou peut-être sur la peau. Peut-être avait-il seulement meilleure mine d'avoir voyagé dans le Sud au lieu de s'épuiser chaque nuit dans l'Art et dans les souvenirs mélancoliques de la Reine. Elle sourit en retour, saluant son père avec un calme qui ne lui était pas naturel mais qu'il attendait d'elle, comme preuve qu'elle était capable de réfréner son énergie débordante. Ça ne lui demandait pourtant pas grand effort car la pièce appelait au calme, à la réflexion, à la stratégie lente et lucide.

Déposant sur le plateau du thé le fruit de son larcin du jour, elle approcha de la carte qui était déployée et la parcourut lentement des yeux, cherchant soigneusement tout ce qu'elle en connaissait déjà et ce qui avait changé. Sans jamais avoir voyagé très loin, elle connaissait bien des frontières et bien des lieux. L'Art la menait où elle le désirait. Mais elle se montrait prudente et se laissait guider sur ces chemins aériens par son Maître comme par son père. D'un doigt fin et léger, elle compta les clous qui ornaient leurs côtes. L'image était belle, la couleur symbolique, et elle en grinçait des dents. L'encre sensée enrayer la progression de ces fureurs avançait, elle aussi, mais pas aussi vite qu'ils l'auraient souhaité.

Poursuivant son exploration, elle contourna un duché, puis un second et parvint à la frontière du mystérieux territoire qui attisait tant sa curiosité, celui dont venait sa mère et dont elle tenait la moitié de son sang ainsi que sa deuxième langue. Elle remarqua alors les nouvelles marques et tressaillit bien malgré elle. Ces preuves-là, c'étaient autant d'affronts personnels à ses yeux, elle les prenait comme des injures. La colère flamba en elle mais elle la maîtrisa avec soin, laissant d'abord venir les explications. Ce n'est qu'après le départ du valet qui avait avivé le feu et servi le thé qu'elle eut une partie des explications. Cette fois, l'étroit contrôle qu'elle exerçait sur son caractère fondit d'un coup alors qu'un mot unique franchissait ses lèvres.

- Foutaises !

Comme par un fait exprès, c'est en chalcédien que lui était venue la grossièreté. Mais nul besoin de traduction pour son père qui pouvait lire en elle comme dans un parchemin déroulé. Elle était proprement scandalisée qu'on quelques mois à peine ces ingrats aient oublié les années de douceur de sa mère. Elle aurait volontiers fait entrer ce souvenir dans leurs tête à coups de pierre. Mais son père attendait autre chose d'elle, elle le savait parfaitement. Dominant sa frustration, elle battit des cils pour chasser l'amertume de sa langue et reprendre d'une voix plus naturelle et sincèrement intéressée.

- Se remettront-ils ?

Ses doigts s'attardaient sur les clous écarlates qu'elle haïssait à présent. Elle ne rêvait que d'explorer les mondes et découvrait sans cesse combien les hommes qui les peuplaient pouvaient être décevants. Elle se demanda une fois encore ce qui avait retenu son père si longtemps et se rendit compte qu'elle lui en voulait d'être parti sans elle. Il y avait à peine deux saisons que sa mère les avait quittés et ils auraient dû se soutenir les uns les autres en permanence, songeait-elle confusément, sans trop savoir ce qu'elle reprochait au Roi et ce qui incombait à son père.

Aimée avait retrouvé son empire sur elle-même en buvant une gorgée du thé offert par son père. Les yeux rivés à la frontière de son cœur, elle réfléchissait avec soin aux informations transmises et aux mesures qui en découleraient pour la préservation du royaume. Avant même d'envisager le défense de cette frontière fragilisée, ou plutôt en même temps, il y avait une question qui avait d'ores et déjà surgi dans sa tête.

- Des mesures ont-elles été mises en place pour prévenir l'expansion d'une épidémie ?

Si peu agréable que ce soit, il convenait évidemment de mettre en quarantaine les malades comme les bien-portants exposés et de s'assurer que marchands ambulants, ménestrels et voyageurs restaient sur place le temps d'être examinés et de s'assurer qu'ils n'étaient pas porteurs du mal. Une mystérieuse maladie se répandant dans tout le royaume serait un coup terrible en ces temps d'incertitude quant aux frontières.

Revenant aux questions de son père concernant le Duché d'Haurfond, elle examina la question avec autant de recul que le lui permettait son jeune âge et ce qu'elle savait de la région. Par les histoires transmises par ses parents ou par la Cour, par son éducation, par les souvenirs piochés dans l'esprit de sa mère, elle avait acquis une certaine méfiance à l'égard de Rippon et la certitude que son père avait bien agi en créant un duché-tampon à la frontière.

- Un régent fort et loyal, suggéra-t-elle lentement.

Ses doigts ni ses yeux n'avaient quitté les lignes et les points marquant la séparation des deux moitiés de ses origines. Elle ignorait si ses frères se sentaient aussi attirés et curieux qu'elle-même au sujet de cette partie de leur histoire mais elle n'avait jamais cessé de questionner sa mère et de creuser autour de ses souvenirs. C'est ainsi qu'elle avait compris - ressenti, même - combien sa mère regrettait de n'avoir jamais revu sa terre natale et ses parents.

Elle ne voulait pas le dire à son père toutefois, ou pas maintenant. Elle éprouvait un besoin avide et brûlant de parler de sa mère sans cesse, de la faire revivre dans ses souvenirs présents partout à Castelcerf mais elle répugnait à le faire avec son père de crainte de le rendre pus malheureux encore ou qu'il ne comprenne pas son besoin d'entretenir ce lien au lieu de le laisser se détacher en douceur. C'était comme creuser sans cesse une plaie ouverte au lieu de la laisser se refermer mais elle ne se sentait pas capable d'agir autrement. Un pic soudain de souffrance la traversa et qu'elle domina en mordant sa lèvre plus fort qu'elle n'aurait dû.

Déconcentrée par ses souvenirs, Aimée tressaillit et leva vivement la tête à la remarque de son père et surtout à son rire. Un rire colossal comme lui, bruyant, franc et qui vous enveloppait, vous forçant à partager sa joie. Stupéfaite, elle en resta interdite un moment en réalisant qu'elle ne l'avait pas entendu rire ainsi depuis bien avant la mort de sa mère. Aussitôt, la rancune mordit son cœur, comment pouvait-il s'être déjà remis de la disparition de l'âme de leur famille, de celle qu'il avait prétendu aimer ? Aussitôt également, elle s'en voulut de cette pensée mesquine et bien peu charitable. Chacun gérait le deuil comme il l'entendait, lui aurait soufflé Shyrin, chacun montrait ou cachait sa souffrance comme il le pouvait. Enfouissant ce sentiment au plus profond de son cœur, elle s'efforça de se réjouir de retrouver le père fort et enjoué qu'elle connaissait et aimait tant.

Un sourire incertain se dessina sur ses lèvres alors que ses pommettes rosies trahissaient un léger embarras à entendre son père mentionner les choses qui se passaient entre un homme et une femme dans le secret de leur lit, croyait-elle savoir. Un élan d'amour la poussait à se jeter dans les bras de cet homme, de ce père qu'elle avait cru perdre aussi et qu'elle retrouvait un peu au détour de ce rire inattendu. Mais la rancœur et les circonstances l'empêchèrent de s'abandonner à ce désir. Il la voulait calme et sereine, la tête froide, stratège, son impétuosité bridée, alors elle n'osa pas lui montrer son enthousiasme ni sa tendresse. Elle regretta brièvement d'avoir grandi et d'avoir accepté l'héritage à venir, mais ça n'avait pas de sens et elle chassa ces pensées inutiles.

Baissant les yeux sur la carte donc, pour masquer le mélange et la succession des émotions qui la traversaient, elle se concentra tant bien que mal sur leur conversation pour revenir sur des sujets moins glissants, moins intimes. Un fossé s'était creusé entre eux lui semblait-il, et elle ne savait plus comment franchir cette distance, se contentant de jeter des ponts entre eux de temps en temps, quand ils parvenaient encore brièvement à tout oublier pour n'être plus qu'un père adoré et sa fille chérie.

- Il y a des hommes forts et loyaux qui n'étaient pas en Chalcèdes, le contra-t-elle avec une douceur qui la surprit elle-même. L'absence d'expérience militaire pourrait être compensée par un caractère volontaire et une aptitude pour la stratégie, non ? Ou par l'Art ?

Elle pensait à un homme en particulier, un ami de sa mère dont elle n'avait plus entendu parler depuis bien des années. Shyrin ne lui confiait pas tout, loin s'en fallait, aussi ignorait-elle ce qu'il était devenu récemment, mais s'il existait, d'autres devaient avoir des statuts aussi intéressants que le sien, d'autres noms devaient pouvoir être cités, mais elle ne les connaissait pas encore tous.

- Des hommes comme Vaillant Fructurive, osa-t-elle alors suggérer plus bas.

Le visage apparemment neutre et tourné vers la carte, elle surveillait en fait étroitement les réactions de son père à travers la frange épaisse de ses cils. Retenant son souffle, elle ne se rendait pas compte qu'elle avait également tendu son Art vers lui comme pour sonder plus aisément ses émotions à l'annonce de ce nom dont sa mère lui avait soufflé qu'il n'était pas agréable aux oreilles de son père.

Aimée sursauta brusquement cette fois et retint un mouvement de recul comme de crainte que son père ne lève la main sur elle. En réalité, ce n'était pas son bras qu'elle craignait mais bien plutôt son Art. Car si elle le possédait aussi, au contraire de sa mère qui avait craint cette magie agressive sans jamais la comprendre, elle était néanmoins assez lucide pour se savoir novice à côté d'un père la pratiquant depuis de longues années.

Comme il se levait après avoir hurlé sur le valet, elle resta à sa place mais garda sagement les yeux baissés pour dissimuler la colère qu'avait fait naître en elle cet éclat. Il passait son temps à lui demander de se tempérer et à faire des mines désapprobatrices de duègne quand elle se montrait trop exubérante à son goût, et voilà qu'il prouvait en deux réactions de qui elle tenait cette propension à montrer ses émotions. Comme lui, elle était animée d'éclats brusques et de violentes passions. Comme lui, elle s'embrasait aussi vite de fureur que de bonheur et peinait à garder recul et lucidité. Comment osait-il donc lui reprocher ce qu'il lui avait lui-même légué ?

- C'était l'ami de Maman, osa-t-elle contrer d'une petite voix butée.

Sa proposition n'était peut-être pas la plus subtile du monde mais elle ne méritait certainement pas un tel éclat ni les railleries qui s'ensuivirent. Les joues rougies par le souvenir cuisant des mots de la Dorage à son endroit, elle se détourna brusquement pour se lever et se poster devant la croisée. Ses barrières dûment élevées et renforcées, prête à affronter son père, elle reprit, les yeux rivés sur l'horizon.

- Tu regrettes que je ne sois pas davantage comme elle...

C'était une accusation plus qu'une question, car il lui semblait bien souvent - surtout depuis la disparition de la Reine - qu'ils s'accrochaient en raison de leurs caractères impossibles alors que Shyrin avait le don de les accorder et de les apaiser. Qu'allaient-ils devenir sans elle pour aplanir les difficultés ?

Face à son père qui lui tenait les épaules, Aimée leva les yeux sans crainte cette fois, sans détour, avec sa franchise habituelle. Elle entendait ce qu'il disait, elle le comprenait et pourtant, il restait tant qu'elle ne parvenait pas à intégrer. Car quoi qu'il en dise, Chalcède était son pays, au moins autant que les Duchés. Et elle ferait tout ce qui était en son pouvoir pour éviter une nouvelle guerre car elle ne pourrait supporter que les deux moitiés d'elle-même s'élèvent l'une contre l'autre. Elle ne pourrait supporter que les efforts de sa mère soient ainsi oubliés et bafoués. Elle ne dit rien pourtant, elle ne parvenait pas à évoquer tout cela calmement avec lui.

Alors qu'il revenait à la carte des Duchés et à leur problème du jour. Elle le vit penché sur Rippon, du moins le crut-elle de là où elle se trouvait. Quand il parla d'une femme, elle saisit aussitôt l'allusion et tout son être se révolta à cette idée. De sa mère - comme de son père, d'ailleurs -, elle n'avait pas seulement hérité les affections mais aussi les méfiances. Or certaines choses restaient ancrées bien malgré elle dans un inconscient qui guidait en partie ses choix et ses gestes.

- Non !

C'était son tour d'élever la voix. Comment pouvait-il suggérer les Lunabille quand il avait rejeté Vaillant Fructurive ?

- Rippon est pourri d'ambition, asséna-t-elle, reprenant ses propres mots. Donner aux Lunabille le pouvoir sur Haurfond serait un risque insensé. Avec autant de terres et de pouvoir, qu'est-ce qui les empêcherait de réclamer à nouveau l'indépendance ?

- Une alliance ?

Suffoquée, elle dévisagea son père comme s'il avait tout simplement perdu l'esprit puis répondit avec un calme étrange.

- Oublierais-tu que tu m'as déjà promise à un autre ?

Sans la consulter. Sans se soucier un instant de savoir si elle désirait épouser Espoir, son ami de toujours. Selon son habitude, il disposait des gens à sa guise comme autant de pions sur son échiquier. Elle ne lui en avait pas voulu de ce projet jusqu'alors, cependant, certaine de pouvoir s'en défaire quand elle le souhaiterait. Sans avoir besoin de consulter Espoir, elle était convaincue qu'il partageait son opinion quant à cette union. Et pas une seconde elle ne réalisait qu'elle faisait avec lui très exactement ce que son père faisait avec elle.

Pas un instant il ne lui était venu à l'esprit qu'il puisse envisager de se remarier lui-même. N'avait-il pas déjà trois héritiers et le souvenir d'une épouse adorée ? Par ailleurs, Raki Lunabille était toujours bien vivant même si les rumeurs sur sa santé chancelante allaient bon train. Et il n'y avait personne d'autre qui eut l'âge d'épouser son père, n'est-ce pas ? D'ailleurs, sa mère venait à peine de les quitter, comment aurait-il pu envisager quoi que ce soit de ce genre ? Rien de tout cela n'avait de sens.

- Le clan Qassem ! Cracha-t-elle, dégoutée. Rellan Qassem ne pense qu'à asservir les femmes, dont sa propre sœur qui est également une empoisonneuse !

Elle s'avançait sans doute beaucoup car ce n'étaient que des rumeurs entendues dans les couloirs de la forteresse, de celles que l'on taisait d'ordinaire devant la princesse mais qu'on laissait parfois échapper quand elle savait se faire oublier.

- Veux-tu vraiment amener ces gens sur le devant de la scène ? Notre royaume ne compte-t-il pas assez de sujets loyaux et forts ?

Cette fois la question était franche et dénotait une réelle curiosité. Après tout, elle était là pour apprendre les stratégies royales.

Évidemment, il y avait d'autres manières de créer des alliances entre familles et entre duchés. Outre le fait qu'elle avait aussi des frères à marier. L'idée l'effleura que la dernière fille Lunabille devait avoir l'âge de Chance ou à peu près. Elle pourrait convenir aisément à l'un ou l'autre de ses frères si c'était nécessaire. Mais elle répugnait toujours à envisager une union de ce genre entre les Lunabille et eux. Elle repoussa donc vivement cette idée et se concentra sur des possibilités commerciales ou politiques bien moins pénibles.

Alors qu'ils enchainaient sur les Qassem et leur chef de clan aux moeurs sulfureuses, elle s'empourpra bien malgré elle.Si libérée et informée soit-elle, elle n'en restait pas moins une jeune femme assez innocente pour rougir de la mention de ce qui se passait dans un lit. Encore plus quand c'était son père qui employait des expressions aussi coquines.

- Papa ! Protesta-t-elle moitié riant, moitié s'indignant.

Mais la plaisanterie s'arrêta là et l'ambiance se glaça d'un coup alors que s'élevaient entre eux les mots non dits mais qu'elle avait parfaitement perçus, pourtant. Elle se rembrunit aussitôt et se détourna de la carte pour retourner devant la fenêtre. De là, elle pouvait observer les oiseaux marins qui tournoyaient. L'envie lui prit d'en appeler un pour voir, pour lier connaissance, pour s'évader avec lui l'espace de quelques heures. La corneille liée à Fortune était-elle parmi eux ? Un message arriverait-il bientôt ? Tout pour ne pas penser à sa mère qui était désormais bien présente dans la pièce entre son père et elle.

- As-tu tenter de les Artiser ? S'enquit-elle doucement, cependant, pour revenir au présent.

Après tout, s'ils atteignaient les pirates pour les détourner d'eux, ne pouvaient-ils explorer les frontières de Chalcèdes et le domaine Cardia ? Une idée absurde commençait à prendre forme dans son esprit mais elle ne mettait pas encore de mots dessus.

- Je viendrai alors, affirma Aimée en hochant la tête.

Avait-elle lu dans sa tête le projet qu'il formait de l'emmener ou avait-elle simplement décidé par elle-même qu'il était temps pour elle de s'affirmer comme héritière, elle aurait été bien incapable de le dire. L'Art comme le reste étaient instinctifs chez elle et elle ne s'interrogeait pas dur la manière dont elle percevait certaines choses. Le Vif y était peut-être aussi pour quelque chose et la manière dont cela l'avait poussée à mieux observer ses semblables comme les animaux. Toujours était-il qu'elle lisait très bien les êtres, en général, quand elle ne se laissait pas aveugler par ses propres émotions.

De Castelorme, elle pourrait peut-être convaincre son père d'aller jusqu'à la frontière ou même de la laisser aller sur les terres du clan de sa mère. Elle en doutait fortement mais ne désespérait pas de le convaincre avec son optimisme habituel. Elle verrait bien quand elle y serait. Elle n'excluait pas totalement de fuir en secret comme sa Tante avant elle mais ne pouvait s'y résoudre réellement sachant quelles inquiétudes elle causerait à ceux qu'elle aimait.

Sa mère étant bien trop présente dans la pièce et les éléments de la matinée les ayant tous deux poussés à la réflexion, il semblait que la leçon doive prendre fin bientôt. Elle revint à la carte toutefois et effleura une fois encore du bout des doigts les clous écarlates qui bordaient la frontières en certains points tragiques.

- Vas-tu proposer quelque chose aux Qassem ou aux Lunabille ?

Aimée hocha la tête lentement, la tête toujours pleine de réflexions troubles concernant les sujets abordés avec son père. Les pensées se bousculaient mais persistait un sentiment de malaise qu'elle attribuait entièrement à la présence bien trop forte de sa mère entre eux. Elle ne savait pas comment surmonter cela, comment voir son père sans sentir le fantôme de sa mère se dresser à leurs côtés, ou entre eux. L'Art, peut-être ? L'idée méritait d'être creusée et étudiée. Même si sa mère n'était pas douée de cette magie, même si l'Art n'était pas un moyen de communiquer avec les morts, peut-être pourrait-elle y trouver une forme de réconfort ou d'apaisement.

Plus elle y songeait, plus il lui semblait qu'il fallait qu'elle explore cette voie. L'Art l'appelait, l'enjoignait à plonger, à chercher, à se laisser glisser dans les souvenirs et à explorer le monde. Mais plus elle y pensait et plus elle était convaincue qu'il ne fallait pas en parler à son père, peut-être même à personne. Elle ne voulait pas lui faire de peine en amenant sa mère avec eux plus qu'elle n'était déjà présente. Distraite par son petit projet personnel, elle acquiesça encore mollement avant de réaliser le sens des mots prononcés par son père.

- Moi aussi, je prierai pour leur rétablissement.

Surtout si la rumeur d'une maladie d'origine chalcédienne prenait de l'ampleur, ce qu'elle désirait moins que toute autre chose.

Son père la congédia alors comme une gamine mais elle ne s'en offusqua pas. Il semblait un peu distrait lui aussi, comme bien souvent depuis la mort de la Reine. S'abimait-il plus que de raison dans l'Art, lui aussi ? Cherchait-il sa femme ? Risquait-elle de le trouver sur sa route ? Non, elle prendrait garde à ne pas le déranger davantage.

Approchant en douceur, elle se glissa entre ses bras pour se serrer contre lui, comme si elle était encore une petite fille. Bien qu'adulte, elle avait encore besoin de ces contacts, besoin de se sentir protégée et aimée comme autrefois, surtout maintenant que celle qui était le ciment et l'amour de leur famille les avait laissés.

Avec un sourire, elle se haussa sur la pointe des pieds et effleura d'un baiser sa joue râpeuse avant de se reculer.

- N'oublie pas de manger avant la fin du jour.

Elle le laissa alors et partit en quête de l'Archiviste, comme demandé.