Jardinage, danse, lecture et belles étoffes. Acuité réfléchissait à la manière de rapporter tout cela dans les Duchés. Les jardins, c'était facile, elle pouvait se servir de ceux-ci, très justement appelés Jardins de la Reine. Les belles étoffes aussi pourraient trouver grâce aux yeux de la jolie rousse. La couturière royale était douée, Shyrin pourrait tout lui demander. La danse et la lecture seraient peut-être les éléments les plus difficiles à retrouver. La musique des Duchés était différente, la danse également. Peut-être que la Reine souhaiterait lire elle-même les parchemins, sinon Acuité les lui lirait dans le cas où Shane se verrait dans l'incapacité de le faire.

C'est alors que Vaillant apparut au coin de l'allée. Il s'avança vers elles et offrit un baise-main à la Reine après une révérence parfaite. C'est à peine s'il la salua et elle ne releva pas sa grossièreté. Il semblait oublier qu'elle était futur duchesse mais plaça ce manquement sur le compte de sa volonté de plaire à la Reine. C'était ridicule, au moins autant que le comportement des vulgaires courtisans qui tournaient autour de Shyrin.
En cela, Vaillant semblait avoir bien appris ses leçons.
Elle croisa les bras et l'observa, dans son petit jeu dont il semblait si fier et elle, pas dupe.
Shyrin gloussa en le taquinant, Acuité en fut surprise. Se connaissaient-ils si bien ?
Visiblement suffisamment pour qu'il se permette de l'attaquer verbalement devant la Reine. Plus facilement agacée car éprouvée par les événements de la matinée, elle se contenta de le toiser un instant et lorsqu'elle inclina légèrement la tête sur le coté, un nouveau sourire étira ses lèvres.
La Reine l'avait défendu, mais ce n'était pas suffisant à ses yeux. Non, l'affront en appelait un autre.

- Une chance en effet, que mes talents ne se situent pas seulement dans mon esprit mais aussi dans mes jambes auquel cas soigner la Reine n'aurait pas eu grand effet.

Volontairement, elle insista sur l'aspect physique qui manquait cruellement au jeune homme. Une manière peut-être de lui rappelait qu'il ne pouvait l'insulter avec autant d'aise qu'il le croyait. Une mise en garde aussi, pour ne pas qu'il oublie qu'elle savait des choses que tous ignoraient.

- Mais pas du tout, sourit Vaillant lorsque la Reine complimenta son hypocrisie.
C'était vrai, elle allait mieux. Ne s'était-elle pas tenue debout devant tout le peuple, montrant sa résilience ? Ne se tenait-elle pas debout maintenant, dans ces jardins haut perchés, avec la force de jouir de toutes ces beautés qui, pour la première fois, s'offraient à son regard ?

Vaillant aussi, sans le savoir, s'offrait pour la première fois à son regard. Il avait l'apparence d'un homme de trente ans, même s'il ne comptait pas autant d'années. Il était grand, comme le Roi, mais taillé moins large, et vêtu avec un peu plus de fantaisie. Élégant, sûr de lui ; belle gueule, il fallait l'avouer, même si la fatigue d'Art qu'il finissait d'évacuer ternissait ses cheveux, le laissant moins rayonnant. Et bien sûr, il boitait.

La Reine avait fait des progrès, aussi, dans la maîtrise de la langue des Duchés. Elle perçut sa pique à l'égard d'Acuité.
- Acuité m'est précieuse en bien des domaines, comme vous, caressa-t-elle, et Vaillant sourit, se demandant bien lesquels.
La broderie ? La musique ? La danse ? La poésie ? Ou même l'art de plaire ? Acuité ne savait qu'empiéter sur le terrain des hommes. On voyait bien où cela l'avait menée. Mais la Reine semblait tenir à elle. N'avaient-elles pas fui ensemble ? Shyrin ne comprenait-elle pas qu'Acuité l'avait manipulée ?

Quand Vaillant avait appris - comme les autres, pas avant - qu'Acuité était en vie, sa vision des choses avait été bouleversée. La petite Duchesse ne s'était pas sacrifiée pour la paix. Elle avait envoyée Shyrin le faire à sa place. Shyrin s'était retrouvée seule, captive, perdant le goût pour la vie. Devant mentir à tous, même à lui. Vaillant considérait qu'il avait pris soin de la Reine bien mieux que son "amie". Et pourtant, il n'était pas à son bras. Acuité pouvait-elle jouir de plus de crédit que lui auprès de la Reine qu'elle avait trahie ?

Vaillant ignorait encore que la petite Duchesse de Béarns allait devenir sa dame de compagnie, mais il comprit qu'il ne pouvait ouvertement l'attaquer. Pourtant il n'allait pas laisser Acuité insulter, une fois de plus, son infirmité. Toujours des coups bas, alors que lui, ne faisait qu'éclairer ses erreurs véritables, puisque la Reine ne semblait pas les voir. Finalement, c'était encore une manière de la protéger, se persuada-t-il tandis que tous trois se remettaient à marcher dans l'allée. Shyrin au centre, Vaillant et Acuité de chaque côté.

- Vous faites référence à ma blessure ? releva Vaillant, feignant d'en être affecté.
Il fut tenté d'accentuer sa claudication, mais il avait trop de fierté pour tenter d'attirer ainsi la pitié.
- Il est vrai que sans elle, ma Reine, j'eusse été à vos côtés. Eda soit louée : Acuité était là pour poignarder cette femme le dos.
Devait-on la louer pour cela ? On disait que la femme avait aussi été égorgée, par la main même de la Reine. Vaillant en était troublé.

- A l'avenir, ma Reine, je ne vous ferai plus défaut. J'ai bon espoir de pouvoir retrouver ma mobilité. Cet espoir, vous l'incarnez. Le Clan n'a-t-il pas montré en vous sauvant que l'Art pouvait soigner des blessures profondes ?
Depuis lors, cet espoir habitait ses pensées. Vaillant les recentra sur son but meurtrier.
- Il n'y a que l'honneur qui ne puisse être restauré, lança-t-il comme une flèche en direction d'Acuité.

Le comportement de Vaillant lui donnait la nausée. Elle leva les yeux au ciel tandis que l'air de rien, il se victimisait pour mieux envoyer ses assauts mesquins dans la face d'Acuité.
Par Eda, à quel moment était-il devenu si détestable ?
Elle n'avait pas envie d'entrer dans ce petit jeu de fiel, encore moins devant Shyrin qui nécessitait du repos et de la bonne humeur. Elle-même avait besoin de bonne humeur, ne serait-ce que pour oublier l'image des hommes pendus dans la matinée. Celui qui gesticulait ne cessait de la ramener à ses souvenirs, que ses yeux soit ouverts ou fermés.
Ils avaient repris leur marche, tous les trois dans l'allée, mais déjà, Acuité ne s'y sentait plus à sa place. Vaillant faisait tout pour plaire à la Reine dans une attitude plus que douteuse. Shyrin ne semblait pas en prendre ombrage. Elle s'enthousiasma même lorsque Vaillant évoqua la possibilité de se faire soigner par le Clan d'Art.
Acuité d'abord stupéfaite qu'il ait pu songer à cette technique, finit par étouffer un rire.
Vaillant se leurrait, les soins de Shyrin avaient été prodigué dans l'urgence, sans réelle connaissance. Le Clan ne réitérerait pas l'expérience, on avait vu ce que cela donnait pour ceux qui pratiquaient.
Pour autant elle trouvait cruel de le souligner et préféra garder le silence, même lorsque Vaillant à nouveau tenta de l'accabler.

Oui, elle avait poignardée Luve dans le dos mais elle n'avait pas eu le choix. Au moins avait-elle tenté quelque chose.
Sa mine se renfrogna légèrement avec sa dernière volée de mots, la touchant plus qu'elle ne l'aurait voulu.

- L'honneur...répéta-t-elle faussement pensive un doigt sur sa bouche. Peut-être pourrions nous demander l'avis des Lunabille ?

Elle lança à Vaillant un regard entendu, les yeux légèrement plissés.
- Après tout, le Roi leur a supprimé une partie de leurs terres et avec elles, une bonne partie de leur honneur. Le retrouveront-ils un jour ?

Haussant les épaules, la question manquant finalement d'intérêt, elle prit la main de Shyrin dans la sienne et planta son regard dans le sien.

- Ma Reine, m'autorisez-vous à aller me reposer ? Je me sens quelque peu nauséeuse...les émotions du matin sans doute.
Elle n'attendait qu'une chose, que Shyrin le lui autorise afin qu'elle puisse se soustraire de la vue de celui qu'elle ne supportait plus.

Vaillant accueillit d'un sourire modeste l'enthousiasme de Shyrin. Oui, ce serait merveilleux ! Non, il n'en avait encore parlé à personne, sauf à elle, et il était heureux qu'elle réagisse ainsi. Le soutien de la Reine pourrait lui être précieux s'il présentait cette idée au Roi. Pour l'instant, Vainqueur avait d'autres chats à fouetter, et Vaillant réfléchissait encore... mais plus tard... Ardent, c'était certain, ne voudrait pas s'arrêter là.

Vaillant s'imagina, valide, sain de corps et d'esprit ; toutes ses entreprises couronnées de succès ; marié ; ami de la Reine. Et ce tableau le réjouit si bien qu'il faillit oublier Acuité, jusqu'à ce qu'elle enfonce l'ongle dans sa deuxième blessure.

Ce doigt ingénu et perfide, Vaillant voulut le lui arracher. Peu discret, il tourna vers la petite Duchesse un regard enflammé, et si elle avait pris la peine de le regarder, plutôt que de s'excuser lâchement auprès de la Reine, Acuité aurait compris qu'elle venait de se faire un ennemi. Pas un ami déçu, pas un camarade aigri ; un ennemi qui prenait au sérieux la menace qu'elle lui faisait, cette menace qui pouvait détruire tant de vies et qu'elle maniait sans intelligence.

Vaillant aurait voulu lui courir après pour lui faire ravaler. Duchesse ou non, il ne laisserait personne menacer son avenir, celui de Chiara et de Vérité. Mais il y avait la Reine ; sa compagnie lui incombait, il ne pousserait pas la grossièreté jusqu'à l'abandonner. Le Baugien enfonça ses mains dans ses poches pour en masquer les tremblements furieux, et continua d'avancer. Des fleurs, il ne voyait que les chatoiements rougeâtres de sa colère, jusqu'à ce qu'un long silence l'apaise.

- Pardonnez-moi... pour cette intimité que vous avez pu remarquer, reprit-il alors. Jadis Acuité et moi faisions tous deux partie du Clan d'Art du Roi et nos esprits étaient... proches.
Pour ne pas dire qu'il lui avait tout donné, même ce qu'il n'avait pas voulu, même ces ébats passionnés dont elle se servait aujourd'hui.
- Jumeaux. Comme vous et Shane. Comme si Shane vous laissait croire qu'elle était morte, de la pire des façons.

Il voulait qu'elle comprenne. Il voulait qu'elle voie à quel point Acuité les avait manipulés.
- A vous, je ne reproche rien. Je sais que ce mensonge vous a fait souffrir aussi.
Et encore, Vaillant ignorait à quel point.

Sa tentative d'instiller le poison dans le cœur de la Reine échoua lamentablement. Du moins en apparence. La haine prenait du temps. Il fallait la cultiver avec soin pour la voir grandir. Vaillant était un jardinier de talent ; il taillait sa haine tous les matins, pour qu'elle pousse dans la direction qu'il voulait lui donner. Il éprouvait un certaine joie à contempler ses fleurs. Un jour elle porterait des fruits.
Ça n'était pas les excuses de Shyrin qu'il voulait entendre. C'étaient les excuses d'Acuité. Pour lui avoir menti comme à tous. Pour l'avoir humilié devant tous. Pour oser faire pression sur lui. D'une manière ou d'une autre, il devait prendre l'ascendant sur elle. Question de survie.
Ce "nous" dans les lèvres de la Reine ne devait plus exister ; il était mort en Chalcèdes. Ce "nous" devait être eux, Shyrin et lui. Comme avant, quand la jeune femme n'avait que lui. Si par la haine il ne pouvait toucher la Reine, Vaillant essaierai par l'amour, comme il l'avait toujours fait. Il persévérerait.

Vaillant secoua la tête pour lui signifier qu'il n'avait rien à lui reprocher, vraiment. Ils marchaient dans un silence pacifié, que sublimaient le chant de la mer et des oiseaux. Le soleil rouge de la haine les baignait. Shyrin regardait tout, Vaillant regardait Shyrin.
- Quelle est votre fleur préférée ? demanda-t-il au bout d'un temps, après avoir cherché dans sa mémoire s'il ne lui avait pas déjà demandé.
C'était le genre de question qu'il aimait poser aux jeunes filles. C'était simple, ça n'engageait à rien et ça marchait toujours bien. Allégresse avait répondu "les tulipes", et Vaillant s'était demandé comment cela était possible, "les tulipes", mais il s'en était accommodé ; les tulipes étaient des fleurs bon marché et il pouvait lui en offrir à pleines brassées.
Pour Shyrin, ce serait sans doute une fleur chalcédienne. Une fleur rare et délicate qu'il ne pourrait ni trouver, ni lui offrir - d'ailleurs ça n'était pas son rôle, même si Vainqueur n'y penserait jamais, certainement.

- Peu importent ceux qui nous ont blessé hier.
Tel était ce "nous" qu'il voulait lui voir manier. Il ouvrit les bras sur le jardin.
- Aujourd'hui tout cela vous appartient.
Et son sourire disait la victoire et la fierté que lui inspirait la Chalcédienne devenue Reine. Même si la Reine était fragile. Aussi fragile peut-être que lorsque le vent d'hiver soufflait sur ces jardins où ensemble, déjà, ils se promenaient. Vaillant lui avait montré des pensées et avait fait briller l'espoir dans ses yeux.
- Il faut cultiver son jardin. Pour planter les graines de demain, philosopha-t-il avec un discret sourire, car ça n'était pas de culture qu'il parlait, ni de philosophie ; mais d'une autre graine qui se plantait au lit, et sur laquelle il ne pouvait interroger la Reine.
Quelle que soit son envie d'être intime avec elle, ils ne pourraient jamais avoir cette complicité que le beau sexe se réservait ; en cela Acuité le surpasserait, sans rien avoir à faire, ni à dire. La petite Duchesse était-elle seulement capable de parler de fleurs et de caresses, elle qui ne connaissait que la solitude et le viol ?

Cela le mettait en colère, et en colère, aussi, d'imaginer Vainqueur avec son indélicatesse légendaire, saccager le précieux jardin de son épousée, comme le Roi l'avait certainement fait avant que les Chalcédiens prennent le relais.

La réponse de Shyrin surprit Vaillant, de même que ses premières paroles. Un souverain, appartenir à son peuple ? Cela lui rappelait la manière de penser des Montagnards, mais ici, dans les Duchés... Ma foi, si on s'étripait depuis des siècles pour la Couronne, ça n'était pas pour servir les gueux.
Ces paroles naïves dans la bouche de Shyrin ne le rassuraient pas. La jeune femme s'était déjà suffisamment sacrifiée. Etait-ce Vainqueur qui lui avait dit cela ? Bienséance ? Etait-ce la manière de penser des Chalcédiens ? Il en doutait.

- Il me semble, ma Reine, que vous avez déjà beaucoup donné de vous-même pour les Duchés. Accordez-vous donc le loisir d'apprécier les beautés que le pouvoir vous offre.
D'un nouveau geste, Vaillant désigna le jardin. Après tout, Shyrin était Reine, pas Roi ; elle n'avait que peu de devoirs, si ce n'est la représentation, pour laquelle elle se montrait douée, et la maternité.

- Car pourquoi pas ? répondit-il à sa plaisanterie, sans relever son rougissement charmant. La femme a besoin de beauté pour vivre et donner la vie, comme les fleurs ont besoin d'eau.
Il se pencha vers elle et avec complicité, lui dit :
- Et les hommes, aussi. Voilà ce que les brutes ne comprennent pas.
Les brutes en général et les Loinvoyant, en particulier.

Vaillant aurait voulu lui demander si Vainqueur la traitait bien, mais il savait que la question serait malvenue, et qu'aucune réponse ne lui plairait.
- Un jour, je vous ferai visiter Le Gué, préféra-t-il rêvasser.
Le lien, pour le Baugien, était évident - et peut-être que Shyrin le comprendrait aussi après ses cours de "géographie". Le Gué avait la beauté et le parfum que jamais, Cerf ne pourrait cultiver.

Hrp: