Il était temps.
Vainqueur s'était levé à l'aube. Depuis la veille on travaillait sur la place publique à l'élaboration des estrades et des échafauds qui serviraient à la pendaison des trois hommes ayant survécu à l'attaque sournoise dont la Reine avait été victime.
Ce événement avait tourné le mariage heureux en tragédie car si la Reine et Acuité en avait réchappé, ce n'était pas le cas de tous et il y avait eu quantité de mort à déplorer.
Habillé de couleurs sombres pour l'occasion, il se dirigeait vers le siège qu'il devait occuper, Shyrin à ses côtés.
La jeune femme était toujours fatiguée, l'Art continuait de ronger son énergie afin de réparer son corps meurtri.
Il l'aida à s'installer et patienta que la foule ainsi que ses nobles soient installés, réfléchissant à ce que cette attaque lui avait enseigné.
De son enquête, rien n'avait débouché. Les hommes ayant participé à ce massacre organisé avait été recruté sur le tas à coup de promesses et de pièces. La Fanel avait tout orchestré.
Hobes n'avait pas encore donné de réponse, mais le Roi ne voulait plus attendre. Il fallait mettre un terme à ces interrogations, un terme à cette rancœur et vengeance qu'il appelait depuis trop longtemps.

A ses côtés, Brun toujours se distinguait. Ils avaient passé beaucoup de temps ensemble ces derniers jours. Pour mener l'enquête et prendre les décisions qui s'imposaient, mais aussi car les parents d'Acuité étaient arrivé. Glace et Mésange avaient fait le chemin depuis Castellonde, emmenant dans leur suite fille et petit-fils. Le Roi ignorait de quelle manière s'étaient déroulées les retrouvailles et préférait presque ne pas le savoir.

A coté de sa Reine, Acuité se tenait aussi droite qu'un piquet. Raidie par l'atmosphère pesante ou peut-être par la présence de ses parents. Depuis leur arrivée, elle s'était effacée. A ce qu'il savait, Glace s'était entretenu avec elle, mais des mots échangés il n'avait pas la moindre idée.
Il osa un regard vers Brun qui semblait tout aussi concentré que sa future épousée.
La nouvelle du mariage n'avait pas encore été dévoilée, le Roi attendait le bon moment mais le bon moment viendrait-il jamais ?
Derrière lui, sa mère siégeait, et plus à côté, les autres Duc et quelques nobles proches de la cours.
Autours de la place, les badauds se pressaient, hurlant déjà les insultes à l'encontre des condamnés. La foule se pressait, cherchant la meilleure place, celle qui ne leur ferait pas manquer le moment fatidique où la corde se tendrait.

Vainqueur se leva et imposa le silence. D'une voix forte, il se lança dans un discours chargé d'émotion et d'audace. Le Roi des Duchés ne pardonnerait pas à ses hommes, ni même au Clan qui avait ourdi un plan aussi terrible, devant les Dieux, il promettait de châtier ceux qui avaient osé s'en prendre à sa famille et à ses gens.
La foule l'acclama. En l'espace de quelques jours, il avait offert à son peuple la joie d'un mariage et la terreur morbide d'une pendaison, l'expiation de quelques horreurs.

Dans le silence qui suivit, il se rassit et prit la main de Shyrin entre ses doigts. Les bourreaux s'avancèrent vers les trois hommes à genouillés et attachés. Chacun les fit se relever et glissa autour de leur cou, la corde au nœud coulant.
Le soleil marqua l'horizon d'une lueur mordorée, comme s'il donnait le signal du glas qui sonnait.

Acuité guetta l'aube avec appréhension. Depuis sa fenêtre, Espoir serré contre sa poitrine, son regard sombre se perdait dans l'horizon qui déjà se voilait d'une couleur plus claire, doré.
Brume entra doucement accompagnée de la nourrice au service de ses parents qui s'occupait de Dévouée et à présent d'Espoir.
Acuité lui laissa l'enfant à contre-coeur, ils avaient été trop longtemps séparé et elle souhaitait rattraper le temps perdu. Pour autant, elle savait qu'une exécution publique n'était pas le lieu approprié à un quelconque enfant.
Apprêtée de couleurs sombres et d'une coiffure tout aussi austère, le col montant de sa robe masquait les restes des marques de la strangulation. Plus grand chose en réalité, mais dans l'esprit de la petite Duchesse, tout ou presque était encore là, au même titre que les coups de fouet, les gifles et tout autres gestes qui avaient marqué sa peau comme sa mémoire. Elle doutait s'en défaire un jour.

Sur le chemin silencieux menant à la Place du Bourg, elle ne parla pas. Plongée dans ses propres pensées et ses propres doutes. Ses parents étaient arrivé plusieurs jours après qu'elle se fut réveillée. Son père l'avait observé avec dégoût, sa mère avait pleuré avant de la prendre dans ses bras, trop contente de la savoir en vie après avoir à nouveau échappé à un funeste destin. Elle la disait bénie des Dieux. Son père avait grogné, se plaignant qu'elle se mettait toujours dans des ennuis qui faute d'en finir avec sa vie, abreuvait des rumeurs qu'il préférait taire.
Elle n'avait rien trouvé à y redire. Il avait raison.
Brun avait été fort occupé, elle ne l'avait que rarement vu. De ce côté aussi, ses espoirs s’amenuisaient. Leur relation stagnait, s'emmêlait dans un mélange de tendresse et de colère, ni l'un ni l'autre n'était jamais satisfait. Son coeur regrettait leur séjour dans les Montagnes où tout avait été si simple, plus vrai. Mais dans les Montagnes, il n'y avait pas de Roi, pas de Glace Loinvoyant, pas de rumeur à contenir ni même d'attitude spécifique à adopter. Dans les Montagnes ils pouvaient être eux-même, parce que personne ne les connaissait.
Glace Loinvoyant n'était pas encore au courant du mariage convenu, et elle redoutait le moment où il l'apprendrait, la faisant par la même occasion douter du bien fondé de cette idée.

Elle se figea du côté de Shyrin, une fois sur l'estrade qui leur assurerait la meilleure vue pour la pendaison. A la vision des noeuds coulants dansant dans le vent matinal, sa gorge se serra. Elle ne voulait pas voir ça. Déjà la foule se pressait, invectivait les trois hommes qui silencieux et résignés, attendaient leur sort.
Des gamins des rues couraient ça et là, cherchant les places qui leur assureraient le spectacle. Eloignez les enfants, avait-elle eu envie de crier. Les enfants de devaient pas voir ce dont les adultes étaient capables.
Droite et digne, les mains jointes devant elle, posées sur sa robe sombre, son regard ne cilla pas. Elle ne chercha ni celui de Brun, ni celui de Shyrin. Ce moment n'appartiendrait qu'à elle, un nouveau moment marquant qui trouverait sa place dans son esprit déjà torturé par toutes les autres horreurs qu'elle tachait d'oublier.
Elle ne fermerait pas les yeux et comme pour s'en convaincre, se forçait à les garder ouvert sans cligner.

Toujours debout. Le but de cette macabre mise en scène était de montrer qu'ils étaient toujours debout, le Roi, la Reine et la petite Duchesse de Béarns. Ceux qui n'étaient plus debout ne comptaient pas, petites gens piétinées dans le mouvement de foule ou tuées par hasard, pour semer la pagaille. Détail notable, il avait été difficile de distinguer parmi les cadavres, les victimes des meurtriers. Ces derniers ne se distinguaient pas du commun, et ils ne savaient rien, comme les interrogatoires sur les trois prisonniers l'avaient montré. Au milieu de la foule qui insultait les meurtriers, il y avait peut-être trois familles des Duchés qui pleuraient.

Brun n'avait en son cœur pas une once de compassion. Il était venu voir justice se faire. Châtiment et dissuasion, car personne ne devait oser répandre le sang Loinvoyant. Le châtiment n'était pas si sévère, il y avait des supplices plus élaborés ; mais les trois hommes avaient déjà subi la question, et Vainqueur n'était pas friand des démonstrations de cruauté. Brun avait suggéré qu'ils pendent une fausse Luve, ou qu'ils exposent son corps ; mais le Roi avait refusé, préférant laisser circuler la rumeur que la Fanel restait captive, espérant sans doute qu'elle serait un atout auprès de son frère. Mais si leurs plans réussissaient, bientôt ce frère pervers ne respirerait plus. Ayant eu par sa Reine la confirmation de sa culpabilité, Vainqueur allait envoyer ses propres assassins jusqu'en Chalcèdes, aux trousses de Bhaal Fanel. Vainqueur prononçait à cet instant un discours guerrier, et la foule l'acclama, sauf ceux qui craignaient pour la paix.

Le soleil eut un éclat rouge et les trappes du gibet s'ouvrirent. Deux des prisonniers eurent la nuque brisée net, mais le troisième resta suspendu dans le vide, ses jambes battant l'air et ses doigts se crispant sur la corde qui écrasait sa gorge, dans l'espoir vain de s'en soulager.  Brun songea à l'étranglement d'Acuité, auquel pourtant il n'avait pas assisté. Cette scène devait être pénible à la petite Duchesse. Droit à la droite du Roi, bien qu'il n'eut pas encore été nommé Conseiller, Brun ne put s'empêcher de la regarder. Il aurait voulu prendre sa main, mais il ne le pouvait pas : Acuité était avec ses parents et il ne pouvait plus la voir, ni elle ni Espoir. Il avait hâte que soit prononcé leur mariage pour mettre fin à cette situation inconfortable, même si leur relation n'était pas au beau fixe - et ne l'avait jamais été -, la petite Duchesse semblant lui reprocher El sait quoi. Sans doute ne lui consacrait-il pas assez de temps, mais elle devrait bien s'y faire ; croyait-elle que conseiller le Roi était un rôle qu'il pouvait prendre à la légère ?!

Mésange avait détourné les yeux de l'exécution, appuyant sa joue contre l'épaule de son époux, et elle surprit son regard. Brun reporta son attention sur l'homme suspendu. Il le regarda mourir en pensant à Glace. Le Duc était-il seulement capable d'aimer son épouse, lui qui n'aimait pas sa fille ? Sa mâchoire se crispa à l'idée des soupçons qu'il nourrissait. Le Duc avait levé la main sur la femme qu'il aimait, et Brun se promit de ne lui montrer aucun respect. A son arrivée à Castelcerf, il l'avait à peine salué. Glace n'aurait rien de plus, pas un genou en terre, pas une demande de bénédiction dont il avait désespéré, rien ; et lui, il aurait sa fille, et tant mieux si cela le faisait rager. Le Duc perdait ce qu'il n'avait jamais mérité.

Et lui, Brun Braveterre, méritait-il Acuité ? Il la mériterait sans doute, une fois qu'il prendrait la tête de celui qui l'avait faite martyr.

Le hasard:

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'Hasard 6' : 2

Les trappes s'ouvrirent, les corps tombèrent avant d'être violemment retenus par les cordes. Vainqueur serra la main de Shyrin dans la sienne. Si froide, il tentait de lui apporter un peu de chaleur et de réconfort sans avoir besoin de parler.
Après un silence qui dura longtemps, seulement rompu par le corps gesticulant que la pendaison n'avait pas tué d'un coup sec, le Roi se leva. D'un signe, il ordonna que l'on détache les trois misérables qui furent entassé sur un bûcher. Sans plus de cérémonie, on y mit le feu.

La fumée sombre s'éleva dans les airs, l'odeur nauséabonde tout autant.
On regagna le château dans un silence morbide, personne n'osant ouvrir la bouche, car il n'y avait rien à dire n'est-ce pas ?
Le Roi aida sa Reine à monter dans sa litière. Etant donné son état, il était hors de question qu'elle chevauche, puis s'installa lui-même sur sa monture. Acuité se mit également en selle et se plaça à côté de la litière. A sa ceinture pendait son couteau de chasse, comme un élément devenu essentiel désormais dans le Bourg.
Vainqueur talonna son étalon, Brun à ses côtés et toute la procession de nobles reprit la route du château. A sa grande surprise, Glace avait délaissé son épouse en grande discussion avec la Reine-mère pour venir sur son côté libre.
Mal à l'aise d'être entre Brun et Glace, Vainqueur persista à poursuivre son chemin se demandant toujours quel serait le bon moment pour parler du mariage de sa fille jusqu'à ce que son cousin commence à parler, surtout à lui donner des leçons sur la manière de procéder pour éviter qu'un tel massacre ne se reproduise. C'était assez étrange, Glace avait manqué de perdre sa fille dans l'attaque mais semblait ne se soucier que de la manière de procéder du Roi. Vainqueur se racla la gorge et indiqua donc à Glace qu'il souhaitait s'entretenir avec lui dès le lendemain, sur une affaire importante. Il glissa un coup d’œil à Brun que celui ci comprenne qu'ils y étaient. Ce serait le moment.
Ce soir, il ferait l'annonce de la prise de poste de Brun en tant que Grand Conseiller du Roi.

D'ici là, il ferait en sorte que sa reine se repose et que son cousin lui fiche la paix.

Acuité sursauta lorsque les corps tombèrent dans le vide. Ses mains se crispèrent dans le plis de sa robe, ses yeux se mirent à piquer. Elle n'avait pas cligné depuis trop longtemps. Un des trois hommes ne fut pas tué sur le coup. Il se débattit un temps, cherchant l'air à la manière d'un pantin désarticulé, en vain. Avait-elle aussi cherché son air de cette façon? Ses bras et ses jambes s'étaient-ils agités de tels soubresauts ? Avait-elle eu ce regard en proie à l'horreur, désespéré ?
Elle ne s'en souvenait plus, pas plus qu'elle ne se souvenait du visage de ses agresseurs.
Étaient-ils morts ? Enfuis ? Étaient-ce deux de ces trois hommes ? Elle l'ignorait.
Au fond de sa gorge crépita un fourmillement familier, le même que celui qui l'étreignait comme un étau juste avant de pleurer. Elle devait se retenir, masquer ses larmes face à l'horreur. La mort était dégueulasse. Même sans le sang.

On brûla les cadavres et il fallut ensuite quitter la place. Elle mit un peu de temps à réagir et la main de sa mère se portant sur son bras la ramena à la réalité brute des événements. Elle observa son bras un instant, songeant simplement que personne ne lui avait tenu la main durant cette épreuve. Seule, comme elle l'avait toujours été. Elle aperçut Brun qui lui tournait le dos et qui accompagnait déjà le Roi et la Reine vers la litière.
Le serait-elle encore ? Certainement et elle commençait seulement à se faire à cette idée.
Ils avaient été proches, il avait créé un lien. Par moment, elle était persuadé qu'il l'aimait avec sincérité, mais la plupart du temps elle voyait bien qu'il se passait aisément d'elle. N'était-il pas parti en mer trois mois ? Elle aurait pu jurer qu'elle ne lui avait même pas manqué tandis qu'elle dépérissait sans lui.
Intolérable, elle ne pouvait plus s'abaisser à cela.

Elle remonta le menton et rejoignit sa monture. Là, elle prit naturellement place aux côtés de la litière de Shyrin. C'était là qu'était sa place désormais.
La journée serait longue et elle avait hâte de pouvoir se prélasser dans un bain dans la soirée. D'ici là, elle resterait auprès de la Reine si celle-ci souhaitait sa compagnie.

Le trajet du retour se déroula sans embûche. Dès son arrivée au château, elle serra son fils aussi fort que possible, le remit à nouveau à la nourrice et se dirigea vers les appartements de la Reine.
Espoir lui manquait cruellement et elle avait le vague sentiment que son père faisait tout pour les éloigner.
D'un pas lent mais décidé, elle prit la direction des appartements.

On l'introduisit dans le salon, sur le sourire et l'invitation de Shyrin, elle vint prendre place dans un fauteuil à côté du divan où était installée la Reine. Shyrin était si pâle, si mince dans sa robe de chambre. C'était inquiétant. Son corps se remettait-il vraiment ou bien l'Art la consumait-il un peu plus chaque jour ?
La magie était capricieuse, Vainqueur n'avait pas pensé à tout. Il avait puisé impunément dans la source sans rien donner en échange. La petite Duchesse voyait d'un très mauvais oeil cet acte et s'attendait à des conséquences. Quelles seraient-elles en revanche ? Elle n'en avait pas la moindre idée, sa connaissance de la magie était limitée par son absence et par sa limite de compréhension.

A son tour, elle sourit à la Reine et accueillit avec bonheur la tasse de thé qu'on lui tendit. Son estomac comme sa gorge restaient noués, mais elle se forçait à faire bonne figure au moins devant Shyrin.
Rester forte quoi qu'il advienne, ne pas montrer ses faiblesses. Jamais.
Pourtant, la Chalcédienne les connaissait forcément pour autant, Acuité par dignité peut-être souhaitait conserver cette façade imperturbable.
Tasse entre les mains, elle retint le tremblement de ses lèvres à l'énonciation d'Espoir. Son fils lui manquait. Bien que présent à Castlcerf, elle ne pouvait que rarement profiter de sa compagnie. Son père ne cessait de lui dire qu'une Duchesse ne pouvait s'encombrer de ses enfants en permanence, les nourrices existaient pour cela. A ses yeux, une nourrice ne pouvait remplacer une mère mais elle n'avait pas voix au chapitre. A nouveau, elle se borna à sourire et secoua la tête comme pour remettre en place des mèches de cheveux qui ne s'étaient pourtant pas échappé de son chignon trop serré.

- On a jugé que la présence d'un enfant serait trop épuisant pour toi. Oui, il va bien. Dès que tu seras plus reposée, je te l'emmènerais.

Une promesse, un tutoiement qu'il était difficile d'ignorer et ouis ce sourire qu'elle souhaitait réconfortant mais qui demeurait entaché des événements du petit matin et de ceux plus graves des précédents jours.

- Comment te sens-tu ? osa-t-elle.

La question était vague, la réponse pourrait l'être tout autant. Acuité ne souhaitait pas livrer d'interrogatoire, elle souhaitait simplement laisser Shyrin répondre à ce qu'elle voulait.

Acuité eut un sourire compatissant. En Chalcèdes, Shyrin était la Princesse, la maîtresse d'esclaves qui œuvraient pour elle au gré de sa volonté. Ici, elle était l'esclave de son peuple et El savait que les Duchés étaient exigeant avec leur souverain. Ce n'était peut-être qu'un juste retour des choses mais Acuité s'abstint bien de le lui signifier. Elle secoua lentement la tête en revanche et lui murmura :

- Pas de toutes, ici le premier né a le pouvoir, qu'il s'agisse d'un homme ou d'une femme. Il est le digne héritier de sa famille.

Cela valait pour elle, du moins avant d'avoir fugué, d'avoir consommé sa virginité en dehors d'un mariage qui aurait dû la consacrer. Acuité avait gâché les choix que la vie lui avait offert, aujourd'hui, sa qualité d’héritière ne valait plus rien. Cet amour impossible avait détruit son avenir, pour autant, elle ne regrettait rien. Et même si ces derniers mois avaient été compliqués, elle ne pouvait tout simplement pas faire autrement que d'assumer. Ses choix, son amour, même s'ils débouchaient sur une impasse, ils demeuraient la seule liberté qu'elle s'était octroyée durant sa vie.

Les propos suivant lui firent songer à ses propres pensées. La mort est dégueulasse. Oui, Shyrin avait raison. Regarder trois hommes mourir, coupables ou innocents n'avait rien d'agréable. Elle comprenait fort bien que son estomac soit soulevé, Acuité aussi en était encore retournée.
Sa gorge le lui rappelait avec trop de vivacité.
Aux excuses de la Reine, Acuité hocha la tête pour lui montrer qu'elle n'avait pas à le faire. Elle but un peu de son thé avant de lui répondre d'un ton las :

- Comme quelqu'un qui vient de regarder trois hommes mourir, reprit-elle avec un sourire triste. Comme quelqu'un qui subit ses parents depuis plusieurs jours et qui s'attend au pire pour l'avenir.

Elle appréhendait beaucoup et ne pouvait partager cela avec Brun. Il ne comprendrait pas. Il ne supportait plus de l'entendre se plaindre et la voulait forte, imperturbable. Elle ne s'en sentait plus capable, pas sans lui, pas sous son regard réprobateur et ses paroles aussi dures que la pierre. Shyrin n'avait pas besoin de subir ses humeurs incertaines. Elle se borna à sourire et l'encouragea :

- Tu sera bientôt guérie. Alors tu pourras vaquer à tes occupations de Reine la journée et d'épouse la nuit.

Un regard entendu traversa ses traits et elle planqua la moitié de son visage derrière sa tasse.

Inquiète, on parlait là d'un doux euphémisme. Bien que ses parents lui eu été présentés Shyrin ignorait ce dont son père était capable. Elle n'avait rien à lui envier ceci-dit, puisqu'elle était issue d'une famille de barbares.
Un rire bref s'échappa de sa bouche, amer. Vainqueur jouerait au Roi et Glace serait un adversaire redoutable qui ne s'était pas gêné pour se trouver des alliés durant l'absence du Roi et qui patientait tapis dans l'ombre le moment opportun pour renverser le pouvoir.
Le déshonneur de sa fille revenue avec un bâtard était devenu un avantage dans le miel de sa bouche. Du moins, Espoir était devenu un avantage. Elle avait le sentiment d'être devenue gênante. D'ailleurs, elle s'étonnait toujours qu'il ne l'ai pas expédiée au loin.

Brun ne se battrait pas pour sa liberté. Brun avait fui Castellonde de la même manière qu'il fuyait sa couche. Devant le Roi et la Reine, il avait dit porter tout son amour envers Espoir et elle-même, mais dans l'intimité, il passait son temps à la rejeter. Le peu qu'il lui donnait n'arrivait toujours que sur son besoin ou son envie à lui. Et l'un comme l'autre était toujours très raisonné. Se cachait-il derrière ce sois-disant amour pour simplement accomplir son devoir ? Il se sentait redevable, il voulait expier ses fautes, racheter ses erreurs. Elle ne lui demandait rien.
Pour autant, elle ne releva pas les propos de Shyrin. Inutile de lui laisser à penser qu'elle n'avait pas confiance en Vainqueur.

- Tu es en convalescence, reprit Acuité avec plus de douceur. Par Eda, combien de coups de couteau as-tu pris ? Malgré le miracle, ton corps à besoin de temps, tes enfants n'en seront que plus vigoureux.

Elle lui offrit un sourire encourageant en baissant sa tasse guettant les réactions de la jeune femme.

Des rumeurs ? Il y avait toujours des rumeurs, souhaitait-elle entendre celles qui circulaient à son encontre ? Pourtant Acuité se pencha légèrement vers elle, comme pour recueillir le secret, regardant l
dans la même direction que son amie avec complicité. Les yeux ronds, elle se redressa lentement puis pouffa.

- C'est ridicule. Il n'en fera rien. Voilà des années qu'il n'en fait qu'à sa tête, tout le monde le sait, Bienséance désespère d'être entendue. Tu n'as rien à craindre.

Evidemment, énoncé de la sorte, peut-être que Shyrin persisterait à douter. Acuité posa une main sur celle de la jeune femme et ajouta :

- Crois-tu que Vainqueur aurait risqué autant pour pouvoir te sauver s'il pensait à te répudier ? Moi je ne le crois pas.

Evidemment, en tant que Roi, il devait avoir beaucoup de pression. On espérait rapidement un héritier, comme dans tout mariage ! Subitement, elle songea à celui qui l'attendait. Attendrait-on d'elle qu'elle enfante rapidement ? Pour cela il fallait que Brun la touche...A cette pensée, elle eut une illumination. Peut-être qu'il ne la touchait jamais parce qu'il ne voulait pas prendre le risque d'un autre enfant. Regrettait-il Espoir à ce point ?
Etait-ce cela, racheter ses fautes ?
Mieux valait se concentrer sur Shyrin, cela semblait bien plus simple et moins tortueux.

Acuité hocha la tête, l'air tout aussi dépité.
Elle comprenait que la convalescence soit longue et ennuyeuse. Shyrin ne sortait pas beaucoup, son état physique ne le lui permettait pas. Elle se fatiguait rapidement mais tourner en rond dans sa chambre n'était pas mieux. Elle même se sentait plus ou moins cloîtrée. Entre l'attaque et l'arrivée de ses parents, sa liberté avait pris un coup. Voir Brun relevait presque du domaine de l'impossible et puis de toute façon, elle était toujours remontée contre lui. Elle espérait qu'il vienne, au moins pour s'excuser mais dès qu'elle y pensait, elle avait seulement envie de ne pas le voir.
Une nouvelle impasse se dessinait après tout ce qu'ils avaient traversé. Les doutes et les incertitudes l'écrasaient douloureusement.

- Oui, l'attaque a beaucoup choqué parce que personne ne s'y attendait et aussi car nous étions entrain de célébrer votre union. Le peuple attendait beaucoup de ces noces.

Un nouveau sourire vint étirer ses lèvres.
- Ce n'est qu'une sotte, il n'y a nul mauvais présage. Je veux dire ce n'est pas comme si le Grélé était apparu ! Tu as bien fait de la renvoyer.

Du bout des doigts, elle attrapa un petit biscuit qu'elle croqua. Ce moment avec Shyrin la détendait. Une discussion simple, sans faux-semblant, comme les deux amies qu'elles avaient été et qu'elle redeviendraient peut-être, avec le temps.
Malgré l'horreur de la matinée, l’appétit lui revenait ou du moins l'envie de grignoter.

- Je suis sur les nerfs, avoua-t-elle tout bas. Les douleurs se sont bien estompées et rares sont les moments où j'en souffre. Mes soucis ne sont pas vraiment de cet ordre mais ce n'est pas bien grave. Trouvons quelque chose pour t'occuper. N'as-tu pas envisagé de te créer une garde personnelle ? Ce serait plus que bienvenu.


Oui, elle était fatiguée car ses nuits étaient bien trop agitées. Combien de temps restait-elle allongée, le visage face au plafond à interroger la nuit ? Trop longtemps.
Autant minimiser les choses et se concentrer sur l'important : la Reine. C'était bien pour ça qu'elle était là n'est-ce pas ? Dame de compagnie ? Son rôle était de contenter les grands.

La réponse de la Reine fit sourire Acuité. Un sourire compatissant presque coupable. Shyrin était seule dans un pays inconnu, aux moeurs inconnues par sa faute après tout.
Elle avait troqué le fiancée effrayant contre un pays tout entier qui observerait ses moindres faits et gestes et qui pouvait tout autant se montrer avide et cruel.
Etait-ce vraiment pour le mieux ?
La petite Duchesse en restait persuadée bien que la solitude de la jeune femme semblait irradier comme un crépuscule sans fin.
Elle pouvait peut-être l'aider en ce sens. Un petit groupe d'hommes et de femmes essentiellement dévoués à sa sécurité pouvait être envisagé. Vainqueur n'y verrait aucun inconvénient, il souhaitait protéger son épouse.
S'il était prêt à faire intervenir le clan sur des expériences sans promesse de réussite, il serait ravi de savoir que des personnes de confiances oeuvraient pour la reine dans ses déplacements.

- Bien sûr ! s'enthousiasma-t-elle vraiment. Il te faudrait des personnes volontaires pour rejoindre les rangs, au moins leur loyauté te serait acquise plus aisément que si tu les nommes contre leur gré.
Brun connait tous les soldats de Cerf, il les a entraîné. Il pourrait t'aider à faire ton choix parmi les plus intéressés.

L'idée lui semblait parfaite, la mise en place aisée.
Est-ce que au moins cela la rassurerait ?

Acuité ne comprit pas sa réaction. Elle fronça légèrement les sourcils dans l'incompréhension. L'instant d'avant, Shyrin semblait enthousiaste de cette idée et à présent, elle détournait le regard et préférait rejeter l'idée.
Surement avait-elle ses raisons.
La Duchesse but une nouvelle gorgée de thé pour laisser passer cette désagréable sensation. L'atmosphère semblait un peu plus pesante, comme si aucune des deux ne savait quoi dire.
Finallement, la jeune femme se reprit et afficha un nouveau sourire.

- Ce n'est pas très grave, reprit-elle confiante, nous trouverons autre chose.

La tasse reposée sur la table, elle poursuivit :

-As-tu besoin d'autre chose ? Si tu veux te reposer je peux revenir plus tard.

En réalité elle était mortifiée à l'idée de regagner sa chambre ou pire ses parents. La solitude la plongerait dans les souvenirs douloureux de la matinée, et la présence de ses parents la rendait anxieuse. Celle de son père en particulier.
Peut-être pourrait-elle aller chasser ? Pas très loin, juste dans la vallée avec Rousseplume. La laisserait-on y aller ? De cela en revanche elle doutait.
Abandonner Shyrin était un peu égoïste songea-t-elle, peut-être pouvait-elle lui proposer un jeu ? Quelque chose d'ici, les échecs ou les jeux de cailloux. Une promenade dans l'après-midi dans les jardins suspendus ? Elle commençait à être à court d'idée.

Acuité comprenait, l'ennui qui aujourd'hui régnait dans le coeur de son amie. Avec sa convalescence, Shyrin n'avait pas le choix et devait demeurer allongée la plupart du temps, même si son corps se portait mieux. La prudence vis à vis de l'acte qu'elle avait subi imposait qu'on la laissât se reposer autant que possible.
La jeune Duchesse accueillit la demande de promenade avec un large sourire. Voilà qui leur ferait du bien et qui occuperait leurs pensées autant que leur temps.

- Allons y, acquiesçât-elle en se levant.

Elle porta un châle sur les épaules frêles de la jolie rousse, l'assistant comme sa dame de compagnie. Puis, lui tendant le bras, elle l'aida à avancer jusque dans les couloirs, à grimper les marches qui les mèneraient aux jardins en hauteur. Une fois à destination, le parfum des fleurs et la brise légère leur fit du bien. Ce changement d'atmosphère était plus que bienvenu. Acuité ferma les yeux un moment, humant l'air telle une biche sortant du bois, ces odeurs végétales et florales lui rappelaient tant la liberté qu'aujourd'hui on lui refusait.
Ensemble, elles avancèrent sur le petit sentier, déambulant entre les plantes qui célébraient la fin de l'été à grand renforts de couleurs et d'odeurs suaves.

- Que faisais-tu en Chalcèdes pour ne pas t'ennuyer ? demanda alors la blonde.

Peut-être pouvait-elle renouveler l'expérience dans les Duchés ? Les moeurs de son pays d'adoption étaient différentes, pour autant, elle pouvait toujours user des siennes et apporter un peu d'exotisme dans la vie surement plus morne de la forteresse.

Vaillant aussi, s'ennuyait. Il lui était difficile de ne pas ressasser sa dernière rencontre charnelle avec Chiara. Même Allégresse lui manquait, ou plutôt, l'homme qu'il s'efforçait d'être en sa compagnie. Quelqu'un de bien. Avec elle, il avait pris l'habitude de se promener dans le Jardin de la Reine - de l'ancienne Reine - pour voir qu'en dépit du climat paresseux, le printemps était là, puis l'été, et toutes ces fleurs avec lesquelles il avait pu la comparer, paroles mielleuses destinées à lui voler son premier baiser, qu'elle lui avait donné avec facilité (sur le moment et après avoir savouré ce contact bien trop chaste, Vaillant s'était dit qu'il aurait pu s'épargner toutes ces métaphores fleuries).

En cet après-midi d'été, Vaillant était retourné à ses songes et à ses habitudes. Il se promenait dans le Jardin de la Reine sans rien voir de sa beauté, notant seulement cette lumière rougeâtre qui lui rappelait la pendaison. Piètre spectacle en vérité. Les Cerviens n'avaient aucun sens de la mise en scène. Ils auraient dû voir les Arènes du Gué ! Là, la mise à mort pouvait vous faire crier, jouir, pleurer, parier jusqu'à votre chemise. Pas juste regarder en silence un pauvre type qui se tortillait comme un vers pendu à l'hameçon. Bien sûr, Vaillant avait de la haine. On avait blessé la douce Shyrin, l'innocente, la messagère de paix ; la Reine des Duchés. Mais ces trois misérables n'étaient que des exécutants, à tous les sens du terme ;  alors la pendaison n'avait été qu'un spectacle pour rassurer les masses - à défaut de les faire crier, jouir et pleurer - disant une seule chose : le Roi ne restait pas les bras croisés. Ce qu'il mijotait, Vaillant l'ignorait et ne voulait pas le savoir : il n'avait aucune envie de retourner en Chalcèdes, car un nouveau mariage l'attendait.

Au détour d'une allée, Vaillant croisa Shyrin et Acuité. Il fut surpris, sans savoir si c'était agréablement ou pas. Il ne le parut pas, avec sa révérence parfaite et sa facilité à s’approprier la main de la Reine pour l'embrasser.
- Ma Reine, dit-il avec amour.
- Acuité, dit-il avec familiarité.
La petite Duchesse de Béarns, Vaillant n'eut pas un geste pour la baiser. Elle était si coincée que le seul contact de ses lèvres aurait pu la faire jouir. Même si à présent elle avait connu l'amour tel que les Chalcédiens savaient le donner.

Un peu perturbé par les images qui lui venaient, Vaillant revint à la Reine. Si pure, si blanche que sa vue suffit à chasser ses mauvaises pensées. Les joues de Shyrin avaient tout de même un peu rosi. Une comparaison florale lui vint, comme une mauvaise habitude.
- Vous rayonnez chaque jour davantage de santé.
Depuis l'attaque, Vaillant l'avait quelques fois visitée, mais toujours allongée et conséquemment, jamais longtemps. Il ne voulait pas l'importuner ni souffrir ses silences fatigués.
- Une chance que nous n'ayons pas eu besoin d'Acuité Loinvoyant - et de son grand talent - pour vous soigner.
Un sourire, un compliment, et une flèche dans le dos. Peut-être la petite Duchesse était-elle douée pour tuer des pigeons, mais lui avait poli sa rancœur et ses talents de courtisan.