Circonspect, Brun entra dans la tente du Roi. Il venait de voir Shyrin en sortir, à moins qu’il délire. Ce qui n’était pas totalement improbable, étant donné la migraine qui lui pilonnait le crâne depuis trois jours. Au moins lui ne s’était payé qu’une grasse-matinée forcée, alors que Vainqueur « dormait » toujours et que plusieurs Artiseurs ne se réveilleraient jamais. Epuisé, abattu, contrarié par la vue de la Chalcédienne, le maître d’armes avait besoin d’une bonne nouvelle.

Vainqueur était debout, c’en était une à n’en pas douter ! Le Roi était attablé devant un repas et une lettre, la plume dans une main, une patte de poulet dans l’autre. Il avait l’air bien portant, il buvait même du vin et… pas que du vin, en juger par l’odeur âcre qui flottait dans l’air.

- Content de te voir sur pieds, se signala Brun.
Bien plus content que ne l’exprimaient ses paroles. Heureux. Soulagé. Libéré.
Il s’avança à grands pas vers son ami et se pencha pour le scruter. Les yeux dans les yeux, presque figure contre figure. Vainqueur avait l’air amusé, bien sûr, et dispos, pour de vrai. Considérant son état de la veille, il pétait même un peu trop la santé.

Satisfait, bien qu’intrigué, Brun s’éloigna vers la casserole d’eau encore chaude. Il ne savait pas qui avait fait bouillir ça, mais il en avait mis partout. Un guérisseur tremblotant ? Ou étaient-ils d’ailleurs ? Ni vu ni connu, il piocha dans le sachet d’écorce elfique. Il aurait préféré mourir écorché vif plutôt que de reconnaître que le breuvage apaisait sa migraine, avec tout ce que cela impliquait, mais… le breuvage apaisait sa migraine.

Il se sentit mieux, il se sentit même prêt à bavarder, malgré l’horreur de ces derniers jours et l’urgence de la situation. Il n’allait pas déjà abrutir Vainqueur avec le décomptes des défaites et des cadavres.
- Monsieur déjeune avec l’ennemi ? dit-il, lançant aux deux assiettes un regard éloquent.
Un sujet plus badin que la guerre, assurément. Et qui le démangeait comme une piqûre d’insecte.

La Princesse Shyrin venait de sortir tandis que lui achevait son assiette. Son appétit avait forci, bien qu'il soit incapable de savoir si cela avait un quelconque rapport avec l'écorce elfique ou la présence de la gamine. Il était occupé à observer la forme d'un drôle de tubercule qui accompagnait sa viande dans son assiette lorsque Brun entra.
Il aurait peut-être sursauté s'il n'avait pas été aussi heureux de le voir. Son ami s'avança et scruta son visage, comme pour s'assurer de sa bonne santé. Un mince sourire étira les lèvres du Roi, face à cette attitude et il en profita pour lui aussi observer son plus proche ami.

La guerre les avait changé tous les deux, mais Brun subissait vraisemblablement des tourments différents. Vainqueur ne comprenait toujours pas son nez brisé et sa nouvelle coupe de cheveux visiblement faite par lui-même après cette fameuse nuit où la nouvelle de la mort d'Acuité leur était apparue.
S'était-il trompé? Y avait-il plus qu'une simple relation professeur/élève entre ses deux là?
Ils n'en avaient jamais parlé sauf ce jour dans les bois avant que...par El...encore une sombre histoire concernant sa petite cousine. Ils n'en avaient jamais discuté autrement, tout comme ce soir là, Brun avait quitté la tente le laissant seul avec la fille de l'ennemis. Et depuis, le tourbillon de la guerre et cette curieuse crue d'Art ne leur avait pas laissé la moindre opportunité de discuter.

Lorsque Brun se détourna pour s'avancer auprès du brasero, Vainqueur acheva son assiette définitivement cette fois-ci. Il prit une nouvelle gorgée de vin avant de préciser au Maître d'Arme qui se servait allègrement dans son paquet de feuilles.

- C'est de l'écorce elfique, dit-il en pointant du doigt le sachet, avant de le suçoter pour récupérer les dernières gouttes de sauce cuisinée.

Là encore, il ne posa aucune question sur le "pourquoi" le Maître d'Arme s'en servait. La plante apaisait les migraines d'Art mais finissait par abrutir l'esprit et a rendre son consommateur acculée sous la dépression. Le reste de la journée n'allait pas être plaisante pour aucun des deux amis, le Roi en était sûr, mais il ressentait un certain soulagement à le savoir à ses côtés. Brun avait toujours été à ses côtés.
Il ne put s'empêcher de ricaner à la deuxième remarque de son ami avant de rétorquer:

- La gamine s'est enfui de sa tente, on se demande ce que faisait la garde n'est-ce pas ? commença-t-il en mimant un regard suspicieux.
Il savait que le camp était sans dessus, dessous et que la Guerre avait pris un nouveau tournant. Sa garde avait bien d'autres choses à faire que de garder une prisonnière qui s'était rendue d'elle même.

- Elle m'a préparé une tisane et j'ai proposé de manger. Il fallait discuter de toutes façon.

Il invita Brun à s'asseoir et dégagea les assiettes sur le côté pour refaire de sa table, une table aux cartes. L'heure était à la Guerre.

- Quelles nouvelles m'apportes-tu? Et par El, finiras-tu par me dire quelle mouche t'as piquée pour que tu abîmes autant ta mise, on dirait un épouvantail....tu as mangé au moins?

Le Roi était inquiet. Il ne reconnaissait plus dans ce fantôme de soldat son vieil ami.

Le Roi émit un petit rire bref à l'évocation de son ami. L'empoisonner? Oui, il n'avait pas vraiment envisagé cette hypothèse dans le sens où la Princesse semblait plus perdue que lui-même, alors qu'elle foulait encore ses propres terres.
Il avait beau imaginer la gamine tenter d'assouvir de sombres gestes, rien n'y faisait. Il ne voyait qu'une jeune fille engluée dans une guerre qu'elle souhaitait voir disparaître. Son sens du sacrifice était grand.
Et puis, Brun était mal placé pour avancer de telles idées, le soir où la jeune fille s'était rendue, il avait déguerpi de la tente comme un chenapan vexé. Si Shyrin avait voulu s'en prendre au Roi, il aurait tout aussi bien pu le faire ce soir là.

M'enfin...son ami possédait déjà la mine trop sombre pour que le Roi ne l''accable en plus avec quelques paroles qui n'avaient plus lieu d'être de toute façon. Son sarcasme refit surface rapidement, et Vainqueur sourit à nouveau en écho à son ami.
Ouais, la vague d'Art les avait bien foutue dans la merde. Mais Vainqueur possédait une nouvelle carte dans sa poche, une carte qui ne manquerait pas de surprendre Hobbes, il en était persuadé.
Par El, sans cette folie d'Acuité et de Shyrin, la porte de sortie des Duchés serait bien étroite en l'état actuel des choses.
Il écouta le résumé avec attention pensant les victoires comme les défaites, laissant son esprit faire ce qu'il réussissait le mieux : analyser le temps de la Guerre.
Mais Vainqueur ne portait pas son nom en vain et d'une façon ou d'une autre, il ne perdrait pas cette Guerre, il en était intimement convaincu. Un regain de confiance en sois peut-être, un peu de prétention, voire beaucoup. Tout n'était pas perdu.

- Je leur ferais un discours dès ce soir qui leur requinquera le moral, commença-t-il. Et puis...

Il plongea son regard dans celui de son ami, attendant de lui un assantiment sur les prochaines paroles.

- Demain, nous organiserons un repli stratégique et regagnerons la frontière. Dans le même temps, j'enverrai un message à Hobbes pour lui demander de m'y rejoindre afin d'entamer les pourparlers. S'il veut que sa fille reste en vie, il sera contraint de m'écouter.....et de m'obéir, acheva-t-il un sourire carnassier sur les lèvres.

Pouvait-il vraiment jouer l'avenir des Duchés sur l'existence de la Princesse ? Si au début il ne pensais ne pas avoir d'autres choix, la captivité de la jeune fille lui apparaissait désormais comme un poids certains dans ses négociations. Si Hobbes refusait, il prendrait lui-même la vie de Shyrin, comme peut-être, un juste retour des choses. Sang pour sang....

Au delà de la mine de 3 kilomètres que Brun affichait, Vainqueur finit par y lire une certaine résignation, qui allait prouver d'ici peu, que le Maître d'Armes se rangerait à sa volonté.
Il attendait son accord, une sorte de confirmation sur ce qu'il prévoyait de faire concernant cette Guerre.
Shyrin était la carte qui lui manquait lors de ce conflit, et la jeune femme s'était rendue de son propre chef, leur offrant ainsi un nouveau poids dans la balance, qui en avait bien besoin.
La crue d'Art avait mis l'Armée à mal, ses artiseurs n'étaient plus que les ombres d'eux-même. c'était déjà un miracle que lui ait survécu.

La provocation de son ami fit mouche et le Roi afficha une moue un peu plus triste. A moins que ce ne soit lié aux effets secondaires de l'écorce elfique qui pointaient déjà le bout de leur nez.
Il décida de ne pas s'attarder sur ce ressenti qu'il jugea malsain, Brun semblait souffrir d'un mal qui lui était inconnu, aussi, il ne rétorqua pas à cette attaque directe. Si son ami devait lui parler d'un certain sujet, il le ferait, Vainqueur n'en douta pas.
Mais son franc parler habituel faisait des détours depuis l'arrivée de Shyrin, et le Roi ne savait pas quoi en penser. La dernière fois que Brun avait autant tourné autours du pot, c'était pour parler d'Acuité juste avant que...El lui pardonne, elle fut mise en danger à nouveau.

Il soupira, chassant ses sombres pensées pour se recentrer sur l'opportunité que la princesse leur offrait et bu une nouvelle gorgée de vin.

- Certaines terres que nous avons gagnées. Nous allons repousser un peu nos frontières, voilà qui fera plaisir à Rippon, commença-t-il avec un once de fierté, car son Armée s'était bien battue malgré les aléas de la magie alternative de l'Art. Et la promesse de n'effectuer aucune attaque s'il veut que sa fille chérie reste en vie. Elle sera notre garantie.

Il se frotta légèrement le bras, comme hésitant sur la suite de la discussion, mais l'attitude de Brun l'inquiétait véritablement. Ensemble, ils avaient guerroyé plus d'une fois mais jamais le Maître d'Armes n'avait affiché mine si sombre et implacable. Et cette coiffure Grands Dieux...

- Shyrin est peut-être la fille de notre ennemis, mais ce n'est pas contre elle que nous nous battons Brun, reprit-il avec douceur, comme pour tenter d'apaiser un peu le ressenti négatif de ce dernier. Elle n'est en rien responsable de la mort d'Acuité, ne te trompe pas de cible mon ami. Tu devrais plutôt la voir comme une opportunité de venger cette perte.

Il soupira à nouveau avant que ses lèvres ne s'étirent en un sourire légèrement moqueur.

- Cela sera toujours mieux que cette horrible coupe...par tous les Dieux, ne me dis pas que c'est pour faire ton deuil que tu t'es autant défiguré, finit-il par bredouiller d'un ton presque bourru.

En réalité, il ignorait tout de ce qui liait sa petite cousine à son meilleur ami, mais ce dont il était sûr c'est que Brun n'avait pas agit avec autant d'intensité pour la mort de leur amie d'enfance, Soudaine. Alors, s'il suffisait de lui tendre une main pour qu'il s'apaise, il passerait outre les rangs et peut-être qu'ensemble, ils seraient en mesure de discutailler comme ils avaient l'habitude de le faire durant leur adolescence. A cette époque où tout était bien plus simple, où tout paraissait facile.

Brun hocha la tête. Grappiller des terres. Prévenir les attaques. Shyrin semblait un bien frêle obstacle face à la voracité chalcédienne, mais ça pouvait marcher. Au moins quelques années, jusqu'à la mort de Hobbes. Son sort d'otage n'était pas enviable, mais ça n'était pas son problème. Ça ne lui faisait rien. Avait-il une dent contre elle ? On l'aurait cru à entendre le sermon de Vainqueur.

Vainqueur raisonnait Brun. C'était le monde à l'envers.
Vainqueur avait raison. Mais ça ne changeait rien.
Shyrin n'était pas responsable de la mort d'Acuité, quoique c'était contestable : n'avaient-elles pas fui ensemble ? Encore un projet stupide.
Shyrin était encore vivante, alors que tant d'autres étaient morts. Il lui en voulait pour ça. C'était injuste ? Pas plus que le reste.
Sa jeunesse, sa beauté et sa morgue étaient une insulte à ce qu'il avait perdu. Qu'elle vive donc longtemps, si cela garantissait la paix ; longtemps, hors de sa vue.

Son amertume l'étonna lui-même. Il passa la main dans ses cheveux. Vainqueur ne cessait d'y revenir, comme pour poser les questions qu'il n'osait pas poser. Les questions auxquelles il ne voulait pas répondre, pas plus hier qu'aujourd'hui.
- C'est que des cheveux, répondit-il.
En ces circonstances, sa coiffure et sa peine n'avaient pas d'importance. Sa peine s'effacerait et ses cheveux repousseraient.

- C'est moi qui suis sensé m'inquiéter pour toi, tu te souviens ? Il y a deux heures, tu comatais encore. J'ai cru que...
Il s'interrompit. Quand il avait vu l'état des autres Artiseurs, il... il avait songé qu'il y avait pire que la mort, pour Vainqueur. Il était si soulagé, si heureux de voir son ami sur pied !
Incapable de verbaliser ses émotions, il lui tapa sur l'épaule.

- Tu devrais pas boire autant. Qu'est-ce que tu as pris ? le sermonna-t-il à son tour.
Leurs rôles respectifs, enfin, étaient rétablis.

Vainqueur n'insista pas, il était plutôt bien placé pour savoir que Brun se braquerait s'il continuait ainsi. Il haussa donc les épaules comme pour lui montrer qu'ils pouvaient parler d'autre chose. Brun savait, qu'il pourrait ouvrir son coeur quand il le souhaitait et apaiser ainsi quelques souffrances.
La Guerre avait fait nombre de victimes, plus ou moins proches des deux hommes, mais c'était la Guerre. Impitoyable et injuste, les plus chanceux ou les plus fort vivaient et les autres périssaient.
Fait immuable que les deux amis connaissaient depuis longtemps malgré leur âge pas si avancé que ça.
Les batailles, les coups d'épée, les entourloupes d'Art, Vainqueur en avait soupé.
Étrangement, sans savoir s'il s'agissait de l'écorce elfique qui commençait à lui plomber le moral ou un sentiment qui lui appartenait vraiment, il commençait à vouloir en voir la fin.
Trop de proches étaient partis, et son clan était affaibli. La perte de certains artiseurs affectait le moral du clan tout entier et la morosité sinon la peine s'était installé trop confortablement à son goût.
Bien des membres mettraient du temps pour se replonger dans la magie, la peur subsistait plus violente que si elle avait été marquée au fer rouge.
Vainqueur, le roi guerrier allait devoir revoir sa stratégie, une première pour le fervent adorateur de batailles. Cette fois-ci, il faudrait utiliser les armes que les Dieux lui avaient envoyé.

- Je vais bien, commença-t-il en réponse à son ami. Mieux que toi même j'ai l'impression.

Il se leva et s'étira bruyamment avant d'attacher ses cheveux en une éternelle queue de guerrier. Peut-être devait-il lui aussi la couper pour accompagner son ami dans son deuil ?
Il tituba quelques secondes en retournant à la recherche d'une nouvelle bouteille.
Déjà son esprit accueillait les vapeurs de l'écorce et la profonde déprime qui le saisirait bientôt.

- Foutue écorce elfique, bredouilla-t-il. Ça vous requinque le physique d'un homme mais lui fait ployer l'esprit. Ah!

Il venait de trouver dans sa malle ce pour quoi il s'était levé. Un petit sachet de graine et une nouvelle bouteille. Il aurait du se recoucher, se requinquer pour être opérationnel dès ce soir afin de faire un grand discours, redonnant un espoir aux troupes. Mais il souhaitait plutôt se morfondre et boire plus que de raison. Le discours attendrait demain matin. Dans l'immédiat, le Roi avait simplement besoin de n'être qu'un homme. Un homme qui mesurait désormais l'étendu des pertes que cette Guerre avait causé.

Sa main planta un nouveau gobelet devant son ami et il ouvrit la bouteille.

Brun suivit Vainqueur du coin de l’œil. Le petit sachet qu'il posa sur la table ne lui échappa pas. Il profita que son ami ait les mains prises pour l’attraper et le fourrer dans sa poche. Il était hors de question que Vainqueur prenne ça. Cela leur avait valu quelques soirées mémorables dans leur jeunesse dorée... mais ils avaient à présent d'autres responsabilités.

Le Roi vint à bout du bouchon et lui versa un verre, avant de se resservir. Ca n'était pas raisonnable, mais Brun n'eut ni l'énergie ni le cœur à s'y opposer. Au contraire, il leva son gobelet et le cogna contre celui de Vainqueur. Un peu de vin gicla, venant moucheter la carte de taches sanguines.
- A nos morts, dit-il solennellement.

Il porta le breuvage à ses lèvres. Était-il si amer, ou bien était-ce l'écorce elfique ? Ou ses propres regrets ? Il songeait à tous ceux qu'il avait perdu ; ils étaient trop nombreux et trop proches, comme s'ils y passaient un à un, comme si tous ceux auxquels il s'attachait finissaient par succomber, depuis l'attaque de son château jusqu'à la guerre aujourd'hui. Avec à chaque fois comme dénominateur commun, les Chalcédiens.

Il sut alors, qu'il pourrait être celui qui mettrait la princesse à mort. Cela ne lui plut pas, et il but pour noyer cet homme dur qu'il était devenu.

Le Roi trinqua de bon coeur. Dans ce geste simple, il saluait l'ami qui l'accompagnait depuis tant d'années, dans ses frasques, ses doutes et ses victoires. Mais en ce jour, le vin avait le goût de la défaite. Bien que la Princesse se soit rendue et que la Paix semblait au bout de cette prochaine nuit, l'amertume mouillait sa gorge. Trop de morts, trop de pertes, cette Guerre avait été plus meurtrière que toutes celles qu'ils avaient vécu auparavant, car si à l'époque les proches étaient restés à l'abris, en cet an 10, des liens avaient dû se défaire.

- A nos morts, répéta Vainqueur en écho aux paroles de son ami. Il n'aurait pas trouvé mieux à dire en de telles circonstances.

Aussi se contenta-t-il de boire en silence à la suite, tout en jaugeant Brun des yeux. Il connaissait ce regard, celui de la résignation. Brun ne reculerait devant rien désormais. Quelque chose avait changé au fond de lui, mais Vainqueur se garda bien de lui tendre une nouvelle perche. S'il le souhaitait, il lui parlerait.
Vainqueur se plongea alors dans ses propres réflexions, menées par l'atmosphère pesante de la tente. Qu'allait-il faire de Shyrin ? Il ne pourrait pas la garder indéfiniment prisonnière...et puis il lui avait donné sa parole, mais qu'adviendra-t-il d'elle une fois de retour en Cerf ? Glace réclamerait sa tête en compensation, il n'en douta pas une seconde.
Glace...comment gérait-il le Royaume en son absence ? Il n'avait eu vent d'aucune rumeur ou bien, peut-être qu'il n'y avait tout simplement pas prêté attention.
Glace...Par El et chacun de ses enfants bâtards...il réclamerait des explications, il demanderait réparation pour la perte de sa fille et tiendrait Vainqueur pour responsable à n'en pas douter.

Il soupire bruyamment avant de finir son verre cul-sec. Le fond du gobelet claqua sur la table de bois, lorsque le Roi reprit dans un murmure :

- Glace va m'assassiner.

Et sur ses mots qui sonnaient comme le glas d'une fin annoncée, il partit dans un rire d'homme ivre.

Le Roi aurait pu pouffer de rire tant la réaction de son ami lui fit penser aux paroles d'une pucelle transie d'amour. Mais le caractère grave du Maître d'Armes lui ôta toute envie de se moquer. Brun était sincère, il le savait, et les deux amis d'enfance savaient tout autant qu'ils pourraient donner leur vie l'un pour l'autre.
Le Roi ne l'avait jamais caché, il voyait même en ce geste potentiel une grandeur d'âme qu'il ne trouvait en nul autre. Oh bien des soldats donneraient leur vie pour le Roi mais Brun lui, la donnerait pour l'homme et non pas pour le rang.

Aussi, Vainqueur fut presque blessé de voir que son ami restait si secret ce soir là, mais résista à l'envie de l'interroger à nouveau. Cette morosité qui s'installait au milieu de la Guerre, n'était que le résultat de l'écorce elfique à n'en pas douter.
Déjà il se sentait plus mou et plus enclin à verser dans les larmes et l'abattement.

Il but cul sec ce nouveau verre qu'il reposa avec grand bruit sur la carte. L'alcool lui montait à la tête. Il avait fait le solide devant Shyrin mais, la fatigue et la migraine l'avaient diminué et ne restait que l'homme épuisé par cette guerre et surtout par cette crue d'Art. Shyrin...elle avait été bonne avec lui et il déplorait le simple fait de devoir l’exécuter au besoin.

- Que vais-je bien pouvoir leur dire Brun ? Comment affronter des parents qui ont perdu leur héritière ?

Il posa son front sur ses mains croisées en appui sur la table dans un soupir.

Brun regarda avec incrédulité son ami s’affaler sur la table. Vraiment ? La guerre fauchait les hommes par centaines, les Artiseurs baignaient dans leur jus et c’est de ça qu’il se souciait ? De comment annoncer à ses parents la mort d’Acuité ?
 
Il ne pouvait pas dire que la mort de la petite Duchesse ne le travaillait pas. Mais il avait de bonnes raisons pour ça. Une part de responsabilité dans sa fuite de Castelcerf, certainement. Et surtout, la responsabilité entière de sa fuite du camp. S’il ne lui avait pas forcé la main, elle serait encore parmi eux. Elle aurait peut-être fini par entendre raison, ou bien elle aurait continué à se battre jusqu’à ce qu’une blessure l’arrête. Ou la fièvre. Ou la vague d’Art… Peut-être… peut-être la vague d’Art l’aurait emportée, elle aussi.
 
Il se leva brusquement, rageant de se perdre dans des considérations pareilles. C’était stérile et stupide. Ça faisait un mois maintenant. Il avait fait son deuil ; comme Vainqueur l’avait souligné, ses cheveux repoussaient. Il ne voulait plus y penser.
 
- Tu n’as pas à te sentir responsable, lança-t-il en tournant autour de la table. Si elle n’avait pas été aussi gourde, on n’en serait pas là !
Puis il sembla s’apercevoir de la violence de ses paroles, baissa le ton et ralentit le pas.
- Glace rationalisera. Quant à Mésange… il lui dira lui-même.
 
Il voyait d’ici les crises de larmes de la Duchesse. Mais ça n’était pas son problème. Quant à Glace, il n’allait certainement pas compatir avec lui. Il n’aurait qu’à pondre un troisième héritier. Une troisième fille qui n’en ferait qu’à sa tête...

Vainqueur regarda son ami, l'air légèrement incrédule.

- Nul besoin de t'emporter à ce point. Il s'agit de ma famille rien de plus. Même si je ne porte pas Glace dans mon coeur, je...Mésange me fait de la peine. Et puis...je suis surement quelque peu responsable de la fuite d'Acuité. Enfin...

Il finit par émettre un petit rire nerveux. L'écorce elfique qui commençait certainement à lui jouer des tours en le rendant morose et tout faible d'esprit.
Il se redressa vivement et se donna quelques claques pour regagner ses esprits.
Puis, il observa le Maître d'Armes d'un regard en coin tandis que ses lèvres s'élargissaient en un nouveau sourire.

- Ce n'est pas bien d'insulter les morts ! lança-t-il comme une fausse accusation.

A nouveau il se mit à rire, encore et encore, à gorge déployée, imaginant à présent la tête qu'aurait fait sa petite cousine en entendant cela de la bouche de Brun. Elle l'aurait probablement giflé.
Combien de temps dura son éclat ? Trop peu de temps encore mais quel autre choix avait-il que de se moquer de lui-même et de ses décisions concernant cette Guerre. Etait-il sur le point d'envoyer les Duchés dans le mur ?
Non, il sonnerait la retraite à temps...pas vrai ? Il lui sembla manquer de temps et d'opportunités. Demain, il devrait endosser le rôle du Roi bien portant et sûr de lui...demain...mais pour ce soir, il pouvait encore boire et se noyer dans sa peine provoquée par l'écorce. Brun serait là. Comme toujours.

Sous le regard de Vainqueur, Brun crut mourir de honte. Il avait insulté sa famille. Acuité était sa famille, son sang, une Loinvoyant… Il l’avait oublié un instant, même plus d’un instant. Il réalisa que ça n’était pas de l’héritière qu’il avait fait le deuil, mais de la jeune fille intrépide, sotte et passionnée. C’est ce qu’elle voulait, pas vrai ?
 
Il voulut s’excuser, lui répéter que non, il n’était pas responsable, mais les mots moururent dans sa gorge. Il ne pouvait pas lui dire sans lui expliquer pourquoi, lui expliquer que c’était lui, le responsable, lui et comment. Il était déjà consumé par la honte, pourquoi ne pas tout lui dire maintenant ? Il se rappela comment il avait jeté la vérité au visage de l’homme de Glace. Je l’ai baisée, ta petite Acuité. Mais non. Jamais il ne pourrait dire une telle chose, même dans les formes, à son Roi et meilleur ami.
 
- Ce n’est pas bien d’insulter les morts ! poursuivit Vainqueur, avant d’éclater de rire.
Brun baissa la tête et sourit. Il se sentait fragile. Il caressa le sachet dans sa poche, se ravisa et se resservit du vin.
 
Ils passèrent le reste de la soirée à parler de leur retour en Cerf. A évoquer des souvenirs perdus, ou qu’ils allaient bientôt retrouver. L’odeur d’iode et d’herbe humide de Castelcerf. Celle de foin des écuries, la chaleur oppressante des bains. Le pain aux lardons de Risette, en cuisine. Bientôt ils seraient de retour à la maison, propres, repus, glorieux, qui sait ?
 
Il l’espérait. Il quitta la chaise de toile pour s’allonger sur le tapis. Il était bien mieux ici, et puis la tête lui tournait. Ils parlèrent encore quelques heures, comme deux adolescents nostalgiques. Puis sombrèrent dans le sommeil des braves, ou de ceux qui aspirent à l’être.