- Oh... Je comprends...

Elle comprenait, oui, mais elle était cruellement déçue. Elle avait espéré retrouver chez Bhaal - chez elle ! - une beauté au moins semblable à celle qu'elle connaissait chez son père. Néanmoins, elle saisissait effectivement ce qui présidait à la décision de consacrer ou nom des terres à des jardins aussi fastueux que ceux des Cardia. Outre le fait que tout le monde ne pouvait se le permettre, il était clair que tout le monde n'en avait pas le désir. Elle avait cependant cru Bhaal plus porté sur l'esthétisme et sur la qualité de vie. Elle ne voulait pas paraître grossière, toutefois, aussi sourit-elle gracieusement, comprenant fort bien ce qu'il avait sous-entendu par ses derniers mots.

- Je suppose que oui, répondit-elle donc doucement. Et peut-être auriez-vous la grande générosité de m'accorder quelques arpents de terre où créer un petit jardin fleuri... Un endroit où vous et moi... Où...

Elle avait fait preuve de trop d'audace et elle en balbutiait d'embarras à présent, se perdant elle-même dans les allées de ce jardin imaginaire où elle se voyait avec le jeune homme échanger des baisers et regarder courir leurs futurs enfants. Son imagination fertile la menait dans des lieux dangereux. Elle dévoilait beaucoup trop ses ambitions, et trop vite. Elle se reprit donc en se mordant la lèvre et baissa les yeux.

- Ceci, bien entendu, pour le cas où nous nous entendrions...

Elle releva la tête, ayant repris contenance et retrouvé sa sérénité, et sourit avec naturel cette fois, sans rougir. Elle devait le remettre devant ses responsabilités, lui faire comprendre que tout n'était pas gagné aussi facilement.

- Même si nous envisagions de nous unir, il nous resterait beaucoup de chemin à faire avant d'être certains de nous convenir. Vous en avez certainement conscience ?

Elle avait repris le dessus après ce bref égarement. Bhaal avait un don pour la mettre dans tous ses états, en bien comme en mal, mais elle finissait toujours par retomber sur ses pieds et retrouver son attitude de princesse. Elle était royale, répétait une voix dans sa tête.

- Oh...

Intimidée, voire franchement impressionnée par Bhaal, en particulier depuis qu'il s'était penché sur elle et s'était mis à lui toucher la main, Shyrin faillit refuser. Pourtant, un sursaut de fierté lui fit prendre conscience que c'était exactement ce dont elle avait besoin. Oui, elle devait se rappeler de qui elle était, de ses innombrables talents et de sa quasi-perfection dans bien des domaines.

- Et bien... Si vous y tenez, je serais ravie de vous faire profiter de mon modeste talent...

Pour le coup, la modestie était totalement feinte chez elle en ce qui concernait la danse. Elle était consciente de son don, de son immense talent, elle avait travaillé dur pour arriver à ce niveau de grâce. Elle était persuadée qu'une seule danse lui était nécessaire pour faire succomber n'importe quel homme. Bhaal Fanel ne ferait pas exception. Il lui mangerait dans la main et enfin il connaitrait le trouble qu'il lui faisait ressentir.

Acquiesçant donc d'un hochement de tête, elle se leva et gagna le petit espace dégagé sur lequel ouvrai l'alcôve végétale. Débarrassée de ses fines sandales, elle arpenta la zone pieds nus, le temps d'y trouver ses marques. On eut pu croire qu'elle vérifiait simplement la stabilité du sol, le fait qu'il n'y ait pas de dénivellation traitresse, mais elle en profitait également pour le mesurer discrètement, en entrer les détails dans sa mémoire tactile. C'était le seul moyen de danser correctement sur un sol inconnu.

Cela fait, elle s'assura que sa tenue resterait décente pendant sa danse mais ne la gênerait pas, puis s'élança. C'était comme si elle entendait la musique dans sa tête, une mélodie calée sur le rythme des bruits d'eau, des fontaines et des bruissements de la végétation, calée sur les battements sourds de son coeur et sur ses émotions. Elle dansa en oubliant le monde, en oubliant Bhaal et la guerre, en oubliant même qu'elle souhaitait le séduire. C'était ce qui faisait la magie du spectacle : elle dansait pour elle-même et pour la beauté des choses.

Elle perdit la notion du temps à force d'oubli et à cause de l'infini plaisir qu'elle ressentait à danser, mais elle finit par s'arrêter néanmoins. Ses mouvements ralentirent et puis, sur une dernière pose gracieuse et délicate, elle cessa de bouger. Se redressant lentement, elle reprit doucement son souffle tout en clignant des yeux pour reprendre pied dans la réalité. Enfin, souriante, épanouie, elle revint vers l'alcôve et vers Bhaal, attendant son verdict mais sûre d'elle en même temps.

Les applaudissements de Bhaal firent monter le rose aux joues de Shyrin déjà légèrement empourprées par l'effort. Bien que certaine de son talent inégalable, elle aurait été cruellement déçue que sa danse ne lui plaise pas. Leur avenir aurait été bien sombre s'il n'avait pas apprécié son don. Il approcha alors et elle resta immobile, dans l'attente, comme suspendue au-dessus du vide.

Le baiser sur son front la déçut certes, mais lui laissa surtout un goût d'inachevé. Ils étaient si proches qu'elle était étourdie par le parfum des huiles dont il enduisait ses cheveux. Après son effort sous un soleil ardent, elle en avait la tête qui tournait et dut s'appuyer des deux mains au torse du jeune homme. Il paraissait indécis, comme s'il hésitait à dire quelque chose. Allait-il enfin faire sa demande ? Allait-il l'embrasser surtout ? Elle en mourait d'envie à présent, il ne pouvait pas ne pas le voir. Il ne pouvait pas la laisser ainsi, dans l'expectative.

- Qu'y a-t-il ? L'interrogea-t-elle avec douceur.

Elle s'appuyait sur lui avec légèreté, dans l'attente de son baiser, de ses mots, de son amour. Il devait succomber, il ne pouvait en être autrement après sa danse juste pour lui. Aucun homme n'avait jamais résisté à ses ondulations.

Par Sâ ! Il allait le dire ! Il allait y venir ! Enfin ! Ses efforts avaient porté leurs fruits ! Bhaal avait saisi ses mains et plongeait son regard dans le sien, la troublant au-delà des mots. Il était si charismatique, si beau... Du moins autant qu'elle puisse juger de ses traits à présent qu'il était plus près. Elle crut mourir d'impatience alors qu'il ménageait son effet, mais enfin il prononça les mots et la joie explosa dans le coeur de Shyrin.

Les oreilles bourdonnantes, les jambes flageolantes, elle dut se retenir de rire comme une folle ou de crier de joie tant elle débordait de bonheur. Leurs mains jointes entre eux semblaient brûler, elle allait tomber s'il ne la retenait pas. Son unique femme ! Par tous les dieux, il était à elle, il la voulait si fort et il lui offrait tout ce qu'elle désirait. Elle dut se faire violence pour ne pas lui sauter au cou. Parvenant à réfréner ses ardeurs pour garder une attitude digne d'une princesse, elle maîtrisa le tremblement de ses lèvres pour répondre dans un souffle extatique.

- Oui... Oui, je vous épouserai Bhaal Fanel. C'est ce que je souhaite aussi.

A présent, il allait l'embrasser. Enfin ! Elle allait connaître son premier vrai baiser de femme, la morsure du désir, la fièvre du plaisir entre ses bras. Oui, il allait sceller leur promesse d'un baiser. Elle en mourrait s'il ne l'embrassait pas immédiatement.

Hébétée, Shyrin se laissa entraîner sans résister à travers les allées du jardin en direction de sa propre demeure par un Bhaal sémillant. Elle n'en revenait pas : il avait réussi à la décevoir à cet instant qui aurait du être l'apothéose de leurs relations jusqu'ici. Bien sûr, le suite viendrait, les fiançailles, le mariage, les baisers, la nuit de noces aussi et les enfants. Mais en attendant, il l'avait laissée sur sa faim, il lui volait son moment de royal bonheur. Il ne pouvait pas être aussi prude.

Brutalement ramenée sur terre par ces considérations fort peu romantiques en vérité, elle hésita longuement sur la conduite à tenir. Mais elle ne pouvait pas le laisser faire tout ce qu'il voulait dès à présent. Elle avait beau nager dans l'euphorie de sa demande en mariage, elle était encore assez lucide pour savoir que leur couple devait reposer sur une base solide. Ce qui supposait un peu plus qu'une entente intellectuelle.

Oui, il faudrait bien qu'il l'embrasse avant leurs noces, sinon elle était bien capable de dire non. Et puis, un homme qui lui faisait ainsi du charme ne pouvait pas être insensible. Il DEVAIT désirer l'embrasser, il ne pouvait en être autrement. Oui, plus elle y pensait, plus son dépit se muait en irritation. Oh, pas au point de renoncer, certainement pas. Mais son exaltation était quelque peu retombée et elle réfléchissait de manière plus terre-à-terre à présent.

C'est donc la mine piquée et les dents serrées qu'elle arriva à la maison. La demeure toute entière bruissait des mille et uns sons habituels : conversations étouffées, musique délicate, frottements d'étoffe. Des parfum délicieux annonçaient les pièces près desquelles ils passaient : pain, encens, savon, cèdre... Et bientôt ils se trouvèrent tous deux devant la porte de Hobes. Lâchant le bras de Bhaal, un peu raidie par le dépit, la princesse arrangea sa tenue et vérifia sa coiffure pendant que son fiancé frappait au battant et les annonçait à son père. Le destin était en marche, elle devait cesser ce caprice pour un baiser. Mais pourtant, quelle déception !

Depuis la maison, Shane avait guetté le retour de sa maîtresse. Enfin, la voilà qui revenait flanquée de son affreux chevalier.
Discrète comme une petite souris, la jeune fille les suivit jusque devant la grande porte. Ils allaient voir Hobes ? Tous les deux ?

Shane sentit un horrible pressentiment l'envahir et "dansa" d'un pied sur l'autre. Elle ne tenait pas en place, mais elle ne pouvait rien faire. Son impuissance l'étouffait, et elle sentit sa gorge se serrer.
Dans un élan du cœur désespéré, elle tendit son Art vers sa sœur, la submergeant de sa tristesse et de sa peur.

Pourquoi Ava n'était-il pas là ? Shyrin l'écoutait, lui.