Les nouvelles s'étaient répandues dans le camp comme une traînée de poudre. La mauvaise et la bonne. La mort d'Acuité, et la capture de la princesse chalcédienne. La gloire de l'une venant atténuer la cruauté de l'autre...

Pour Vaillant, cela avait pris plus de temps. Il savait qu'en captivité, Acuité était maltraitée au point de mettre ses jours en danger. Il avait commencé à se faire à l'idée. Malgré tout, il lui avait fallu plusieurs jours pour digérer la nouvelle de sa mort. Il était plus choqué que triste. En un sens, il était reconnaissant à la jeune fille de ne leur avoir jamais permis de devenir amis.

Au bout d'une semaine, la curiosité prit le pas sur la peine. Le camp tout entier ne parlait que de cette fameuse princesse, recluse dans sa tente. On disait qu'elle s'était rendue d'elle-même, avec ses esclaves. Qu'elle s'était donnée à Vainqueur pour mettre fin aux hostilités, mais qu'il lui avait ri au nez. On disait beaucoup de choses...

Et puis, il y avait ce tiraillement supplémentaire. Il sentait cette nouvelle présence d'Art, cette petite flamme maladroite qui virevoltait de ci de là. La princesse ennemie possédait-elle la magie Loinvoyant ? Cela paraissait improbable, autant que sa reddition. La fille était intriguante, et pas seulement parce que l'idée d'une "princesse chalcédienne" faisait rêver.

Un jour qu'il passait devant sa tente, il décida de satisfaire lui-même sa curiosité. Il intercepta le soldat chargé de lui porter sa pitance, plaisanta avec lui, le convainquit par l'Art qu'il se chargerait de cette corvée aussi bien que lui. Il avait de moins en moins de scrupules à se servir de la magie. Il fit de même pour passer la garde, tout sourire, le plateau à la main.

L'intérieur était sombre, et le mobilier sommaire. Il ne s'était pas attendu à trouver la princesse dans la misère d'un soldat lambda. Il était évident qu'il s'était fait des idées. D'ailleurs, il ne parvenait pas même à distinguer laquelle c'était, de la blonde ou la brune. Elles étaient toutes les deux très jeunes et avaient l'air de s'ennuyer.

Il réalisa qu'il n'était pas très poli de rester ainsi à les dévisager.
- Déjeuner ! claironna-t-il en posant le plateau sur la table.
Ça n'avait pas l'air très bon, pas plus que la ration quotidienne, et il grimaça.

Assise sur la paillasse qui lui servait de lit, Shyrin avait replié ses jambes contre elle et attendait que passe le temps. Comme tous les jours. Elle avait accepté que Shane lui tresse les cheveux ce matin-là mais c'était vraiment pour lui faire plaisir parce que, pour sa part, elle se fichait éperdument de ressembler à un épouvantail. Elle perdait le goût des choses, de la lumière et de la vie en général à force d'être enfermée dans cette tente miteuse. Hier elle avait failli hurler sur Shane tellement elle était fatiguée d'être coincée là. Mais la dépression avait rapidement repris le dessus et en ce jour aussi maudit que les précédents et les suivants, elle attendait que le temps passe.

Lorsqu'arriva le déjeuner, au même moment de la journée que tous les autres mornes jours de cet été étouffant, elle remarqua aussitôt que ce n'était pas l'habituel soldat de base qui portait le plateau. L'homme avait de l'allure. Il était fringant comme les officiers supérieurs. En fait, il lui faisait un peu penser à Vainqueur mais en blond. Qui pouvait-il être ? Décidée à respecter sa parole donnée au roi de bien se comporter et de se conformer à la vie qui lui serait imposée, elle leva la tête pour toiser l'inconnu. Devait-elle se lever ? En tant que princesse après tout, il n'y avait guère que le roi au-dessus d'elle, non ? Mais elle était prisonnière, elle ne devait pas l'oublier, et l'ennemie jurée de tous ces hommes quand bien même elle n'avait jamais porté une arme de sa vie.

Un léger soupir plus tard, elle se leva néanmoins et salue le nouveau venu d'un petit hochement de tête poli. Naolann était réfugié dans le creux de son cou et la cajolait gentiment. Il avait même cessé de lui tripoter les cheveux pour se montrer gentil. Le petit écureuil pointa son museau pour détailler l'inconnu, lui aussi.

- Monsieur ? S'enquit-elle doucement en faisant un bref et discret signe de la main pour ordonner à Shane de ne pas bouger ni s'inquiéter.

Ni Shane, ni Ava, ni elle-même ne jouaient les singes savants ou les victimes. Ils attendaient généralement le départ du soldat chargé d'apporter la nourriture pour se partager l'ignoble pitance. Si cet homme voulait assister au spectacle de la déchéance de l'ennemie, elle lui ferait rapidement savoir que telle n'était pas son habitude.

Vaillant ne tarda pas à être fixé. L'une le toisait ouvertement, alors que l'autre avait le regard fuyant. L'une se leva, l'autre resta recroquevillée. Et à mieux y regarder, la blonde était bien plus jolie, avec ses tresses exotiques et sa peau cuivrée. Même sans les atours seyant à son rang, la princesse n'était pas difficile à repérer.

- Vaillant Fructurive, répondit-il avec une révérence.
Sobre, la révérence. Il était sous une tente avec une princesse ennemie, pas à la Cour de l'Archiduchesse. Mais une révérence quand même. Il lui semblait normal d'adoucir son sort minable par un semblant de protocole. Vainqueur n'avait pas l'air de s'en soucier... mais de quoi se souciait Vainqueur, à part de lui-même ?
- Artiseur du Roi, et aujourd'hui... serveur ! Pourquoi pas ?
Spontanément, il attrapa une pomme et croqua dedans. Il ne lui vint pas à l'esprit qu'il privait ainsi Shane ou Ava d'une partie de leur repas... ou bien il n'en avait rien à faire.

Quelque chose sembla bouger dans les cheveux de la fille, et il se pencha en avant.
- Oh ! Il est à vous ? murmura-t-il en découvrant l'écureuil.
Il détacha un morceau de sa pomme et la tendit à l'animal, qui s'en empara gloutonnement et courut se cacher dans un recoin de vêtement. Vaillant rit un peu et poursuivit, à demi-sérieux :
- Vous n'avez pas le Vif au moins ? Le Vif et l'Art, ça fait beaucoup de magie pour une seule femme... même pour une princesse !

Vaillant Fructurive... Quel nom étrange. Ces habitants des Duchés manquaient cruellement d'imagination pour nommer ainsi leurs enfants en fonction de qualités qu'ils leurs attribuaient plus ou moins. Ou qu'ils souhaitaient leur voir adopter, peut-être ? La mention de sa fonction d'artiseur lui fit esquisser un mouvement de recul en revanche.

Vainqueur avait promis de ne plus l'employer sur elle mais après tout, qu'est-ce qui l'empêchait de lui envoyer une autre personne pour faire le sa le boulot à sa place ? Elle eut peur soudain. Peur que cet inconnu découvre ses vilains secrets, sa mauvaise vue, la fuite d'Acuité, sa grossesse... Si elle ne pouvait se cacher des Duchés alors tout leur plan tomberait à l'eau. Comment diable n'avaient-elles pas pensé à cela en échafaudant leurs petits complots naïfs ? Il lui faudrait trouver un moyen de se protéger s'il en existait un...

Le type se pencha alors vers elle et tendit un morceau de pomme à ce petit curieux de Naolann. Agacée que ce traître accepte à manger de n'importe qui alors qu'il se montrait si caractériel avec Shane, elle fronça légèrement un sourcil mais ne manifesta pas davantage sa désapprobation. D'un petit hochement de tête, elle indiqua que l'animal était bien à elle.

- Naolann, annonça-t-elle, puisqu'il semblait intéressé par la petite bête facétieuse.

Ledit Naolann s'était réfugié sous ses cheveux, se roulant dans un pli de sa robe comme s'il pouvait se planquer. Petit idiot attendrissant. D'un doigt taquin, elle lui grattouilla le cou, faisant naître un petit couinement indigné chez l'animal qui semblait lui reprocher d'avoir dévoilé sa position par son geste tendre inconsidéré. Elle esquissa un sourire puis revint à son visiteur inattendu.

- Je sais ce qu'est l'Art, mais je n'ai pas ça... En moi. Qu'est-ce que le... Vif..?

Acuité ne lui avait pas parlé de ça. Était-ce encore une chose dont elle allait devoir apprendre à se méfier ? N'y avait-il donc rien qui lui serait facile dans cette nouvelle vie de prisonnière ?

La jeune fille semblait se méfier. Vaillant se sentit un peu vexé, puis se dit que ça n'avait rien à voir avec lui. Il serait sans doute aux abois, à sa place, s'il se savait entouré d'ennemis...
La bestiole apporta une distraction bienvenue. Un sourire apparut enfin sur les lèvres de la princesse. Fugitif, lui aussi...

- Je sais ce qu'est l'Art, mais je n'ai pas ça... En moi. Qu'est-ce que le... Vif..? demanda-t-elle d'un air préoccupé.
Vaillant croqua dans sa pomme et répondit :
- Les Vifiers partagent l'esprit des animaux. C'est une magie bestiale... elle est sévèrement punie.

Il avala, réfléchit un instant et poursuivit :
- Rien à voir avec l'Art, qui est une magie royale... très estimée, comme vous le savez...
Sa voix se faisait caressante. Espérait-il la rassurer, la flatter pour qu'elle se dévoile ? Il leva un sourcil interrogateur, comme pour l'inciter à la confidence.

Une magie bestiale... Sévèrement punie... Grands dieux ! Encore un sujet d'inquiétude pour elle. Pourvu qu'elle n'ait pas ça en elle... Elle n'avait pas l'Art, elle le savait grâce à Acuité, mais ce Vif allait la tourmenter jusqu'à ce qu'elle ait une réponse. Prise par ces pensées angoissantes, elle ne remarqua pas immédiatement que le ton du dénommé Vaillant s'était fait plus doux et caressant. Mielleux.

Arquant un sourcil délicat, elle le dévisagea alors avec plus d'attention. Tentait-il de la charmer ? De la séduire même ? Était-il chargé par le Roi ou son entourage de vérifier sa moralité et sa pudeur ou quelque chose du même acabit ? Pourquoi était-il venu bavarder avec elle ?

- Vous... Vous désirez quelque chose en particulier ?

Elle ne savait pas bien comment réagir ni quoi dire. Un camp sur la ligne de front n'était as vraiment l'endroit idéal pour des mondanités avec un inconnu. Et puis dans la semi-pénombre de cette tente, elle ne distinguait rien de ses traits. Il n'y avait que sa carrure et le halo doré de ses cheveux. Il avait cependant une voix profonde et grave et elle le soupçonnait non seulement d'être bel homme mais également d'en jouer auprès des femmes. Cela dit, ça ne la renseignait pas le moins du monde sur ce qu'il espérait de cet entretien. Était-il seulement venu se rincer l'oeil ? Voir à quoi ressemblait la princesse traitresse, l'otage chalcédienne ?

Son attitude doucereuse ne parvint qu'à la mettre mal à l'aise. Vaillant croqua dans sa pomme, à demi-satisfait. Il n'avait pas de réponse à sa question. D'un autre côté, il avait toujours aimé troubler les jeunes filles. Même si Shyrin n'était pas une jeune fille comme les autres... et même s'il ne se considérait plus vraiment comme un homme libre, quoiqu'il n'ait encore jamais vécu sa flamme comme une contrainte.

- Seulement faire votre connaissance, princesse, répondit-il. Pardonnez ma curiosité : elle est tout à fait désintéressée. Il n'y a pas de mal à bavarder un peu, n'est-ce pas ? A moins que vous ayez mieux à faire...
Il fit le tour des lieux confinés d'un regard éloquent. Préférait-elle la solitude à sa compagnie ? Il en eut été vexé, bien qu'il comprenne ce que son intrusion pouvait avoir de... déroutant.

Il s'agissait de la rassurer. Aussi, il s'abstint de la toucher par l'Art, bien qu'il en brûle d'envie. Au lieu de cela, il s'assit en tailleur sur le sol, devant la table. D'un geste, il désigna le déjeuner.
- Je vous en prie, servez-vous ! Je m'en voudrais de perturber un repas si... si... nourrissant. Les fruits sont... succulents ! l'encouragea-t-il.
Et comme pour confirmer ses propos, il croqua le trognon à belles dents.

Faisait-il le pitre ? Difficile en tout cas de paraître plus inoffensif !

Alors comme ça, elle n'avait rien de mieux à faire que de satisfaire la curiosité des inconnus de passage dans sa tente ? Viendraient-ils seulement la reluquer et lui poser des questions ou bien certains se permettraient-ils bientôt des gestes déplacés également ? Qu'était-elle après tout, sinon une prisonnière chalcédienne à la disposition de tous ces gros bourrins ? La colère la fit pâlir très brièvement mais elle se maîtrisa étonnamment bien et rien ne transparut sur son visage, si ce n'est un léger pincement de ses lèvres.

Le dénommé Vaillant s'était assis devant le plateau de leur repas sans plus de cérémonie, aussi comprit-elle qu'il en irait effectivement ainsi. L'intimité et les bonnes manières n'étaient manifestement plus pour elle. Elle décida cependant immédiatement qu'elle ne renoncerait jamais à ses habitudes et ses manières de princesse. Certes, elle s'adapterait, elle ferait ce qu'on attendait d'elle, mais il n'était pas question qu'elle commence à se comporter comme une paysanne. Si les Duchés étaient peuplés d'hommes et de femmes de l'acabit de ce soi-disant artiseur du Roi, elle allait devoir supporter bien des avanies, à n'en pas douter.

D'un simple coup d’œil, elle intima à Shane et Ava de ne pas bouger de leur coin, puis elle s'assit au bord de son grabat pour faire face au jeune homme. Elle n'allait pas se donner en spectacle en se jetant sur la nourriture. S'il était venu chercher des informations inédites et croustillantes sur la princesse chalcédienne, il en serait pour ses frais. Elle attrapa cependant un morceau de pain et l'émietta pour nourrir Naolann tout en grignotant elle-même une petite bouchée de temps à autre.

Assise et avec de la nourriture à portée de main, elle se sentait moins encline à penser le pire du type venu les visiter. Si elle avait bien compris, il essayait même de faire de l'humour au sujet des fruits. Elle se fendit donc d'un bref sourire mais ne sut que répondre. Les subtilités de la langue des Duchés ne lui permettaient guère plus.

- Connaissiez-vous Acuité ? Demanda-t-elle alors avec une certaine douceur.

C'était sans doute naïf de sa part mais elle avait dans l'idée que les artiseurs devaient se connaître entre eux.

Dans la pénombre de la tente et avec sa mauvaise vue, le changement d'expression de Vaillant échappa totalement à Shyrin. En revanche, la tension dans l'atmosphère ne lui échappa pas. Ce qui ne l'empêcha pas de tressaillir quand le jeune homme lui répondit sur un ton cassant et froid. Gardant les yeux baissés, elle prit le temps de nourrir encore Naolann de quelques petits bouts de pain avant de lever la tête pour répondre sans se départir de la douceur avec laquelle elle avait abordé le sujet.

- Oui, annonça-t-elle avec franchise et candeur. Et elle me manque beaucoup.

Elle observa le halo blond des cheveux du jeune homme quelques instants, lui donnant l'impression qu'elle détaillait ses traits alors qu'elle n'en devinait rien. Baissant ensuite les yeux sur le plateau, elle sentit son estomac se révulser à l'idée de manger et fit un petit signe à Shane et Ava pour qu'ils viennent se servir eux-mêmes. Puis, elle reprit son émiettage de pain pour l'écureuil en s'efforçant de dissimuler à quel point elle se sentait perdue et à quel point les conseils d'Acuité lui manquaient. C'est la pensée de la petite duchesse, sa fierté et sa droiture qui finirent par avoir raison de son abattement. Redressant la tête, elle eut un sourire vague pour le dénommé vaillant.

- Alors ? L'interrogea-t-elle d'une voix douce. Les prisonniers Chalcédiens ressemblent-ils à l'idée que vous vous en faisiez ?

Provocation certes, mais énoncée avec tant de douceur et d'innocence. Faisait-elle de l'humour ?

Les paroles de Shyrin douchèrent sa colère. Ainsi elle la connaissait ? Ainsi Acuité « lui manquait » ? Interloqué, il la dévisagea ; mais la jeune fille ne réagit pas, continuant à nourrir son stupide écureuil. Ce geste ne lui paraissait plus si mignon désormais, surtout après son ultime provocation. En dépit de ses manières irréprochables, elle faisait tout pour lui faire comprendre qu’il n’était pas bienvenu en ces lieux.
 
Si vous voulez que je parte, vous n’avez qu’à le demander.
C’est ce qu’il aurait voulu dire, à rebours de son hypocrisie polie. Mais il ne pouvait plus se le permettre : la jeune fille avait des informations qui l’intéressaient, voire le concernaient. Il ne partirait pas avant d’avoir satisfait sa curiosité, cette fois légitime.
 
 - Comment cela ? reprit-il, ignorant ses dernières paroles, qui soufflaient malgré tout sur les étincelles de sa colère.
- Acuité était-elle emprisonnée chez vous ?
Cela lui paraissait la seule explication, le seul biais par lequel les deux jeunes femmes avaient pu se rencontrer. Plus il y pensait, plus cela lui semblait probable... et intolérable.
 
- Ainsi chez les vôtres, on fouette à mort les demoiselles.
Bien qu’ils ne les ait jamais vues, du moins réellement, il avait encore dans la tête les marques sanglantes sur le dos d'Acuité. Sa joie était vite retombée en découvrant son état de santé, dans le rêve d’Art qu’ils avaient partagé. C’était la dernière image qu’il avait d’elle.
 
Dans sa bouche, le goût de la pomme tourna à l’aigre.
- Vous avez bien de la chance qu’on ne fasse pas de même, dans les Duchés, murmura-t-il en la jaugeant du regard.

Shyrin comprit aussitôt qu'elle avait fait une erreur en parlant d'Acuité. Non seulement il lui était douloureux de parler d'elle mais de plus, c'était dangereux pour leur secret. Elle sentit sans peine la colère de Vaillant enfler et entendit au ton de sa voix qu'il se contenait à grand peine. Était-il capable de la frapper ? De venger Acuité en se défoulant sur elle ? Vainqueur avait dit qu'il ne lui serait pas fait de mal s'il était en son pouvoir de l'empêcher, mais il n'était pas là. Les lèvres serrées, les yeux baissés, elle réfléchit intensément à la manière la plus appropriée de répondre puis finit par se décider pour une certaine franchise. C'était plus prudent. Si ce jeune homme savait qu'Acuité avait été fouettée au sang, il devait avoir communiqué avec elle par l'Art, avait-elle réalisé. Aussi mentir ne servirait-il pas à grand chose.

Soulevant Naolann de son épaule, elle frotta son nez contre son petit museau si doux puis le posa au sol pour qu'il rejoigne Shane et Ava, non sans lui avoir donné le reste du pain à grignoter. Ensuite seulement, elle releva la tête et regarda le jeune homme bien en face. Ignorant qu'elle n'y voyait pas clair, les gens avaient l'impression qu'elle les observait, qu'elle était capable de les regarder les yeux dans les yeux. Jouant de cet effet pour appuyer l'honnêteté de ses propos, elle répondit enfin avec un douceur particulière, comme pour contrer sa propre colère et sa peur.

- Croyez-vous que je l'ignore ? L'interrogea-t-elle d'un ton doux et bas, humble.

Elle avait envisagé dès le départ qu'on lui fasse payer les souffrances endurées par Acuité et bénissait Sâ qu'il n'en soit rien. Pour le moment.

- Acuité a été faite prisonnière oui, mais pas par mon clan. Chez les Cardia, nous ne maltraitons pas les esclaves.

Aussitôt ce dernier mot prononcé, elle comprit qu'elle avait commis une nouvelle erreur. Si la petite duchesse était une amie de cet homme, il n'apprécierait certainement de l'entendre appeler esclave alors que dans leur nation ils réprouvaient tant ce mode de vie. Elle se mordit la lèvre et tenta de rattraper son erreur de son mieux en se montrant aussi franche que possible.

- Elle m'a été offerte en cadeau de fiançailles et nous sommes devenues... Proches.

Pouvait-elle dire "amies" ? Cet homme comprendrait-il ? Elle n'en savait fichtrement rien. Acuité était la seule jeune femme avec laquelle elle ait tissé des liens aussi forts. Shane ne comptait pas vraiment, après tout, puisqu'elle était sa demi-sœur et son esclave depuis l'enfance. Ce n'était certainement pas la même chose.

- Elle avait été fouettée avant, parce qu'elle avait tenté de s'enfuir, je crois, ou peut-être parce qu'ils ne comprenaient pas son Art. Mais nous avons pu la soigner.

Elle se rappelait très nettement cette première nuit avec elle où tout avait basculé. La souffrance palpable de la jeune fille, son effarement à la découverte de sa grossesse, son corps si maigre malgré cela. Une fois de plus, elle adressa une prière mentale à tous les dieux de sa connaissance afin qu'ils gardent Acuité en vie, en bonne santé avec son enfant dans les Montagnes. Les avait-elle seulement atteintes ?

Pas par son Clan ? Il fallut un effort de mémoire à Vaillant pour se souvenir de l'organisation tribale des Etats Chalcèdes. Comme tant d'autres, il avait tendance à conjuguer les Chalcédiens au singulier : l'ennemi. La réalité était bien plus complexe ; malgré sa réticence, il devait l'envisager s'il voulait croire Shyrin.

Et il voulait croire Shyrin, réalisa-t-il. Il voulait croire que la jolie jeune fille puisse être innocente. Il voulait croire qu'Acuité n'était pas morte dans d'atroces souffrances, mais aux côtés d'une amie.

Le pouvait-il ? Les faits ne parlaient pas pour la petite princesse. Soignée ou pas, Acuité était bel et bien morte. Et son "amie" chalcédienne se retrouvait dans une posture à négocier la sympathie.
- Si Acuité n'est pas morte de mauvais traitements, alors quoi ? répondit-il, suspicieux.

Même sans voir distinctement le regard perçant et soupçonneux de Vaillant, Shyrin ne put garder les yeux levés plus longtemps et baissa à nouveau la tête avec un petit soupir. Les mains unies sur ses genoux, elle se tordait les doigts avec une certaine nervosité et se maudissait de ne pas avoir de mouchoir propre pour essuyer les larmes qui menaçaient de déborder encore de ses yeux.

- Elle a tenté de s'enfuir et a été tuée par ceux qui tentaient de la rattraper, murmura-t-elle en contenant ses larmes, la gorge nouée à l'extrême.

Elle marqua une pause, hésitante sur ce qu'elle pouvait révéler ou non à cet homme, mais décida de lui en dire le plus possible sans se trahir. Avoir l'air aussi franche que possible éviterait peut-être qu'il n'utiliser l'Art sur elle contre son gré.

- Je suis venue me rendre pour équilibrer les forces, pour faire cesser la guerre. Acuité et moi en avions parlé... Nous espérions ramener la paix entre nos deux pays. J'essaye de faire en sorte de réaliser ce voeu...

Mais Vainqueur n'avait guère été réceptif à ses arguments jusque là. Finirait-il par changer d'avis et utiliser sa présence à bon escient ? Elle l'espérait de tout coeur, c'eut été trop triste de passer sa vie comme une prisonnière et avec un mensonge aussi énorme sur la conscience si ça ne faisait même pas cesser cette guerre absurde et meurtrière.

Shyrin était mal à l’aise, il ne fallait pas être prophète pour le deviner. La présence de cet homme la dérangeait et elle ne savait comment réagir. Je ne me sentais pas beaucoup mieux. Nous étions tous les trois en position de faiblesse et il était difficile de réagir face à cette intrusion. Je désirais cependant aider Shyrin, malgré ma position officielle d’esclave qui aurait du m’interdire d’intervenir dans la conversation de ma maitresse. De toute façon, ce n’était pas comme si je risquais la moindre punition. A part me gifler, me réprimander ou me bouder, Shyrin ne pouvait pas plus contre moi que contre ce Vaillant. Et j’osais croire que j’avais suffisamment acquis sa confiance et son amitié pour qu’elle ne m’en veuille pas de m’immiscer dans sa discussion.

C’est elle qui m’offrit d’ailleurs l’excuse pour m’approcher. Elle nous avait désigné le plateau de repas pour nous indiquer que nous pouvions venir y chercher notre nourriture. Shane à mes côtés, je venais chercher ma part mais alors que la petite et timide sœur de Shyrin se retirait aussitôt au fond de la tente, je demeurais auprès de ma maitresse. J’avoue, j’aime jouer de mon aspect étrange de Blanc qui empêche la plupart des gens de me regarder dans les yeux. Je comptais bien là-dessus pour gagner un peu d’ascendant sur l’étranger. Je ne pouvais pas grand-chose pour ma maitresse, mais cette futile protection là, je pouvais la lui offrir. Il mettait Shyrin mal à l’aise, à lui de l’être désormais.

Adoptant une attitude qui n’avait pour ainsi dire rien à voir avec mon rang officiel, je plantais mon regard translucide dans celui du visiteur. Il n’y avait que les yeux troubles de mon Catalyseur pour réussir à soutenir ce regard et je souris à part moi en songeant à cette ombre de pouvoir que je possédais sur les gens. Et tandis que je faisais mon petit effet, j’en rajoutais une couche sur les paroles de Shyrin.

- Acuité a eu la clairvoyance de nous envoyer ici, mais la nuit lui a caché le projectile responsable de sa mort. Il faut être petit voyant pour préférer une esclave deux fois fugueuse attrapée par ses détracteurs et torturée en conséquence, que morte en accomplissant une tâche noble destinée à mettre fin à la guerre. Nous la préférerions certainement ici avec nous mais, où qu’elle soit à l’heure qu’il est, elle est plus heureuse qu’entre les mains des maitres chalcédiens.

Un tel discours face à l’un d’eux m’aurait probablement valut une punition digne de ce nom. Mon audace me surprenait presque moi-même, mais pour Shyrin, j’étais prêt à tout.

Ainsi la petite Duchesse avait tenté de s'enfuir une deuxième fois ? Ou plutôt une quatrième ?

Vaillant était un peu déboussolé ; il perdit définitivement le compte lorsqu'il remarqua les larmes qui liseraient les yeux de Shyrin. Ses aveux suivants achevèrent de le troubler, et il retrouva pour elle la sympathie que lui avait d'emblée inspiré son rang glorieux, sa fruste détention et son joli minois. A moins que ce ne soit parce qu'il avait trouvé une autre cible à son indignation, en la personne de l'homme blanc qui s’incrusta sans façon dans la conversation ?

Vaillant ne sut quoi dire, d'abord. Le physique de l'homme blanc le troublait. Il était beau, ou plutôt... étrange. Son regard était... Ses paroles étaient... ses paroles étaient révoltantes !

- Ainsi, tout est pour le mieux, lâcha-t-il avec ironie, reprenant ses esprits. Acuité est morte, vous êtes prisonniers et la guerre continue...
Petit voyant ! Non mais vraiment !

Il se leva. Tâchant de réprimer son agacement, il fit quelques pas, chercha un objet à triturer, mais il n'y avait rien dans cette maudite tente. Instinctivement, il porta sa main à sa médaille, mais elle n'était plus là, il l'avait laissée à Chiara. Chiara... Elle aussi aurait voulu que cette guerre se termine, qu'elle n'ait jamais commencé. Et lui, que voulait-il ? Il trouvait sa tâche ignoble et enivrante. Plonger dans l'Art... pour tromper, pour tuer...

Qu'en aurait dit Acuité ? Qu'avait-elle voulu ? La paix, vraiment, elle qui s'était engagée volontairement pour défendre son pays ? Ou bien les avait-elle envoyé ici comme un cadeau fait à son camp ? Elle ne lui semblait pas si manipulatrice... mais il la connaissait si peu... elle n'avait cessé de le surprendre.

- J'aimerais vous croire, reprit-il, plus calme, à l'attention d'Ava.
Puis il reporta son attention sur Shyrin, et dit :
- Acuité ne m'a jamais laissé devenir son ami, mais en un sens nous étions "proches", nous aussi, et je me réjouis qu'elle vous ait accordé sa confiance.
Sa voix était un peu rauque ; il était manifestement ému. Elle était la première personne avec laquelle il partageait son deuil.

- Votre but et noble et je...
Lui souhaitait-il réussite ? Il l'ignorait.
- ... et je ne saurais vous indisposer plus longtemps.
Ce n'était pas ce qu'il avait voulu dire, ni ce qu'il voulait faire ; mais cette décision s'imposait, à présent que la princesse avait gagné son respect.

Soudain Ava fut derrière elle et Shyrin sentit son malaise diminuer un peu. Elle n'était plus seule. Elle ne l'était jamais vraiment mais Ava et Shane le lui prouvaient rarement autrement que par leur présence et leur dévouement silencieux. Les yeux baissés, elle sentit bien plus qu'elle ne vit l'affrontement des deux hommes. Vaillant s'était levé pour faire face à Ava et la tension était palpable entre eux même s'il semblait évident que ça n'irait pas plus loin que des mots crachés un peu sèchement.

Alors que leur visiteur lui annonçait son intention de les laisser, Shyrin tendit une main derrière elle sans même avoir besoin de regarder, pour qu'Ava l'aide à se remettre debout. Une fois sur pied, elle fit face à Vaillant à son tour, les épaules droites, le visage levé. Elle n'avait pas à avoir honte, il l'avait dit lui-même. En quelque sorte... Il paraissait très ému à présent et elle eut de la peine pour lui. même s'il s'était montré intrusif et plutôt agressif, il restait, comme eux, un être humain prit dans le tourbillon d'une guerre qui le dépassait certainement.

Alors, malgré leur mauvais départ, malgré les piques échangées et les tensions qui subsistaient dans l'atmosphère confinée de la tente des prisonniers, elle fit le seul geste qu'elle pouvait décemment faire et lui tendit la main gracieusement.

- Il est toujours malaisé de faire connaissance dans des circonstances aussi délicates, s'excusa-t-elle avec une certaine douceur. Mais peut-être pourriez-vous revenir nous voir pour bavarder, parfois ? Nous n'avons guère de visites, comme vous l'imaginez... C'est-à-dire... Si vous n'avez rien de plus important à faire, naturellement...

Et peut-être pourrait-il lui en dire plus sur les coutumes des duchés, l'aider à améliorer son accent et à s'habituer à sa nouvelle vie. Ça ne pouvait pas faire de mal d'avoir un ami, n'est-ce pas ? Shane et Ava seraient sûrement contents eux aussi, à terme du moins, de ne plus être uniquement confinés avec elle.

La princesse lui tendit la main, avec une invitation qu'il n'attendait plus. A moins que ce ne soit une manière polie de lui donner congé ? Vaillant fut surpris. Il se montrait aimable, elle le traitait comme un importun ; ils entraient en conflit, elle l'invitait à revenir. Mais ce conflit s'était terminé dans une affliction partagée qui, peut-être, les avait rapprochés...

Sans réfléchir davantage, il saisit sa main, la porta à ses lèvres. Le geste était savoureux mais tout à fait conventionnel, et dès qu'il eut fini, il recula d'un pas.
- Avec plaisir. J'essaierai d'obtenir pour vous l'autorisation de sortir. Après tout, si vous vous êtes rendue de votre propre gré... il n'y a aucune raison pour que vous demeuriez ainsi confinée.

Il s'avançait, peut-être, critiquait certainement la décision royale. Mais la reddition de la princesse changeait la donne. Il comprenait aisément pourquoi Vainqueur l'avait présentée comme une capture. C'était autrement plus glorieux, et moins honteux pour retenir ainsi la jeune fille. Une détention certes commode et sûre, mais tout à fait indigne. Enfin : pouvait-on attendre de ce Roi qu'il se comporte autrement que comme un goujat ?

Vaillant fit un nouveau pas en arrière. Il glissa un regard sur l’homme blanc, pour lequel il nourrissait une curiosité renouvelée. Oui, il lui faudrait revenir. D'autant plus qu'il n'avait pas confirmé ses soupçons sur l'Art. Si la princesse disait vrai, si elle n'en était pas douée, alors... était-ce l'homme blanc ? Ou l'autre fille retirée dans l'ombre, les yeux au sol ?

Intrigué, il se fendit d'une révérence à la princesse et sortit, retournant bien malgré lui à la vie du camp.

Le baise-main du soldat, pour conventionnel et simplement poli qu'il soit, causa un réel plaisir à Shyrin. L'espace d'un bref instant, elle se sentit à nouveau princesse, respectée, jolie même et admirée. L'espace d'un instant, elle revécut ce passé qui ne datait que de quelques semaines à peine mais lui paraissait abominablement lointain.

Un léger fard envahit son front alors qu'elle baissait les yeux avec modestie. La rencontre qui avait commencé sous de si mauvais auspices finissait plutôt bien, contre toute attente. Même Ava semblait passablement satisfait de la tournure des choses.

- Je vous en serais très reconnaissante, murmura donc la princesse déchue à Vaillant qui déjà soulevait le pan de toile servant de porte pour les quitter.

Elle resta quelques instants sans rien dire alors que le silence revenait sur leur tente, puis désigna le plateau à ses deux esclaves sans pour autant en approcher elle-même. Au contraire, elle regagna son grabat et s'y étendit, tournant le dos à ses deux compagnons. La rencontre l'avait laissée à la fois songeuse et mélancolique.

- Il nous faudra en apprendre plus sur ce Vif dont il a parlé, annonça-t-elle soudain. Si l'un de nous en était doté, il nous faudrait soigneusement le cacher. Ils en ont manifestement une fort mauvaise opinion.

Ce furent ses derniers mots car elle ferma presque aussitôt les yeux et s'abîma dans ses réflexions. Elle n'avait plus envie de parler ou de sourire, encore moins de faire semblant d'aller bien alors que son coeur lui semblait peser des tonnes. Demain serait un autre jour, elle s'en fit le serment à elle-même.