Tout avait commencé par un banal rendez-vous avec la reine. Enfin, « banal » n’était pas tout à fait exact. Brume avait émergé à peine dix minutes avant l’heure prévue, sans comprendre comment elle avait bien pu parvenir à s’endormir à son bureau en plein après-midi. La jeune femme s’était donc activée sans relâche pour rassembler les précieux documents qu’elle devait présenter à la souveraine – et qu’elle n’avait heureusement pas abimés dans sa sieste improvisée –, avait rajusté ses habits en vitesse, et s’était élancée dans les couloirs secrets du château. Elle avait alors eu l’étrange impression de les trouver plus vastes qu’à l’ordinaire, comme s’ils conspiraient avec son rythme de sommeil pour la mettre en retard.

La reine avait remarqué. Elle n’avait fait aucun commentaire à sa jeune assassin, mais ses gestes, son regard parlaient pour elle. Un œil à la pendule, un autre, critique, sur la jupe froissée de Brume ; il était clair la reine avait remarqué.
Intimidée, Brume s’était agenouillée. Elle n’osait se relever, pas tant que la reine ne l’y autoriserait pas. Ce n’était pas la première fois que l’assassin se présentait avec un peu de retard, non, mais c’était là il y avait bien longtemps et elle se souvenait encore de la froideur de sa souveraine.

Un déplacement de tissu lui fit relever la tête, puis la rabaisser aussitôt. Bienséance se rapprochait de son assassin, ses petits talons heurtant durement le sol à chaque pas, comme les sombres prémisses de la sentence à venir.
– Reste donc là où tu es, lança méchamment la reine. Tu n’as pas besoin de me voir pour obéir à mes ordres.

Brume suivit la consigne, pétrifiée. Mortifiée. Sa faute était minime, mais la punition était pourtant méritée. On n’engage pas un assassin pour le choyer ; on n’est pas assassin pour traîner en chemin.
Confusément, Brume sentait qu’il y avait autre chose, que cet avis n’était pas le seul à être valable. Mais seule cette vieille rengaine, tant répétée par son maître durant son enfance, lui venait à l’esprit. Son maître, Ésir.

Agenouillée devant sa reine glaciale, sur le sol de pierres glaciales, Brume se demanda soudain ce qu’aurait pensé Ésir de tout cela.

– Je suis très déçu, mon enfant.

De saisissement, Brume faillit se redresser, mais un réflexe salvateur lui fit garder la tête basse. Ésir était toujours de bonne composition, mais quelque chose soufflait à la jeune femme qu’il valait mieux ne pas le contrarier aujourd’hui. Peut-être parce qu’elle s’était attiré la disgrâce de la reine ? Honteuse, elle ne pipait mot.
Mais devant l’absence de réponse, Brume finit par lever les yeux. Son maître lui tournait le dos, contemplant les portraits qui ornaient le boudoir de la reine. Laquelle avait disparu, sûrement pour laisser à Ésir le soin de châtier son apprentie. La jeune assassin frissonna, mais s’avança de quelques pas.

– Maître, je ne voulais pas… commença-t-elle lentement, cherchant les mots qui pourraient apaiser la colère de son maître, je n’ai jamais voulu contrarier la reine.
Il ne répondit pas. Il l’ignorait pourtant rarement, toujours plus prompt à lui expliquer ses fautes plutôt qu’à la laisser s’excuser à plate couture.
– M-maître, j-je ferai ce que vous voudrez… Répondez-moi, je vous en prie…
Brume s’approcha encore de l’assassin, finit par lui effleurer l’épaule dans une vaine tentative de le pousser à réagir. Mais Ésir vascilla et s’effondra au sol, inerte.
– Maître ?!

Le squelette de l’assassin la fixait de ses orbites vides, sa face décharnée étirée en un rictus terrible. Mort depuis bien longtemps, Ésir ne lui répondrait plus jamais. Ne l’appellerait plus jamais « mon enfant », n’écouterait plus jamais ses confidences… ne passerait plus aucun moment avec elle.
Tombée à genoux, Brume s’était penchée sur le cadavre de son ami et mentor de toujours, pleurant sa perte pour la seconde fois. Que ne tenait-elle ses assassins pour leur faire payer leurs crimes !

Derrière elle se profila la haute silhouette de Bienséance.

Les talons secs retentirent encore une fois, et Brume se dressa de toute sa faible hauteur pour affronter Bienséance. Elle n’était plus sa reine à présent, rien que l’odieux rappel de sa vie brisée. Une certitude montait en elle, et elle la cracha, accusatrice :
– Vous l’avez tué ! hurla-t-elle. Il était tout pour moi et vous l’avez tué !

La souveraine arborait un rictus moqueur. Elle se rapprocha encore, tendit un bras décharné vers Brume et, impuissante, la jeune femme la sentit qui lui attrapait le menton de ses doigts crochus.
– Mais qui est l’assassin parmi nous, ma fille ?

Horrifiée, Brume eut un mouvement de recul instinctif. Elle se libéra de l’emprise de la reine et retourna d’un bond s’accroupir après d’Ésir, comme pour protéger ses restes de la cruauté de la reine.
– C’est vous ! C’est vous qui m’avez obligé à tuer tous ces gens, et vous l’avez tué aussi !
Bienséance se contenta de rire, un rire démoniaque qui glaça le sang de la jeune femme. Elle voulut s’enfuir, mais elle devait rester pour Ésir. Le corps tendu à se rompre, elle attendait le prochain mouvement de la reine.
Et il ne tarda pas. La haute femme se pencha lentement sur le cadavre, riva ses yeux dans ceux de Brume, et lui asséna tranquillement :
– Si tu veux savoir qui est l’assassin, cherche le sang…

Interdite, Brume contempla la reine, puis le corps d’Ésir, puis ses propres mains. Elles étaient couvertes de sang…