La soirée était magnifique. Une violente averse avait rafraîchi l’air en début de soirée et à présent des milliers d’étoiles brillaient dans le ciel débarrassé de ses nuages. C’est ce que lui avait dit Shane, du moins.

Shyrin laissa échapper un léger soupir en étirant un peu plus ses bras au-dessus de sa tête. Allongée dans l’herbe grasse et encore humide, elle avait tout l’air de contempler les étoiles, mais la vérité c’est qu’elle laissait ses pensées dériver dans le flou romantique qui la surplombait. Elle n’avait jamais pu distinguer les étoiles ni quelque détail que ce soit, mais Shane s’était montrée une amie fidèle en lui décrivant par le menu tout ce qui pouvait lui être utile ou qui était susceptible de lui plaire, de la faire sourire.

Peu disposée à penser à sa demi-sœur si gentille mais si niaise, la princesse s’étira une fois encore avec un soupir de satisfaction. À quelques mètres de là, sous une immense et luxueuse tente de campagne, son père, le fier Hobes Cardia, recevait les plus grands guerriers venus des quatre coins des États Chalcèdes. Elle avait beau en être heureuse pour lui, fière également, elle ne pouvait s’empêcher de regretter qu’il ait tenu à la faire venir avec lui. Ils campaient depuis six jours à présent et elle ne rêvait plus que de regagner son foyer. Non seulement elle se sentait seule ici, avec Shane pour seule compagnie. Mais de plus, elle avait rencontré Bhaal.

La seule évocation de son nom lui tira une petite grimace perplexe. Il était charmeur certes, il était bien fait également avait dit sa sœur. Il était renommé, avait la confiance de bien des Chalcédiens et de grandes ambitions, il était parfait pour elle. Mais il y avait en lui une arrogance insupportable et un côté inquiétant indéfinissable mais qu’elle ne parvenait pas à oublier. Elle ne savait pas comment gérer ça et eut préféré de loin ne pas avoir à s’en préoccuper.

Un bruit l’avertit que quelqu’un approchait et elle pensa aussitôt à Shane partie depuis quelques minutes leur chercher des boissons. Elle ne prit même pas la peine de tourner la tête pour l’accueillir, de chercher son parfum ou le poids de ses pas. Elle était en sécurité après tout, et qui d’autre que la petite esclave pouvait la dénicher ici ?

- Tu en as mis du temps. J’espère que tu as trouvé du vin aux épices au moins.

Shyrin tressaillit et se redressa d’un coup pour faire face à l’intrus. Elle aurait du être plus attentive, elle aurait immédiatement reconnu des pas autres que ceux de Shane qui boitait. Elle aurait instantanément reconnu le parfum des huiles dont Bhaal s’arrosait la crinière. Shane lui avait décrit le personnage par le menu. Étrangement, elle semblait s’être amouraché du guerrier. Ou alors, peut-être essayait-elle juste de la pousser dans ses bras. Mais non, Shane n’était pas assez finaude pour de tels subterfuges. En tout cas, elle était à présent en bien mauvaise posture puisqu’elle se retrouvait seule et isolée dans un endroit à peine connu avec la froideur de glace de Bhaal Fanel. Il avait dit le mot princesse comme une insulte, elle en était sûre. Elle choisit pourtant d’ignorer sa peur comme l’arrogance du jeune homme. Sa première surprise passée, elle se composa un visage serein, souriant, et un rien hautain. Elle était effectivement une princesse et son père était le premier guerrier de la nation chalcède. Pas Bhaal. Qu’elle salua pourtant comme s’il était fort naturel qu’il se trouve là et qu’elle l’avait attendu.

- Bonsoir Bhaal, commença-t-elle d’une voix de velours.

Évidemment avec sa vision déplorable, les mines narquoises de son interlocuteur lui échappaient totalement. Elle ne pouvait se fier qu’au ton de sa voix, à ses attitudes et à son intuition. Elle vit cependant qu’il portait une coupe à ses lèvres et en fut légèrement irritée. C’est cependant sa remarque au sujet de son père qui acheva de l’agacer. De quoi se mêlait-il, celui-là ? Elle le fixa avec une mine dédaigneuse en même temps qu’un sourire en coin, comme s’ils partageaient une sorte de secret. Ils ne partageaient guère plus qu’un statut social pour le moment en ce qui la concernait, et encore se sentait-elle nettement supérieure grâce à son père.

- Les esclaves servent à cela, non ? Et ils aiment se rendre utiles. Shane, du moins. Elle est fort serviable.

C’était un compliment autant qu’une insulte mais en avait-elle seulement conscience ? Dans l’esprit encore bien étroit de la princesse, sa demi-sœur n’était née que pour la servir.

- Mon père me laisse boire ce que je veux. Il me fait totalement confiance.

Autrement dit : jamais une princesse ne s’abaisserait à boire plus que de raison. Elle n’était pas comme ces rustres de guerriers ou ces animaux d’esclaves. Malgré la situation qui lui semblait un rien risquée sans qu’elle sache exactement pourquoi, elle décida d’en tirer le meilleur parti. Elle tendit donc une main gracieuse vers le guerrier et surtout vers sa coupe. Elle était belle, le savait, et en jouait sans vergogne.

- Ne me laisserez-vous pas étancher ma soif à votre coupe ?

Son sourire enjôleur avait de quoi faire fondre le plus rude des hommes de cette contrée. Du moins cela fonctionnait-il dans son clan. Bhaal était-il de ceux-là ? Pouvait-il faire un soupirant acceptable ?

Le sourire de Shyrin se crispa et sa main se referma alors qu'elle pinçait les lèvres, manifestement irritée par ce refus franc et direct. Personne ne lui refusait jamais rien. Cet imbécile et arrogant personnage se croyait-il donc tout permis ? À ce rythme-là, elle n'était pas près d'accepter de partager sa couche ! En digne et hautaine princesse, cependant, elle se recomposa bien vite un visage affable tout en ramenant sa main près d'elle. Décidée à ne pas lui faire le plaisir de s'agacer pour si peu, elle haussa les épaules avec grâce et sourit de nouveau pleinement détendue, du moins en apparence.

- Et bien soit... Je ne vous aurais pas cru si à cheval sur les convenances, cependant.

Elle émit un petit rire léger et un rien moqueur pour bien lui signifier ce qu'elle pensait de son attitude coincée et surtout ne pas montrer qu'elle était vexée d'être traitée comme une gamine.

- Comment se fait-il que vous soyez là, au fait ? La réunion est-elle déjà terminée ?

Les jambes repliées contre elle, la tête posée sur ses genoux, elle le dévisageait avec malice à présent. Shane ne tarderait pas à revenir avec le vin, de toute façon. Elle l'informerait alors de ce qui se passait sous la grande tente. Quand elles auraient regagné le secret de leur propre tente, en tout cas. Pas question de partager avec les autres ce que lui apprenait son esclave. Elle n'avait pas son pareil pour laisser trainer ses oreilles et ses yeux.

- Il se dit que vous avez de grandes ambitions, poursuivit-elle avec légèreté et un sourire coquin aux lèvres. Pensez-vous étendre votre domaine ?

Elle jouait les naïves et les coquettes sans vergogne. Pourtant, elle n'ignorait pas que cet homme avait des ambitions bien plus élevées qu'une simple extension de son domaine. Elle savait parfaitement qu'il pensait également à l'épouser, elle. Quoi de plus normal étant donné qu'elle représentait le meilleur et le plus haut parti de Chalcèdes ? Il ne se comportait guère en soupirant malléable toutefois et ne se montrait pas aussi complaisant que les autres hommes qui lui tournaient autour. Comment diable pensait-il la séduire en lui refusant ce qu'elle demandait ? Tout cela promettait d'être fort amusant.

Ah il ne voulait pas l'ennuyer avec des discussions d'hommes ? Et bien au moins le ton était donné, songea Shyrin avec un sourire secret. Jolie et écervelée, voilà comment il la désirait. S'il n'y avait que ça, elle était capable de donner le change. Et pour être tout à fait honnête, ce n'était pas d'une difficulté insurmontable. Certes, elle aimait être au courant de tout, pour assouvir sa curiosité d'une part et pour avoir un certain pouvoir sur les autres, d'autre part, mais il fallait bien reconnaître que la politique l'ennuyait mortellement dès lors que le sujet devenait trop complexe. N'eut été cette guerre à leurs portes, elle ne se fut soucié de rien d'autre que de sa toilette, de sa danse et de son avenir proche.

En réponse à sa question pas tout à fait innocente, il avait lourdement souligné son amitié avec son père avant d'aborder le mariage. Tiens donc, les rumeurs étaient vraies, alors. Elle était fort satisfaite d'elle-même en cet instant d'avoir compris ce qu'il pensait. Mais pas question de lui laisser voir son orgueil. Après tout, et même si cet homme lui faisait froid dans le dos, elle devait reconnaître qu'il était un bon parti, peut-être le meilleur pour elle étant donné sa place dans leur contrée. Son père ne lui avait rien demandé de manière explicite mais elle savait qu'il n'hésiterait pas à lui commander de l'épouser si cela arrangeait ses affaires. Et tout gaga qu'il soit devant elle, il lui faudrait de solides raisons pour accepter de renoncer à ce projet offrant une possibilité d'union durable à leurs deux clans.

Elle se redressa donc et étendit les jambes devant elle tout en posant ses deux mains à plat dans l'herbe derrière elle, mettant délibérément en valeur son corps juvénile mais si bien fait. Si elle devait réfléchir à cette opportunité de mariage, elle devait aussi mettre toutes les chances de son côté. Pour cela, il fallait le séduire. Il serait bien plus facile à manipuler une fois sous son charme. Elle verrait bien alors s'il était digne de lui servir d'époux. Elle se déferait peut-être également ainsi de sa peur irraisonnée le concernant.

- Un mariage ? Comme c'est excitant. Avez-vous déjà choisi celle qui aura l'honneur de devenir votre femme ? S'extasia-t-elle avec un air de parfaite innocence.

Peut-être la croyait-il stupide au point de ne pas comprendre les sous-entendus. Elle serait rapidement renseignée. En tout cas, il ne pouvait qu'être intéressant de l'amener à dévoiler un peu son jeu et à tenter de la séduire. La partie serait d'autant plus amusante qu'il ne pourrait se permettre de la fâcher de crainte qu'elle refuse de lui accorder sa main. Tout le monde savait qu'Hobes était un père gâteux. À cette idée, elle s'était mise à sourire avec malice sans quitter des yeux le prétendant potentiel.

Sâ, que cet homme était irritant ! À peine révisait-elle son jugement à la mention de la "fleur parfaite" qu'il disait rechercher, qu'il la rabaissait au rang de gamine incapable de saisir les enjeux d'un mariage. Elle ne lui laisserait pas voir combien il l'agaçait cependant, il en aurait certainement été fort satisfait et il ne lui plaisait pas de le satisfaire pour le moment.

- Je ne suis plus une enfant, s'insurgea-t-elle cependant en tentant de garder un ton calme et mesuré. Je sais quels enjeux entrent en ligne de compte lorsqu'il s'agit d'arranger une union.

Elle se mordit la lèvre en rougissant et détourna le regard quelques instants. Elle ne voulait pas non plus qu'il la prenne pour une dévergondée. Elle était princesse, après tout, et sa vertu ne devait à aucun prix être remise en cause. En particulier par celui qui prétendait lui tenir lieu de soupirant. Quand elle revint poser son regard trouble sur lui, il lui offrait sa coupe. Un sourire mutin revint aussitôt éclairer ses traits alors qu'elle tendait la main, concentrée, pour s'en saisir. Elle y trempa ses lèvres et émit un petit soupir de plaisir en sentant le liquide épicé glisser dans sa gorge.

- Des rêves de mariage ? Sourit-elle avec plus de douceur. Quelle jeune fille n'en aurait pas ?

Elle prit une nouvelle gorgée puis lui rendit sa coupe d'un geste gracieux, comme si elle lui faisait une faveur.

- Mais je suis quelqu'un de pragmatique, reprit-elle, la mine soudain plus sérieuse. Je sais que l'amour n'est pas un critère indispensable. Je dois aussi penser à mes futurs enfants et à mon clan. Celui que j'épouserai devra être capable de nous protéger, de nous faire vivre, de nous assurer un train de vie digne de notre rang. Et pour cela, il recevra une dot conséquente de mon père, vous pouvez en être certain.

Il la dévisageait avec intensité, elle s'en rendait compte même si elle ne pouvait déchiffrer son regard qu'elle ne faisait que deviner. Elle sourit alors et haussa les épaules avec légèreté comme si tout cela n'était qu'un jeu fort amusant.

- Il n'empêche que mon futur époux devra me séduire pour que j'accepte de le suivre ! Et vous, qu'attendez-vous de votre future épouse ? Avez-vous établi une liste de critères ?

Allait-il enfin dévoiler ses cartes ou allait-elle devoir attaquer de front ?

Shyrin se redressa sensiblement alors qu'il commençait à répondre, semblait-il avec franchise. Voilà qui devenait intéressant. Et puis les mots pénétrèrent son esprit évaporé. La mention du silence lui fit froncer les sourcils une première fois mais lorsqu'il traita les femmes de viles créatures, elle se mit carrément à bouillonner intérieurement. Cet animal se payait le luxe de sourire et de lui tendre sa coupe en plus de l'insulter ouvertement. En un instant, son regard tourna à l'orage et ses lèvres se serrèrent en une ligne mince comme pour contenir la fureur qu'elle tentait vainement de juguler.

Elle faillit prendre sa coupe pour lui en jeter le contenu au visage mais même folle de rage au point de voir à travers un voile rouge - en plus du trouble habituel - elle ne perdait pas de vue qu'il n'était pas n'importe qui dans cette contrée d'une part, et qu'il était un être dangereux d'autre part. Aussi se retint-elle de peu. Au lieu de cette première et malheureuse intention, elle bondit sur ses pieds donc et serra les poings avec fureur, fusillant le jeune arrogant du regard.

- Vous ne manquez pas d'audace, Bhaal Fanel ! Je suis peut-être trop bavarde et vile, comme vous dites, mais vous êtes le plus arrogant et le plus méprisant des êtres que je connaisse !

Une fois encore, son coeur balança un instant. Il aurait bien mérité une gifle, un coup quelconque, ou qu'elle se mette à hurler à l'agression. Mais elle n'était pas assez "vile" pour cela. Elle pinça les lèvres à nouveau, prête à cracher du feu.

- Je vais vous dire, Bhaal Fanel, gardez vos critères pour vous, ils m'indiffèrent. Et ne m'approchez plus. Toute femme et idiote que je sois à vos yeux, il y a une chose que je sais avec certitude : on n'attrape pas les mouches avec du vinaigre !

Par Sâ, elle rêvait de tourner les talons et de le planter là mais folle furieuse comme elle l'était, elle ne savait même plus dans quelle direction aller. Il lui faudrait d'abord se calmer pour s'orienter grâce aux lumières et aux bruits du campement maintenant que la nuit était tombée. Si seulement Shane était là ! À deux doigts de fondre en larmes, elle ne put se résoudre à rester une minute de plus face à ce sale type. Malgré le risque de dévoiler son secret, elle tourna donc le dos à Bhaal et commença à s'éloigner, certaine qu'il ricanait.

Prudente, elle ne s'était pas mise à courir, mais il la rattrapa si facilement qu'elle le regretta, mortifiée. Évidemment, il ne put s'empêcher de l'humilier encore un peu en lui désignant la direction opposée à celle qu'elle avait prise. Elle avait eu le temps de se raisonner quelque peu cependant et force lui était de reconnaître qu'elle avait besoin de lui pour retrouver son chemin. Qu'importe qu'il la croit trop idiote pour savoir où elle allait finalement, au moins il ne devinerait pas qu'elle n'y voyait goutte, en particulier dans l'obscurité. Car elle pressentait qu'il serait impitoyable s'il apprenait son secret.

- Mais vous, ça ne vous ennuierait pas, ne put-elle s'empêcher de siffler avec amertume.

Elle prit néanmoins son bras pour qu'il la mène au coeur du camp. Elle ne pouvait pas faire autrement à moins de vouloir passer la nuit dehors en comptant sur Shane pour la retrouver plus tard. Sa main était si crispée sur sa manche qu'elle s'étonna qu'il ne s'en plaigne pas. Elle était raide comme la justice et sa justification piteuse, même pas une excuse, ne fit rien pour l'aider à se détendre.

- Et bien je ne goûte pas votre humour, lui rétorqua-t-elle avec une certaine sécheresse.

Elle s'était pourtant d'ores et déjà quelque peu radoucie. À vrai dire, elle était extrêmement soupe-au-lait mais ses colères lui passaient aussi vite que le reste. Qu'il la provoque encore, cependant, et elle se jetterait sur lui toutes griffes dehors. Elle rêvait de marteler son torse de ses poings. Ou de lui arracher les yeux. Qu'il lui donne donc une raison. En tout cas, il venait de descendre très bas dans sa liste de prétendants acceptables.

Elle crut s'étouffer et la rage gronda en elle. Comment pouvait-il retourner ainsi ses propres mots contre et s'en servir pour la rabaisser, c'était insensé ?! Elle en aurait hurlé. Elle garda le silence pourtant. Et un long moment encore. Bien plus long qu'à l'accoutumée. Ce type était infernal mais peut-être ne pourrait-elle faire autrement que de l'épouser, aussi était-il dans son intérêt de se montrer aussi accommodante que possible.

Ce fameux silence dont il avait vanté les vertus, elle le lui offrait à présent, un peu comme une excuse à son éclat précédent. De toute façon, elle ne pouvait pas lui avouer que l'éclat de la lune ne suffirait pas à la guider vers sa tente, alors autant faire profil bas, au moins sur ce point. Elle observa donc un silence sage, un peu circonspect, et ce fut lui qui le brisa avec une réflexion à peu près aussi gracieuse que le reste sur son caractère. Par Sâ, il voulait donc qu'elle finisse par le cogner, pas vrai ?

Ses doigts s'enfoncèrent dans sa manche un peu plus agressivement et elle serra les mâchoires à s'en faire sauter les dents. Elle allait le tuer. Peut-être pas maintenant, peut-être pas cette nuit ni même dans l'année à venir, mais elle le tuerait un jour, c'était certain. En attendant, elle se composa un visage souriant. La tension se lisait sans peine sur ses traits cependant, alors qu'elle grinçait d'une voix qui se voulait affable.

- Personne n'a jamais eu le culot de s'en plaindre, jusque là.

Il la mettait hors d'elle, c'était un fait, mais elle devait profiter de cette opportunité pour apprendre certaines choses. Ils avaient un peu avancé mais sa tente était encore loin et ils étaient toujours au milieu de nulle part, baignés par les rayons de la lune. Elle cessa de marcher et se tourna à demi pour lui faire face, soudain plus sérieuse.

- Tout le monde m'aime, vous savez ? Pourquoi êtes-vous si... si plein de dédain ?

Elle paraissait vraiment innocente à cet instant. Elle ne comprenait vraiment pas pouruoi il ne succombait pas comme tous les autres. Elle était sincèrement persuadée que tout le monde l'aimait et il lui était totalement inconcevable qu'on puisse la mépriser. Pourquoi diable Bhaal ne la désirait-il pas comme les autres ? Pourquoi ne se comportait-il pas comme tous les autres hommes ? C'était très perturbant.

L'explosion de Bhaal la prit tellement par surprise qu'elle n'eut d'autre choix que de le regarder piétiner son monde bouche bée et incrédule. Il n'était pas seulement méprisant, non, il était aussi méchant. Réellement féroce, même. Et fou de rage de toute évidence, ce qui la consolait un tout petit peu étant donné la facilité avec laquelle il la mettait hors d'elle. Il la planta là et marqua une pause suffisamment longue pour qu'elle ait le temps de se reprendre alors que les mots hargneux s'imprimaient dans sa cervelle. Quand il reprit, toujours furieux, elle avait eu le temps de sentir une vague de rage enfler en elle jusqu'à la faire trembler de fureur. Les poings serrés, elle marcha sur lui et se posta devant lui, prête à exploser à son tour.

- Vous êtes infâme, commença-t-elle doucement, maîtrisant encore sa voix qui pourtant monta rapidement de plusieurs octaves. Vous êtes plus vil encore que les femmes que vous méprisez tant !

Soudain, elle abattit ses deux petits poings serrés sur son torse et se mit à le marteler rageusement comme pour souligner les mots qui s'échappaient de sa bouche au même moment.

- C'est vous qui êtes méprisable ! Vous prenez plaisir à me rabaisser et m'humilier alors que vous devriez rechercher mes faveurs ! Laissez-moi vous dire une chose, Bhaal Fanel : jamais je ne serai à vous ! Jamais je ne consentirai à vous épouser, mon père dut-il me donner au plus abruti de tous ses guerriers en représailles ! Je préférerais mourir que de vous laisser poser les mains sur moi !

Écumante de rage, elle perdait complètement les pédales mais était allée trop loin pour même s'en rendre compte. Elle ne savait même pas comment les choses avaient pu dégénérer à ce point.

- Je vous hais, vous m'entendez ? Je vous hais, Bhaal Fanel, et vous vous repentirez de m'avoir traitée ainsi !

Le rire de Bhaal ne fit que redoubler la fureur de Shyrin. Folle de rage, elle redescendit cependant suffisamment sur terre pour cesser de le cogner, se rendant parfaitement compte de ce qu'il pouvait y avoir de dangereux à trop provoquer un homme comme lui. Il faisait toutefois preuve d'une grande mauvaise foi à refuser de reconnaître qu'il envisageait de l'épouser. C'était une évidence pour la totalité des États Chalcèdes : l'héritière du premier clan avec celui du second, l'alliance ne pouvait qu'être souhaitable pour eux. Pas pour les autres clans en revanche, réalisa-t-elle. Pour la première fois, une idée lucide et sensée venait de naître dans son esprit troublé d'adolescente. Impossible de s'y attarder pour le moment en revanche, elle y réfléchirait plus tard. Quand elle ne serait plus la cible des moqueries de cet homme détestable, par exemple.

- Jamais, vous m'entendez ?! Jamais je ne viendrai à vous de mon plein gré !

Ses mots étaient hargneux mais on sentait sans peine que sa colère avait déjà commencé à s'éteindre. Puis elle sentit ses doigts. Il la caressait avec une douceur insensée, parfait contraste de leur échange enflammé un instant plus tôt. Son souffle se bloqua dans sa gorge et ses mains se mirent à trembler. Tétanisée, elle le contemplait, bouche entrouverte, trop choquée pour réagir. Quand il effleura ses seins, ce fut comme un électrochoc et elle repoussa vivement sa main, les joues empourprées et le regard trouble.

- Ne me touchez pas !

Terrifiée par les trop longues secondes de liberté qu'elle lui avait accordées, elle leva la main pour le gifler aussi fort qu'elle le pouvait.

Elle ne parvint évidemment pas à le gifler, c'eut été trop beau. Au lieu de ça il saisit son poignet et son bras lui apparut pour ce qu'il était : une brindille qu'il pouvait briser d'un simple geste de sa main qui le serrait déjà. Elle eut un mouvement de recul, un geste pour se débattre mais c'était peine perdue et elle abandonna la partie pour ne pas s'humilier davantage.

Brusquement il l'écrasa contre lui et son trouble s'accrut encore. Minuscule et fragile contre ce corps beaucoup plus grand, dur et puissant que le sien, elle se sentait terriblement vulnérable. Elle avait soudain la sensation d'avoir taquiné de trop près un tigre qui lui avait bondi dessus et s'apprêtait à la dévorer. Ou à l'embrasser.

Pétrifiée, elle crut vraiment qu'il allait lui donner son premier baiser là, en proie à la colère et pour le seul plaisir de lui démontrer combien il était fort et elle faible. Et contre toute attente, elle se rendit compte qu'elle en avait envie. Oui, si furieuse et terrifiée soit-elle, elle mourait d'envie qu'il l'embrasse tout de suite.

Il s'écarta brutalement pourtant et la poussa dans la direction du camp. Quelque chose dans sa voix lui glaça les sangs. Le prédateur grondait et lui donnait l'occasion de s'enfuir avant qu'elle ne puisse plus reculer. Elle lui jeta un regard, celui de la proie éperdue et terrorisée, puis prit ses jambes à son cou comme il le lui ordonnait.

Dans l'obscurité et troublée comme elle l'était, elle trébucha à plusieurs reprises, se tordit la cheville et tomba même sur les genoux, Elle ne s'arrêta pourtant qu'en atteignant le cercle des premières tentes et en retrouvant la lumière chaleureuse des torches. À bout de souffle, elle s'adossa à la rude toile de la tente la plus proche et se laissa glisser jusqu'au sol avec un sanglot étouffé. La tension la quittant peu à peu, elle se mit à trembler violemment et se recroquevilla sur elle-même, les bras serrés autour de ses genoux repliés contre elle.

Shane avait de longues minutes à mener sa mission à bien. Pour commencer, elle ne pouvait pas marcher très vite. Ensuite, il avait fallu qu'elle se fasse remarquer : on savait qu'elle était la servante de Shyrin, mais elle était si petite qu'il lui fallait à chaque fois faire des pieds et des mains pour se faire remarquer ; or elle n'allait pas gesticuler dans une tente remplie d'inconnus et de guerriers. Pour finir, il lui avait fallu trouver le type de vin sucré qu'appréciait Shyrin : elle savait d'expérience que sa maîtresse l'aurait renvoyée si elle ne lui avait pas apporté l’objet précis de son désir. Et lorsqu'elle fut enfin en possession de la coupe, impossible de retrouver la princesse sur la vaste étendue d'herbe sur laquelle elle l'avait laissée.

Shane commença à paniquer. Shyrin était incapable de voir à trois mètres devant elle, s'était égarée sans ses yeux pour la guider ? Ou bien, lasse de l'attendre, avait-elle regagné sa tente ? Pleine d'espoir et d'appréhension, elle s'éloigna d'un pas preste et bancal dans cette direction. De loin, puisqu'elle était dotée d'une vue correcte, elle put apercevoir la haute silhouette de Bhaal. Elle prit soin de le contourner. Elle avait peur des hommes en général, et de celui-ci en particulier. Il était plutôt bien fait de sa personne mais son regard avait de quoi vous glacer les sangs. Née esclave, Shane avait l'habitude des regards méprisants, mais le sien allait plus loin, teintée d'une indéfinissable perversité. Dire qu'on parlait d'union entre cet homme et sa sœur ! Le sort de Shyrin n'était peut-être pas si enviable, finalement.

Shyrin n'était pas dans sa tente et Shane paniqua pour de bon. Elle abandonna la coupe de vin sur une table et sortit en trombe, trottinant disgracieusement dans les allées du campement. Au bout de plusieurs minutes d'exploration fiévreuse, Shane retrouva sa maîtresse à l'orée du camp, prostrée contre une tente. La princesse était recroquevillée sur elle-même et tremblait violemment.
- Shyrin ! s'exclama Shane en s'écroulant à ses côtés, épuisée.
Soulagée et inquiète, elle l'entoura de ses bras.
- Que s'est-il passé ?
Elle ne pouvait pas voir son visage, mais remarqua que ses genoux étaient écorchés.

Shyrin sursauta violemment alors qu'un bras venait entourer ses épaules. Elle reconnut rapidement Shane cependant et se laissa aller contre elle, en larmes, épuisée et encore secouée. Bhaal lui avait vraiment fait peur mais aussi et surtout, il s'était révélé absolument incompréhensible. un moment il l'insultait, le suivant il faisait mine de l'embrasser puis il la rejetait et la menaçait presque. Enfonçant son visage dans le creux du cou de sa soeur, elle songea que tout cela était vraiment trop pour elle. Elle n'avait pas à supporter tout cela. Elle était une princesse, que diable ! Une héritière convoitée. Bhaal aurait du baiser le sol qu'elle foulait en suppliant qu'elle pose les yeux sur sa misérable personne.

Impossible de raconter tout ça pêle-mêle à Shane cependant. D'abord parce que c'était terriblement humiliant et ensuite parce qu'elle n'aurait même pas su par où commencer. Elle resta donc un long moment silencieuse et prostrée dans les bras de la petite esclave, laissant s'épancher ses larmes, ses regrets et sa frustration. Elles restèrent ainsi de longues minutes enlacées et puis finalement, Shyrin releva la tête et libéra une main pour essuyer ses joues humides.

- Je veux un bain.

Ainsi en avait décidé la princesse. Et elle avait l'habitude d'être obéie. Cela dit, elle voulait non seulement un bain mais aussi le partager avec sa soeur comme ça leur arrivait parfois. Toutes deux plongées dans l'eau chaude et parfumée, elles pourraient se détendre et peut-être que Shyrin lui confierait ses petits secrets pendant que Shane lui laverait les cheveux et lui frotterait le dos. Après sa mésaventure, elle éprouvait le besoin d'être proche de quelqu'un mais aussi d'être aimée et admirée. Oh, ça ne durerait probablement pas. À un moment ou à un autre, Shane allait l'agacer avec une question, une remarque, ou sa servilité, mais en attendant, elle était contente d'avoir la jeune fille auprès d'elle.

- Viens, dit-elle en se levant et en lui tendant la main.

Une fois debout, elle saisit son bras et s'appuya sur elle pour regagner sa tente où lle s'affala sur des coussins avec un gros soupir.

- Demande qu'on nous fasse un bain dans le plus grand baquet et donne moi le vin.

Qu'au moins elle n'ait pas tout perdu de sa soirée. Elle se sentait fatiguée soudain et elle ne voulait plus que son bain avant de se coucher. C'est alors que Naolan pointa son museau et sauta sur son épaule ce qui lui tira un sourire. Elle cueillit une friandise dans un plat à sa disposition et l'offrit au petit écureuil qui couina gentiment contre son cou. Une fois le bain chaud en place, Shane s'occuperait d'elle, la déshabillerait, la laverait et la masserait. Elle serait prise en main.

Shyrin resta longtemps dans ses bras tandis qu'elle la berçait légèrement. Ses tremblements s'apaisèrent bientôt, et elle finit par émettre un ordre. Shane fut enfin rassurée. La princesse retrouvait son état normal.

Clopin clopant, elle regagnèrent la vaste tente de Shyrin. Shane lui apporta la coupe de vin, qu'elle avait heureusement laissée là, et partit demander de l'eau chaude. Elle ne s'absenta qu'à peine une minute cette fois. Quand elle réapparut, sa sœur jouait toujours avec son stupide écureuil. 

Avec la douceur et la dextérité que lui conféraient l'amour et l'habitude, Shane aida Shyrin à se dévêtir. Les vêtements glissèrent au sol les uns après les autres et elle fut rassurée de ne voir aucune mauvaise marque sur son corps. A part l'écorchure des genoux, il était toujours aussi parfait, souple et doré. Pas comme le sien, blanc et un peu mou, qu'elle dévêtit alors que la princesse entrait dans le bain moussant apporté par les esclaves.

Les sels de bain n'étaient pas ceux qu'elles utilisaient d'habitude et Shane espéra que sa sœur n'allait pas faire un scandale. Mais sa mésaventure devait l'avoir éprouvée, car elle ne dit rien. A peine fut-elle entrée dans le baquet que Shyrin se blottit, de dos, entre ses jambes, et posa sa tête sur sa poitrine.

Le message étant plutôt clair, Shane fit couler de l'eau chaude sur les cheveux de la princesse pour les lisser en arrière. Puis elle remplit ses mains de mousse et commença à lui masser la tête à petits gestes circulaires. Même si ça n'était pas elle qui se faisait cajoler, l'expérience était agréable et la jeune fille sourit. Cela faisait longtemps qu'elles ne s'était pas baignées ensemble, et elle se réjouit de cet instant de complicité.

Les yeux clos, Shyrin profitait pleinement du massage de Shane, de la douceur de cet instant et de la tendresse de sa soeur. Pas un instant au cours de sa vie il ne lui était venu à l'idée qu'elle aurait pu lui rendre la pareille. Bien sûr, plus jeune, elle l'avait parfois lavée elle aussi, mais plus pour s'amuser comme on jour à la poupée que pour être réellement gentille et attentionnée. Elle ne s'en rendait même pas compte. Shane devait être heureuse de s'occuper d'elle ainsi, non ?

Enfin elle oubliait un peu de cette peur viscérale et incompréhensible qui l'avait fait frissonner tout à l'heure, lui glaçant les sangs d'une manière qu'elle n'aurait pas cru possible. Enfin elle oubliait un peu Bhaal Fanel et son insupportable arrogance. Elle resta là, à se faire dorloter pendant un bon moment, puis finalement, les yeux toujours clos, consentit à confier quelques bribes de ce qui s'était passé à Shane.

- Bhaal Fanel m'a trouvée sur la colline, là où je t'attendais...

Elle marqua une pause, se tortilla légèrement puis se réinstalla confortablement contre le corps tiède de sa soeur avant de poursuivre, la voix toujours basse pour n'être entendue que d'elle.

- Je crois qu'il n'est pas un homme bon. Il me fait un peu peur...

Pas question de lui raconter comment elle avait hurlé et même tenté de le frapper, comment elle s'était sentie horriblement vulnérable. Au contraire, il valait mieux embellir le tableau, se vanter pour oublier à quel point elle était terrifiée.

- Cela dit, il est plutôt bel homme, non ? Il m'a presque embrassée, tu sais...

Elle avait retrouvé un léger sourire et son ton de princesse, mais ses yeux restaient fermés.