Sous l'effet de ses caresses, Shane sentit sa sœur se détendre. La princesse resta longtemps silencieuse, mais elle n'osa pas l'interroger à nouveau sur les événements précédents. Elle savait d'expérience qu'elle obtiendrait plus facilement des réponses en les laissant éclore qu'en les sollicitant ; Shyrin n'aimait pas être sollicitée, pas par ceux qui la servaient.

Shane avait vu juste, de même que sur son intuition concernant Bhaal Fanel.
- Il est bizarre... approuva-t-elle dans sa tête, gardant cette pensée pour elle.
Shyrin allait peut-être devoir l'épouser, alors elle ne voulait pas lui faire peur. Quelles misères avait-il bien pu lui faire, pour qu'elle se mette dans un état pareil ?

L'inquiétude la saisit, mais alors sa sœur ajouta :
- Il m'a presque embrassée, tu sais...
Et son ventre se serra pour d'autres raisons.

Shane n'avait jamais embrassé personne. Et surtout, personne ne l'avait jamais embrassée. On lui avait bien fait comprendre qu'à son âge, les petites esclaves étaient déjà passées à la casserole. Mais elle était la servante et la demi-sœur de Shyrin, alors personne n'osait lui faire du mal - de même qu'elle avait échappé aux aiguilles.

- C'est vrai ?! Ça fait comment ? s'enflamma-t-elle, oubliant le massage, oubliant le "presque" et l'effroi que suscitait Fanel.
L'espace d'un instant, elle imagina les lèvres blanches d'Ava frôler les siennes, et devint aussi rouge qu'il était possible de l'être.

Agacée par l'attitude puérile de Shane et surtout par le fait qu'elle avait cessé de s'occuper d'elle pour l'interroger, Shyrin ouvrit les yeux, toute prête à la réprimander vertement. En tournant à demi la tête, elle découvrit alors avec stupéfaction que la petite esclave avait viré à l'écarlate, comme si elle cachait un vilain secret. Se réinstallant avec un soupir, elle fit un petit geste de la main pour lui indiquer de continuer à la masser tout en lui répondant finalement plus gentiment que prévu.

- J'ai dit "presque". Il s'est arrêté avant, précisa-t-elle. Sans doute par respect et déférence envers moi.

Ou alors parce qu'il l'avait pratiquement traité d'allumeuse et lui avait rappelé sans ménagement que n'importe quel homme pouvait la violer à force de la voir se pavaner. Elle se raidit légèrement à cette idée mais la chassa tout aussitôt. Aucun homme du clan Cardia ne se risquerait à lever la main sur elle, c'était une certitude. Quant aux autres... Ils ne voulaient certainement pas déclencher une nouvelle guerre de clans alors qu'il fallait se battre contre les duchés. Non, non, il avait essayé de lui faire peur pour une raison qui lui échappait. Ou peut-être était-ce une manière maladroite de lui faire savoir qu'il la désirait ardemment ? Oui, ça devait être ça. Fière de sa trouvaille, elle se rengorgea avec un petit sourire de satisfaction. Elle n'avait pas oublié Shane pour autant et referma les yeux pour l'interroger, en toute innocence bien sûr.

- Personne ne t'a embrassée, je le sais, sinon tu me l'aurais dit. Mais à qui as-tu pensé pour être aussi rouge ? As-tu vu quelque chose que tu n'aurais pas du ? Ou alors, c'est qu'il y a un homme qui te fait de l'oeil ? Tu sais que tu dois tout me dire, c'est comme ça entre soeurs...

Comme si elle lui racontait tout, elle... Elle n'avait même pas conscience de se servir de leur lien pour obtenir ce qu'elle voulait. Pour elle, il était si naturel que Shane lui abandonne toute volonté et s'en remette à elle pour tout. C'était elle l'aînée, elle la princesse, elle la maîtresse. Elle devait bien s'occuper de son esclave avait dit son père. Alors elle traitait bien Shane, mais en échange, elle voulait sa totale confiance et toutes ses confidences. De toute façon, une romance entre esclaves, ça ne pouvait pas aller bien loin, pas vrai ?

Shyrin se retourna et la surprit. Shane devint plus rouge encore, à supposer que cela fut possible - elle avait si chaud qu'elle aurait pu faire bouillir l'eau du bain. Elle tâcha néanmoins de se reprendre et recommença à masser le crâne de sa sœur.

Shyrin faisait sa curieuse, sa surprise indignée, comme s'il était inimaginable qu'elle aie une vie à elle. Mais la princesse n'excluait pas qu'un homme l'ait courtisée. Elle. L'esclave au pied boiteux. Shane s'en sentit curieusement flattée.

- Il n'y a rien. Je me demandais juste... balbutia-t-elle. Tu sais bien que personne ne s'intéresse à moi.
C'était triste, mais quelques fois, comme celle-ci, cela lui sauvait bien la mise !

- C'est que tu es encore trop jeune, affirma Shyrin, très sûre d'elle. Et puis évidemment il y a le fait que tu boites, mais bon...

Elle s'enfonça un peu plus dans l'eau, s'abandonnant avec un léger soupir de plaisir aux massages de Shane.

- Si les hommes sont tels que je crois qu'ils sont, ce n'est pas ton pied qui les arrêtera s'ils veulent te séduire.

À cette idée, elle fit une légère moue. Finalement cette idée ne lui plaisait pas. Shane n'avait pas à attirer l'attention sur elle. Les hommes ne devaient regarder qu'elle, Shyrin, la princesse. Le monde entier devait être à ses pieds à elle.

- Enfin de toute façon, tu ferais mieux de ne pas t'enticher du premier venu parce que si j'épouse Bhaal Fanel un jour, tu devras venir avec moi là où il voudra vivre.

Elle avait retrouvé son assurance et son arrogance naturelles. Nul doute que Bhaal devait désirer l'épouser, comme tous les autres hommes du monde. Un léger frisson la parcourut cependant à l'idée de lui appartenir un jour. Il avait eu l'air si... menaçant. Il n'avait pas cessé de se moquer d'elle, de la gronder comme une fillette. Il lui avait réellement fait peur. Glissant un peu de côté dans le baquet, elle se cala encore plus étroitement contre Shane, les yeux de nouveau clos.

- Tu dormiras avec moi, ce soir.

- C'est que tu es encore trop jeune, dit Shyrin, et Shane eut une moue sceptique que sa sœur ne put voir.
Elles avaient à peine un an de différence et, par plusieurs aspects, elle était bien plus mature que la princesse. Son pied lui paraissait une explication plus valable. De toute façon, personne ne lui plaisait particulièrement non plus. Sauf...

-... tu ferais mieux de ne pas t'enticher du premier venu parce que si j'épouse Bhaal Fanel un jour, tu devras venir avec moi là où il voudra vivre, poursuivit Shyrin, et Shane se figea à nouveau.
Mais ce n'était pas la chaleur qui l'envahissait cette fois. Cette idée lui glaçait les sangs !
Bien sûr, elle savait qu'il était possible que Shyrin épouse Fanel. Mais elle n'avait pas songé qu'il deviendrait alors, du même coup, son propre maître... Et cela changeait tout.

Elle se mit à trembler de peur et entendit à peine l'injonction de sa sœur.
- Tu... balbutia-t-elle, au seuil de la panique. On dit qu'il maltraite ses esclaves... qu'il...
Qu'il avait tué ses parents et violé sa sœur ! Mais elle n'osa pas le dire. C'était trop horrible, et Shyrin lui reprocherait sans doute de prêter l'oreille à pareils racontars. Mais les traitements qu'il infligeait à ses gens ne souffraient pas le doute...

Shane se mit à trembler et s'agiter, dérangeant le repos de sa princesse de soeur. Les sourcils froncés, Shyrin se redressa pour faire face à sa soeur en croisant les bras sur sa poitrine.

- Qu'est-ce que tu racontes ? Tu perds la tête ou quoi ?

Devant la terreur manifeste de la petite esclave toutefois, elle se prit à douter et un élan de compassion - rarissime chez elle - la saisit. S'appuyant à son tour contre le bord opposé de la baignoire, elle attira Shane contre elle pour la cajoler comme un petit animal effrayé.

- Je ne laisserai personne te faire du mal, voyons, tu le sais pourtant... Tu es à moi... Notre père nous a chargées de prendre soin l'une de l'autre...

Il était tout aussi rare qu'elle rappelle à voix haute qu'ils avaient le même père et quel devoir lui incombait en tant que maîtresse d'esclave, mais elle se sentait d'humeur tout particulièrement généreuse ce soir. Elle souffla avec un soupir sur la mousse qui coulait sur sa joue.

- Ne t'inquiète pas pour mes cheveux, je vais demander à quelqu'un d'autre de les rincer, annonça-t-elle, magnanime. NAÏAAAAA !

Une autre esclave parut rapidement après son appel. Naïa n'était pas Shane certes, mais elle ferait l'affaire pour le moment. Elle lui commanda de lui rincer les cheveux rapidement et de les laisser tout en continuant à câliner sa demi-soeur. Dès qu'elle fut repartie toutefois, elle repoussa en douceur Shane vers l'autre bord de la baignoire et lui tendit la jambe pour qu'elle masse son pied en même temps qu'elle parlait.

- Raconte moi les rumeurs, ordonna-t-elle sans brusquerie mais d'un ton qui ne souffrait pas la contradiction. Elle voulait avoir les cartes en main avant de se lancer dans ses plans d'avenir.

Shane se laissa aller contre sa sœur. Sa mère n'avait pas été tendre avec elle, c'est Shyrin qui l'avait surtout câlinée comme une poupée, lorsqu'elles étaient enfants. C'était devenu rare à présent, pourtant elle retrouva aussitôt ce coin tendre de l'épaule, contre la poitrine nouvelle, où poser sa joue.

Ses gestes étaient doux, ses paroles étaient douces, mais pouvait-elle vraiment faire confiance à la princesse pour la protéger ? Si Shyrin épousait Bhaal, toutes ses possessions passeraient à son mari, et elle deviendrait sa propriété.

Naïa parut, s'occupa de sa tâche puis repartit. Shyrin la repoussa doucement et lui tendit son pied à masser. Il était temps de se reprendre. Shane ravala son angoisse et se concentra très fort sur ses lignes plantaires, où elle imprima ses doigts. Elle y était très douée et arrachait d'ordinaire à sa sœur des soupirs de plaisir. Mais elle doutait que sa réaction soit la même lorsqu'elle lui aurait dit ce qu'elle avait à lui dire...

- On dit chez les esclaves... murmura-t-elle sans la regarder, que les marchands Fanel ont disparu dans des circonstances... bizarres. Et que sa sœur... les marques sur son visage... c'est lui qui les aurait faites.

Elle frissonna et ajouta, plus sûr d'elle :
- Il fouette aussi ses gens.
Mais c'était des esclaves, et elle n'était pas sûre que Shyrin trouverait cela si gênant.

Mal à l'aise malgré le massage aussi bienfaisant que d'habitude, Shyrin se tortilla un peu dans le baquet. Elle finit par retirer son pied des mains de sa soeur pour ramener ses jambes contre elle, indécise.

- Je ne peux pas le croire, murmura-t-elle, les yeux dans le vague.

Mais malgré ses dénégations, l'idée faisait son chemin dans son esprit. Elle devait bien reconnaître que ça collait assez au portrait de l'homme qui l'avait terrifiée dans la nuit de Chalcèdes, qui l'avait grondée, moquée et méprisée avant de la renvoyer en la menaçant.

- Ce ne sont que des racontars de jaloux... Sans doute ses esclaves sont-ils fort indisciplinés...

Elle refusait encore de voir cette réalité mais elle savait bien, au fond d'elle, que les esclaves étaient tels que leur maître faisait en sorte qu'ils soient. Chez les Cardia, les esclaves n'étaient jamais fouettés parce qu'ils étaient obéissants et dévoués, parce qu'ils étaient bien traités et n'avaient pas à se plaindre des maîtres. Troublée, elle se leva d'un coup et sortit du baquet sans se soucier de mettre de l'eau partout sur les tapis qui couvraient le sol.

- Sèche moi, ordonna-t-elle sans réussir à regarder Shane en face.

Si ce qu'elle disait était vrai, la situation était bien pire que ce qu'elle avait envisagé. Car il fallait se rendre à l'évidence : Hobes était satisfait de ce projet d'union même s'il était encore flou. Personne d'autre n'était assez haut placé, assez charismatique, pour épouser son héritière. L'union de leurs deux clans serait un pas immense pour la Chalcèdes, ils écraseraient les duchés. En somme : elle devait épouser Bhaal pour l'avenir de sa nation. Mais si jusque là elle l'avait envisagé avec un certain plaisir, elle doutait à présent de plus en plus. Allait-elle devoir se sacrifier à un tyran ?