Iris aimait les matinées comme celles-ci, synonymes de liberté. Le temps maussade ne parvenait pas à assombrir son humeur. Sans client à cajoler, ayant fait chou blanc la veille, elle s'était levée de bonne heure et revenait tout juste d'une longue promenade au bord de l'océan. Elle s'était vêtue en conséquence et, sous le pantalon de grosse toile trempé par les hautes herbes, la veste tout aussi rudimentaire et les cheveux emmêlés par le vent, on avait peine à deviner la fille de Châtiment.

On aurait dit un garçon banal et, à mieux y regarder, un jeune Outrîlien. Sans la protection de son sexe réputé faible, elle s'attirait parfois des animosités et il était arrivé que l'on crie au pirate sur son passage. Aussi marchait-elle d'un pas élancé, le regard rivé sur le pavé, connaissant par cœur la route qui menait au Nid et plus particulièrement ce quartier qu'elle avait longtemps écumé.

Elle dépassa sans trop y prendre garde une silhouette féminine chatoyante comme un perroquet. Mais peu lui importait les nippes d'autrui, aussi vives soit-elles. Elle n'avait pas l'intérêt de la Maquerelle pour le décorum. Il fallut que retentisse dans la ruelle le rire de l'inconnue pour qu'elle jette un coup d’œil en arrière.

Le tatouage frappa son attention et son esprit en tira les conclusions. On lui avait parlé de cette femme colorée au visage tatoué. On l'avait vue racoler dans le quartier, bafouant ouvertement le territoire de Châtiment. Mais ça n'était arrivé qu'une fois et on se contentait désormais de la garder à l’œil. Elle n'était pas difficile à repérer. Mais pourquoi riait-elle ainsi ?

Iris s'arrêta net et la dévisagea franchement, de son regard noir et salé par le vent. Son attitude était presque menaçante. Ce rire, ce rire léger et ridicule semblait la narguer. Il lui importait peu qu'elle chasse sur le territoire de Châtiment. Elle n'était pas en charge de protéger son empire, et ne se sentait pas menacée par une fille de la rue.

Mais voilà : si la catin s’obstinait, elle serait soit molestée soit embrigadée par la Maquerelle. Iris penchait pour la deuxième solution : elle l'imaginait bien ajouter une Chalcédienne dans sa collection. Car n'était-ce pas ce que ce tatouage signifiait ? Une ancienne esclave ferait à coup sûr travailler les imaginations. Or Iris tenait à demeurer le seul produit "exotique" du bordel. Ce n'est pas que cela lui plaisait, mais cela faisait tourner le commerce, et elle n'était pas prête à laisser une place qu'elle avait chèrement payée. 

En un instant, la jolie passante devint une dangereuse arriviste, et son rire sonna comme un glas narquois.

- Qu'est-ce qui est si drôle ? lâcha l'Outrîlienne immobile, les traits raidis par la colère - et on eut crû qu'elle allait lui sauter à la gorge.

- Non mais 'faut pas t'mettre dans un état pareil, mon gars, répondit l'inconnue, et Iris fut surprise.
Elle n'aurait pas pensé qu'une femme ne la reconnaisse pas, qui plus est une consœur. Un consœur, vraiment ? La suite sema le doute dans son esprit.

Déjà, parce qu'avec sa compréhension limitée d'Outrîlienne et l'accent de la Chalcédienne, elle ne comprit pas grand chose à cette histoire de forge et de forgeron. Elle ne saisit que la dernière phrase, somme toute la plus utile : certains avaient trop d'imagination, et elle était bien placée pour le savoir.

Les langues se seraient-elles trompées sur le compte de la femme colorée ? Faisait-elle autre chose que chasser dans le quartier ? Iris plissa les yeux et la scruta. Elle réfléchissait tant et si bien qu'elle prêta à peine attention à ses dernières paroles. Une chose est sûre, elle en aurait le cœur net, quitte à employer des manières douteuse. La fille la prenait pour un homme ? Eh bien, elle allait en profiter.

Changeant radicalement d'attitude, elle s'avança d'un pas chaloupé et murmura :
- Alors comme ça t'es forgeron ? Mmh...
Elle la dévisagea de haut en bas.
- Tu serais pas plutôt dans l'vêtement ? Je veux dire... dans l'enlevage de vêtements ?

Et elle tendit la main pour caresser le menton de la belle.

La fille lui montra une maison de passe, repoussa ses avances et balaya ses soupçons. Ainsi elle n'était pas une putain ? Ces couleurs tape à l’œil n'avaient-elles pour autre but de que montrer ses talents de teinturière, "et rien d'plus" ?

Ma foi, c'était crédible. Iris se sentait soulagée et, inexplicablement, aussi un peu vexée par la rebuffade de l'inconnue. Un gringalet efféminé ? Son orgueil viril en était blessé, alors qu'elle se prenait à son propre jeu.

- C'est qu'on sait jamais avec vous autres les esclaves, rétorqua-t-elle, avec mesquinerie mais sans méchanceté.
- Tu me laisserais t'accompagner ? Promis je te ferai rien.
Elle voulait juste s'assurer que la fille ne la roulait pas dans la farine...

Oups. Elle l'avait vraiment mise en rogne avec son histoire d'esclaves. Déjà la fille aux couleurs s'éloignait d'un pas furibond, prête à la planter là. Et c'est ce qui allait se passer si elle ne réagissait pas !

- Hé ! protesta Iris, mais elle ne savait pas quoi dire.
Elle voulait en avoir le cœur net, même si elle ne doutait plus vraiment. Et puis, elle regrettait d'avoir blessée l'inconnue, dont le caractère bien trempé finissait par lui plaire.

- Je m'excuse, d'accord ? reprit-elle avec un geste d'impuissance. Oublie ce que j'ai dit sur les esclaves. Je le pensais même pas, tiens, regarde...

L'autre s'était arrêtée, peut-être par curiosité. L'Outrilîenne s'approcha doucement et retroussa sa manche jusqu'au dessus du coude. Un sourire brillant traversa son visage.
- Moi aussi, j'en ai un...

Sur son bras s'enroulaient des loutres joueuses, gravées à l'encre noire.

La fille regarda son tatouage, regarda son visage et la démasqua. Iris réprima une moue déçue : s'en était fini de sa petite comédie. Mais elle n'était pas bonne à l'exercice, et elle n'avait pas que ça à faire. Alors tant pis.

- Eh ben, il était temps. J'allais presque me vexer, crâna-t-elle en libérant du col de sa veste la lourde masse de sa chevelure.
Elle essaya de la secouer élégamment pour assoir son pouvoir féminin, mais ne parvint qu'à déplacer sur l'autre épaule le paquet de cheveux emmêlés. Elle se sentit un peu ridicule. Pas facile de jouer l'Oiselle en costume de martin-pêcheur...

- Je travaille pour Châtiment, expliqua-t-elle, cartes sur table. Je suis sûre que tu la connais. En tout cas, elle, elle t'a remarquée.
Ohla ! Que l'autre n'aille surtout pas s'imaginer que la Maquerelle la voulait pour elle !
- Tu vois, elle aime pas trop qu'on aille forgeronner dans sa forge, précisa-t-elle, à nouveau menaçante.

La fille se moquait d'elle, pire, la perçait à jour. Iris sentit son dédain, et cela la rendit encore plus hargneuse. Comme un animal blessé.

- Tu peux traverser, gronda-t-elle. Mais c'est tout. T'avises pas d'aller faire des trucs dans les coins. On t'a à l’œil.

Elle se demanda pourquoi elle protégeait ainsi les "plates-bandes" de Châtiment. Rien ne l'y obligeait, si ce n'est son sentiment d'insécurité. Cela la rendit triste, comme une occasion manquée.

Qui sait : peut-être l'inconnue aurait-elle été de bonne compagnie, en d'autres circonstances...!

Soudain pressée, la tatouée prit congé. Tant pis. Tant mieux. La manœuvre était éventée, elles n'avaient plus rien à se dire.

Iris ne sut trop comment interpréter le bout de tissu qu'elle lui avait donné. Espérait-elle le faire passer à Châtiment, friande des beaux vêtements ? Ou était-ce simplement pour se moquer à nouveau de sa piètre allure ?

Dans le doute, l'Outrîlienne se moucha bruyamment dans l’œuvre de la teinturière, avant de la fourrer dans sa poche. Une façon de lui signifier tout à la fois qu'elle déclinait ses avances commerciales et se fichait bien de ce qu'elle pouvait penser.

Puis, sans un mot de plus, elle tourna les talons et s'en fut. Ça n'était pas la route du Nid, qu'elle finit par regagner par un chemin détourné. Là, elle se hâta de prendre un bain pour démêler ses longs cheveux salés.

Et, songeuse, nettoya la pièce d'étoffe qu'elle conserva, sans trop savoir pourquoi.