Après plusieurs semaines de voyage, Aimée se sentait comme un vieil aventurier qui avait parcouru le monde. Elle ne rêvait plus que d'oublier qui elle était pour effectivement partir à la découverte de tout ce qu'elle ignorait encore, et par Eda il y avait de quoi faire ! Pourtant, ce voyage lui avait aussi rappelé son rôle et lui en avait appris de nouveaux aspects. Partout où elle passait, elle n'était pas seulement une voyageuse, elle était la Reine-servante, elle représentait la couronne et se devait de recueillir - ou au moins d'écouter ! - l'avis et les conseils de chacun. Partout, on l'attendait et l'on attendait certaines choses d'elle, en bien ou en mal. Évidemment, elle avait eu besoin d'un temps d'adaptation, de quelques ajustements, et des conseils avisés de son entourage. Mais pour finir, elle avait l'impression d'avoir à présent pleinement endossé son rôle hors de la sécurité des murs de Castelcerf.

Ils avaient franchi depuis peu la frontière d'Haurfond et avançaient à un bon rythme en direction de Castelorme, la capitale perdue de Rippon. Elle avait compris finalement à quel point Chiara Lunabille avait pris comme un affront personnel la division de Rippon et la perte de son foyer. Si elle avait cru à une manœuvre politique exempte de sentiments au départ, elle avait fini par y voir, comme la duchesse vingt ans plus tôt, la blessure intime que cela avait représenté. Elle n'avait pas pour autant développé une grande compassion à l'égard de la hautaine duchesse qui, depuis, envahissait bien trop son propre foyer pour qu'elle éprouve une quelconque indulgence à son endroit. Ses premières impressions et ses sentiments avaient néanmoins changés à force de côtoyer cette femme et sa suite.

Au fil du voyage, elle s'était également rapprochée - si c'était nécessaire ou possible - de son cousin Hobes. Particulièrement attachée à lui depuis sa naissance, elle lui avait laissé plus d'espace pour devenir un homme et s'était de son côté raccrochée à Espoir, son autre moitié. Au cours de ce voyage cependant, ils avaient beaucoup passé de temps ensemble, ils avaient beaucoup échangé, de manière intime et prolongée. Le jeune homme avait pris une place importante, comblant en partie le vide laissé par l'absence d'Espoir, même si ce dernier était lié à elle par l'Art. Ils avaient prévu ce soir-là de dormir dans un relais assez important avec assez de chambres pour tout le monde. les éclaireurs avaient confirmé qu'ils étaient attendus pour souper et la princesse s'en réjouissait, déjà affamée alors que la soleil baissait à peine sur l'horizon. Talonnant sa monture, elle approcha de Hobes.

- On arrive bientôt, tu crois ?

Quand elle s'adressait à lui, le chalcédien ui venait naturellement aux lèvres mais elle se rendit compte qu'il n'était peut-être pas si prudent et bienvenu de parler cette langue en Haurfond, aussi baissa-t-elle la voix.

- J'ai déjà faim... Pas toi ?

Aimée éclata d'un rire franc et léger. Avec Hobes au moins, elle n'avait pas à se comporter en princesse à chaque instant. il ne s'offusquait ni de ses tenues, ni de ses manières, moins encore de sa manière de parler.

- Mon cul s'en remettra, mais je ne vais pas tarder à mordre quelqu'un si on ne me nourrit pas très prochainement !

Elle rit encore, ravie de leur intimité et de leur complicité, toute chalcédienne qu'elle soit. Elle était si contente de retrouver en lui un ami à présent qu'ils étaient adultes qu'elle n'avait pas saisi les luttes qui se jouaient en lui pour trouver sa place comme soldat, comme adulte et bien d'autres choses encore.

Devant sa question, elle commença par s'assurer une fois encore que personne ne pouvait les entendre en regardant tout autour d'eux. Même s'il n'y avait que sa tante Shane parmi le reste de la troupe qui pouvait les comprendre, elle avait promis de se montrer prudente, voire méfiante, et elle tenait parole.

- Artiser, répondit-elle d'un coup en reportant son regard sur la route qui s'étendait devant eux. Et approcher autant que possible.

Elle jeta un nouveau coup d’œil autour d'eux puis baissa les yeux.

- Je voudrais vraiment pouvoir traverser la frontière et trouver notre grand-père, mais je ne sais pas si ce sera possible...

Aimée avait pu se baigner et se changer et même profiter d’un court repos avant le souper dans cette auberge très bien tenue. Elle se rendait bien compte qu’elle bénéficiait d’un traitement de faveur mais elle n’en éprouvait aucun remord. La Couronne payait ce voiyage et s’assurait du bien-être de tous ceux qui y participaient, elle n’avait pas à rougir de profiter de son statut.

Après un agréable souper aux côtés de sa tante qu’elle aimait tout particulièrement et qui prenait plaisir à évoquer souvent sa mère avec elle, elle était restée à table sous un prétexte quelconque et avait pu recommander une pinte de bière légère. Taebryn la surveillait, elle le savait, et cela suffisait à lui donner une confiance en elle encore plus grande que d’ordinaire. Quand Hobes la rejoignit, elle sourit largement et reprit tout naturellement le fil de la conversation en chalcédien qu’ils avaient commencée un peu plus tôt.

- J’en serais très étonnée.

Souriante malgré cela, elle trinqua avec son couin et but une gorgée de bière avant de reprendre, toujours dans sa langue maternelle.

- Il faudra convaincre Taebryn de nous accompagner, sans quoi je crains bien quil me ramène à Castelcerf sur son épaule comme un sac de grain. Mais il craindra sûrement la colère de mon père et même peut-être celle de ta mère... Il faudrait trouver le moyen de l’attendrir...

Aimée jeta un coup d’oeil autour d’eux comme Hobes élevait la voix, mais tout le monde était occupé à ses affaires et personne ne faisait attention à elle et à sa conversation avec son cousin. Sauf peut-être Taebryn. Mais elle s’était curieusement fort bien habituée à son oeil lointain et pourtant perçant. Elle ne le craignait pas et éprouvait néanmoins pour lui une forme de respect inexplicable. Parce qu’il avait été autrefois le chaperon d’Acuité ? Parce qu’il avait toujours eu l’estime de sa tante et de sa mère ? Parce qu’il était le protecteur d’Espoir et le représentant de son ami auprès d’elle ? Allez savoir. En tout cas, elle s’inquiétait plus de ses réactions que de celles du reste de son escorte. Avec lui, c’était personnel.

- Si les soldats savent que nous traversons la rontière, ils voudront venir. Or s’ils viennent, tout tournera au désastre avant que j’ai pu dire « Reine-servante ».

Même si elle connaissait leur formation, leur intégrité et leur sérieux, même si elle avait toute confiance en Orage, des soldats restaient des soldats, et les ressentiments avaient été exacerbés par les récentes attaques à la frontière. Elle ne pouvait pas courir le risque de déclencher un incident diplomatique. En attendant, elle pouvait effectivement s’assurer de la loyauté de l’escorte à son endroit, même si elle la savait déjà plus ou moins acquise. Elle ne pouvait rivaliser avec son père, le Roi, mais elle poivait tout de même se faure aimer plus encore que par sa bonne mine et sa bonne tenue lors de cette expédition. Il ne suffisait pas de monter à cheval parmi eux, il fallait payer à proportion de son rang, elle en était consciente. D’un signe discret au tenancier, elle l’appela auprès d’elle et lui glissa à l’oreille que les consommations des soldats pour la soirée seraient reéglées par sa cassette personnelle. Les gardes l’apprendraient, Orage aussi. Et apprécieraient le geste de gratitude, elle l’espérait. Suffisamment en tout cas, pour détourner les yeux quand elle le leur demanderait. C’était un premier pas, quoi qu’il en soit.

- À quoi penses-tu ? Interrogea-t-elle alors son cousin.

- Je sais, sourit la Reine-servante, inconsciente d'avoir froissé son cousin par son geste. Mais à défaut de pouvoir boire avec eux, je participe ainsi à leur soirée. C'est comme une main tendue.

Amusée et galvanisée par l'enthousiasme de Hobes, Aimée en était aussi flattée, comme si elle détenait réellement le pouvoir de faire ce qu'elle voulait. Mais elle savait que ce n'était qu'une illusion. Tout comme elle était parfaitement consciente que la loyauté des soldats à son égard s'arrêterait net s'ils se rendaient compte qu'elle transgressait un interdit de son roi de père. Ils n'étaient pas assez fous ni amadoués pour oublier qui payait leur solde et qui dirigeait ce royaume. Elle porta son verre à ses lèvres pour faire passer le nœud d'appréhension qui s'était formé dans sa gorge.

- Je n'en ai pas la moindre idée, admit-elle alors en revenant à son cousin, la mine désolée.

Même si elle savait ce qu'elle voulait faire, même si elle en avait le courage, elle n'avait pas réussi à mettre sur pied un plan viable. Elle baissa les yeux, déçue elle-même de décevoir le jeune homme.

- Peut-être que si je prétends être malade quelques jours, on me fichera assez la paix pour que je m'éclipse avec toi... Mais jamais ta mère n'acceptera de rester à l'écart...

Sa tante Shane serait la première à son chevet si elle tombait malade, c'était une évidence.

- Ou alors, il faut convaincre ta mère et Orage du bien-fondé de cette incursion en territoire chalcédien. Il faut que nous y allions tous... Mais sans déclencher d'incident diplomatique...

Abattant ses deux mains sur sa tête, elle souffla un grognement rageur. Rien ne lui semblait valable, elle ne faisait que ressasser les mêmes idées encore et encore sans réussir à leur trouver plus de valeur.

Toujours la tête basse et ses deux mains posées dessus comme une pleureuse désespérée, Aimée n’eut pas besoin de voir le geste de son cousin pour comprendre qui il désignait par ce elle un peu mystérieux et aux accents sulfureux. Elle releva subitement la tête et darda sur Hobes un regard farouchement déterminé.

- Jamais ! Je n’ai aucune confiance en cette femme qui a tout intérêt à me voir disparaître ou commettre des erreurs...

Outre le fait qu’elle avait promis à Espoir de se méfier d’elle, elle avait compris depuis longtemps que la machiavélique duchesse n’avait aucune intérêt à laisser la Reine-servante briller ou prendre trop de place alors même qu’elle venait de vendre sa fille au roi et espérait sans doute quelque héritier pour semer la discorde dans la succession. Quoi qu’il en soit, elle ne pouvait accorder la moindre confiance à Chiara Lunabille, moins encore à ses accointances réelles ou supposées en Chalcèdes.

- Non, je crois que notre seule solution est de convaincre ta mère de mon désir sincère de découvrir la terre de nos ancêtres.

Ce qui ne devrait pas être difficile étant donné que c’était la plus stricte vérité.

- Et de convaincre Orage que déroger légèrement à ce qui est prévu ne mettra pas en péril l’avenir de tout le royaume...

Ce qui serait nettement plus difficile, elle en convenait. Cet homme n’avait pas mérité la confiance de son père par hasard. Un coup au carreau de la salle d’auberge lui fit brusquement lever la tête. C’était passé inaperçu pour la plupart des autres convives mais elle s’était sentie appelée. Sûre d’elle et de son instinct, elle se leva et rejoignit la croisée qu’elle ouvrit sans la moindre méfiance.

Là, sur le bord, reposait une ravissante bergeronnette au ventre jaune vif et qui la fixait d’un oeil curieux. Plongeant la main dans la poche de sa culotte, elle en sortit les reste émiettés du pain aux fruits secs de son petit déjeuner qu’elle lui tendit sur sa paume ouverte. Par quel miracle ou mauvaise habitude, y avait-il toujours de quoi manger dans ses poches, c’était un mystère. Et pas très royal à en croire les regards blasés de ses femmes de chambre quand elles ramassaient ses vêtements.

Après quelques instants, l’oiseau finit de picorer sa paume et s’envola sans plus de cérémonie. Aucun de leurs rangs n’avait de sens pour les animaux, s’était-elle rendue compte au fil de ses échanges avec ceux qui se laissaient approcher. Aussi s’était-elle facilement accoutumée à être traitée comme n’importe quel humain bipède lors de ces rencontres. Frottant sa paume, elle revint à table et finit sa chope d’un trait, les yeux encore un peu dans le vague.

Aimée leva des yeux surpris sur son cousin, comme si elle avait oublié le son de sa voix.

- Hein ? Oh non ! Non, elle a été envoyé par Givre pour me transmettre un message. Elle n’était pas très heureuse de servir de messager à des humains, d’ailleurs. Je suis même étonnée qu’elle l’aie fait.

Tripotant sa chope à présent vide, elle marqua une pause, les sourcils froncés, avant de reprendre ses explications.

- Il va falloir que je trouve une bête qui migre dans l’autre sens pour envoyer la réponse à Castelcerf, ça va être coton...

Elle leva franchement les yeux au ciel puis se décida à se remuer les fesses et à quitter sa chaise. Le sourire lui était revenu comme elle prenait congé du jeune homme.

- Demain je parlerai à ta mère, ça ne devrait pas vraiment la surprendre.

Depuis la mort de sa propre mère, en effet, elle avait été plus encline à se montrer curieuse quant à ses origines et aux mystères qui entouraient les terres chalcédiennes. Elle souhaita une bonne nuit à son cousin puis à la tablée de soldats et emprunta enfin l’escalier pour aller se mettre au lit même si son esprit tournoyant dans tous les sens ne lui laisserait certainement pas prendre beaucoup de repos. Elle mourait d’envie de parler à Espoir et songea que peut-être elle pouvait tenter de l’artiser. Une fois l'idée arrivée dans sa tête, impossible de l’en sortir. Elle s’assit donc en tailleur sur son lit en chemise et envoya son esprit à la recherche de celui de son meilleur ami.