Discrète rougit de manière charmante. Vainqueur devait bien reconnaître qu'elle avait tout ce qu'il fallait pour plaire à son fils. Lui-même, au même âge, l'aurait trouvée jolie, même s'il n'avait jamais été un coureur de jupons. Il ne lui vint pas à l'esprit qu'elle était à peine plus jeune que sa nouvelle Reine. Discrète lui semblait être encore une enfant. Et une part de lui considérait encore le prince Chance, son petit dernier, comme un enfant. Une pensée que ne contredisait guère le caractère rieur du jeune homme, et la complicité qu'ils partageaient encore.

Le Roi étouffa un éclat de rire, que sans doute Discrète ne comprit pas. Chance ne lui semblait guère écrasé par ses devoirs de prince. Quels pouvaient-ils être ? Chasser, festoyer, faire les jolis cœurs ? Il est vrai que le jeune homme avait perdu de son éclat - mûri, sans doute - depuis la mort de sa mère. Lui avait connu, cette déchirure que Discrète ignorait encore. Peut-être se confiait-il à elle ? Et se confiait-elle à lui ?
- Lui avez-vous parlé de votre magie ? demanda Vainqueur, redevenu sérieux.
La jeune fille avait dit taire sa magie à tous, pour éviter les ennuis.

Elle vit le Roi étouffer un rire et se demanda bien pourquoi. Évidemment, elle ne lui posera jamais la question mais se contenta de répondre à une nouvelle interrogation du souverain.

- Oui, je lui ai dit. Aurais-je eu tort ? demanda-t-elle en regardant Vainqueur.

Quelques personnes étaient au courant de sa magie. Elle avait tenté de la cacher mais, entre ces murs, il y a des gens très... perspicaces. Deux jours auparavant, la blondinette avait même été harcelée par deux filles de la cuisine pour qu'elle crache le morceau. À elles, Discrète n'avait rien révélé même après qu'elles lui aient tiré les cheveux. Heureusement, le chef cuisinier avait vu toute la scène et avait puni les jeunes filles pour leur conduite "indigne pour des gens un tant soit peu civilisés". Depuis, mis à part avec le prince Chance, Discrète se gardait bien de parler de quoi que ce soit -et à qui que ce soit- de son renard ou même du Vif en général.

- Bien sûr que non, répondit Vainqueur sans savoir s'il s'agissait d'une vrai question. Chance est un bon garçon.

Sa propre soeur avait le Vif. Comment le Prince aurait-il pu dédaigner les Vifiers ? Ca n'était pas ce que le Roi avait en tête en posant la question. Il voulait savoir à quel point les deux jeunes gens étaient proches. Ils devaient l'être, proches, pour que la jeune fille lui ait révélé la magie qu'elle cachait à tous les autres.

- Néanmoins je vous recommande de rester prudente, ajouta-t-il, sans que la jouvencelle puisse savoir s'il parlait de son Vif ou de sa vertu.

Elle avait dit ne pas fréquenter le Prince, mais combien de temps deux jeunes gens de sexe opposé pouvaient-ils rester amis ? Etait-ce seulement possible ? Vainqueur réfléchit à son propre cas. Il ne se connaissait guère d'amies femelles, à l'exclusion des membres de sa famille. Sauf peut-être Maya, et Clairvue, mais il existait entre eux un lien de sujétion qui l'empêchait de parler d'une véritable amitié.

Enfin. Vainqueur avait de la chance d'avoir des enfants peu débauchés. Aimée se tenait tranquille, sans doute grâce à la placidité de son fiancé ; Prospère était un modèle comme en toute chose ; et Chance... Chance était le plus solaire de tous, le plus enclin, sans doute, à déraper avec une jolie blonde. Mais il ne lui avait encore donné aucune raison de douter.

- Ma porte vous est ouverte si des gens de ce château devaient mal vous traiter, reprit le Roi sans plus penser à son fils.
Il savait que Givre protégerait aussi la jeune fille. Il n'était pas véritablement inquiet. Il voulait juste lui témoigner sa sympathie, avant de lui donner congé.

- Mes hommages à votre renard, dit-il pour ce faire, aussi étrange que sonne cette formule.

Bien que le Roi n'ait pas explicitement donné congé à la blondinette, cette dernière comprit le sous-entendu de ces salutations. Elle s'inclina pour le saluer :

- Je suivrai vos conseils ; je demeurerai discrète en ce qui concerne mon Vif et viendrai vous voir en cas de problèmes.

Elle se retourna et se dirigea vers la porte mais s'arrêta, le temps de dire un dernier mot au souverain.

- J'ai bien aimé passer un peu de temps avec vous. J'ai pu être moi-même, sans secret, et je l'apprécie énormément.

La porte ouverte, Discrète passa le pas et sourit joyeusement à Vainqueur tout en lançant un petit "Bonne journée ! " alors qu'elle referma derrière elle.

Le Roi contempla la porte par laquelle la jeune file était sortie avec un sourire douloureux. Il lui avait conseillé la prudence plutôt que la discrétion. Mais pour un Vifier, et qui plus est une Vifière, n'était-ce pas la même chose ? Il y avait quelque chose de cruel à l'entendre le remercier de cet instant sincère où elle avait pu "être elle-même", avant de replonger dans le secret que la raison dictait.

Ce secret, Aimée l'avait brisé devant tous à sa majorité. Il lui en avait voulu alors, de ce qu'il avait considéré comme un acte inconsidéré voire un suicide politique. Aujourd'hui il comprenait mieux, il voulait croire qu'il la comprenait mieux, mais sa discussion avec la jeune cuisinière ne révélait-elle pas l'étendue de son ignorance ? Voire de son indifférence ? Pourquoi n'avait-il pas questionné sa fille sur sa magie ? Pourquoi s'était-il contenté d'accorder sa confiance au Maître de Vif ? La vie avait-elle réellement changé, pour les Vifiers de Cerf, depuis que les supplices et les mises à mort n'étaient plus autorisées ?

Dans le silence de la tour l'Art, le Roi laissa son esprit et ses doigts s'égarer sur les pièces du damier.