Discrète marchait dans l'un des nombreux corridor du château, les yeux rivés sur les mots du livre qu'elle tenait entre ses mains. Une semaine s'était écoulée depuis sa rencontre avec le prince et les rumeurs allaient bon train les concernant. Les domestiques, et même les gens de l'extérieur de l'enceinte royale, n'avaient même plus la politesse de se taire lorsqu'elle passait près d'eux et quelques bribes lui parvenaient aux oreilles : "elle et le prince Chance...", "il paraît qu'ils sont très proches...", "une nuit entière...". Mais qu'est-ce qu'il ne fallait pas inventer pour tuer l'ennui ! Et, franchement, tous ces oui-dires ne la dérangeaient pas trop. Certes, elle préférait de loin la discrétion au centre d'attraction mais que pouvait-elle faire ? Un matin, dans les cuisines, la fille d'une cuisinière tenta de s'informer concernant sa relation avec Chance. La jeune fille voulait tout savoir et la subtilité n'était visiblement pas sa plus grande qualité ! Discrète répondit à tous ses questions, sans cachotteries car il n'y en avait pas à faire ; le prince et elle-même avaient discuté après avoir quitté les cuisines ce fameux matin-là. Et c'est tout. Assurément, ce n'était pas assez croustillant pour alimenter la rumeur alors, au fil du temps, on entendait de tout.

La blondinette salua l'une des bonnes qui venait de sortir d'une pièce et qui refermait la porte derrière elle. Soudain, sa marche s'arrêta sec. Discrète avait heurté quelqu'un ! Elle ne regardait pas où elle allait et voilà ! Elle sentit une chaleur s'étendre sur son visage, signe incontesté de sa gêne et du changement de couleur de ses joues, passant du rosé naturel au rouge pivoine. Son livre s'échappa de ses mains et tomba sur le sol dans un bruit qui vint rompre le silence du corridor.

- Oh ! Je suis tellement désolée !

Elle leva les yeux et quelle fut sa surprise en reconnaissant la personne debout devant elle.

De retour de l'entraînement, le Roi suivait son fils Chance dans les couloirs du château. Il s'enorgueillissait de son silence, si rare qu'il présumait avoir bien fatigué le Prince. Ou bien était-ce la silhouette de la blonde d'en face qui réduisit le jeune homme au silence. Il sembla à Vainqueur que le Prince n'avait guère usé de sa légendaire agilité pour l'éviter.

Le Roi fut très amusé par l'échange de regards embarrassés des jeunes gens. Certainement ces deux là se connaissaient. Vainqueur espérait qu'ils ne se connaissaient pas trop, mais il ne pouvait pas s'empêcher, de trouver ça drôle et attendrissant. Ça n'était pas sans lui rappeler certaines rumeurs qu'il effleurait dans les esprits frivoles du petit peuple du château. Ah, la jeunesse !

Un autre que Vainqueur aurait eu l'élégance de laisser Chance et Discrète en tête à tête. Mais le Roi céda sans gêne à la curiosité. Un peu fourbu par l'entraînement, il se pencha pour ramasser le livre dont il observa la couverture.
- Voilà qui doit être une lecture fort passionnante pour que vous oubliiez de regarder vos pieds, plaisanta-t-il, se jouant de l'embarras de la jouvencelle. Qu'est-ce donc ?

Et, reportant son attention sur Discrète, il lui sembla l'avoir déjà vue quelque part.

Elle cligna des yeux afin de s'assurer qu'elle n'était pas en train de rêver. Le Roi ! Elle avait foncé droit sur le Roi et l'avait percuté ! En une fraction de seconde, la blondinette sentit tout son corps envahit par l'embarras. Mais quelle honte ! Elle qui n'en avait cure des ragots, il est certain que, maintenant, elle sera le sujet de conversation favoris de tous et chacun à cause de sa maladresse.

Discrète baissa rapidement ses prunelles vers le sol pour y fixer un point invisible tout juste devant ses pieds et se pencha pour s'excuser bien bas.

- Oh ! Je... je suis terriblement désolée votre majesté ! J'aurais dû attendre d'être à la bibliothèque pour poursuivre ma lecture.

Et après s'être confondue en excuse mille et une fois -mais sans exagération ; l'humiliation était déjà assez pesante comme cela-, elle finit par lui répondre qu'elle lisait au sujet des animaux, les renards roux pour être plus exacte. Certes, sa lecture avait un but bien précis ; celui de tout connaître de la race en lien avec son Vif et tout ça sans que personne ne sache la vérité... mis à part Givre Vifargent, bien entendu. Quoi que le roi était possiblement au courant que le Maître de Vif avait une apprentie au château mais puisqu'ils ne s'étaient jamais rencontré à se sujet, il ne pouvait certainement pas la lier au Maître. Comme on le lui avait très fortement suggéré, elle ne dit rien à ce sujet et garda le menton bas, n'osant pas regarder Vainqueur qui était debout devant elle ; de toutes façons, ce geste aurait pu être perçu comme de l'arrogance.

- Vous serez écartelée en place publique, plaisanta Vainqueur, bien que la jeune fille ne pusse guère s'empourprer davantage.

S'amusant de sa gêne exagérée et de celle qu'il croyait deviner chez son fils, peut-être à cause du comportement de son vieux père, le Roi feuilleta l'ouvrage avec curiosité.
- Un livre sur les renards ? Par El, je m'étonnerai toujours de ce que mes sujets ont le loisir d'écrire et de lire !

Il sourit et lui rendit son livre, tout en continuant de la regarder, elle qui regardait ses pieds.
- Je vous ai déjà vue. Où donc ? demanda-t-il franchement, car cette question le turlupinait.
- Et ne me dites pas dans la chambre de mon fils ! ajouta-t-il avec un clin d’œil.

Si elle avait pu se liquéfier et fuir en suivant les fentes des dalles du plancher, elle l'aurait fait. Dans la chambre de son fils ! Non mais ! Le prince Chance avait un charme certain et elle n'en n'était pas totalement immunisée mais de là à partager sa couche ! Discrète était tout de même une jeune fille respectable. Ses mains étaient entre croisées devant elle, au niveau de ses hanches et ses yeux fixaient toujours un point invisible au sol.

Je travaille aux cuisines votre majesté. Il est bien possible que vous m'ayez croisé là-bas, soit lors des services ou à la préparation des repas, répondit-elle tout en reprenant de livre qu'elle vint blottir contre sa poitrine.

Puis une question lui traversa l'esprit ; au nombre de personnes travaillant au château, était-ce normal que le Roi remarque les servantes, les palefreniers, les cuisiniers et autres ?

Discrète pouvait entendre quelques servantes qui se risquaient à murmurer tout près d'une colonne. Franchement, c'était pas mal le dernier de ses soucis, Vainqueur Loinvoyant était devant elle et daignait lui adresser la parole, aussi se devait-elle de lui donner toute son attention.

Chance n'eut pas l'air content du tout, et Discrète, encore plus gênée. Vainqueur se racla la gorge et essaya de retrouver un peu de sérieux.
- Pardonnez mes sarcasmes. Les cuisines, mmh ? Oui, ce doit être ça, marmonna-t-il.

Un silence s'ensuivit où le Roi se demanda s'il devait reprendre sa route. Mais son esprit restait insatisfait.

- J'espère que vous ne régalez pas vos renards de mes poulets, ne put-il s'empêcher d'à nouveau plaisanter, avec un geste vague vers le livre que la jeune fille serrait contre sa poitrine.

La blondinette reprit un peu de consistance et répondit au Roi :

- Si j'avais un ou des renards, mon Roi, jamais je ne leur permettrait de chasser vos poulets, ou tout autres animaux destinés aux repas royaux.

Certes, le chef cuisinier fermait les yeux lorsque Discrète quittait avec une cuisse de dinde ou de poulet. Il avait bien remarqué le renard qui rôdait dans les parages mais il n'avait pas découvert le lien Vif qui unissaient l'animal et la jeune fille. Puis, il préférait qu'elle le nourrisse, cela évitait à l'animal de chasser directement dans les poulaillers.

Les battements de son cœur avaient reprit un rythme plutôt régulier, non pas que la présence de Vainqueur la rendait confortable, qui l'était en présence du roi !, mais plutôt parce qu'il semblait calme et on aurait dit qu'il voulait détendre l'atmosphère.

- Mais qui a des renards ? réagit le Roi, car il était évident qu'il s'agissait d'animaux sauvages qui ne toléraient pas de maîtres.

Sauf peut-être... ?

- Comment vous appelez vous ? demanda Vainqueur, devenu moins plaisantin que scrutateur, sous l’aiguillon de ses souvenirs.

À cet instant précis, elle aurait voulu se frapper le front avec la paume de sa main. Mais qui a des renards ? C'était tellement évident pour tout le monde... mais pas pour elle et son imprudence pourrait lui coûter cher. Elle décida donc de répondre uniquement à la deuxième question.

- Je m'appelle Discrète Delamer, votre altesse.

Elle s'inclina légèrement, espérant que cela ressemble un peu à une révérence.

- Enchanté. Et moi, Vainqueur Loinvoyant, plaisanta le Roi, réjoui d'obtenir avec le nom de la jeune fille, croisé aux éléments de leur conversation, la confirmation de sa mémoire pas si défaillante.

Puis il se tourna vers son fils, que cette conversation improbable laissait interdit, et lui dit :
- Je crois qu'Orage te cherche.
Orage qu'ils venaient de quitter, mais son fils comprendrait cette manière peu subtile de lui donner congé. Pourquoi ? Cela, Chance ne le comprendrait sans doute pas, à moins qu'il connaisse véritablement Discrète.

Chance s'éloigna, et le Roi s'éloigna de l'autre côté.
- Laissez donc votre livre et faites quelques pas avec moi, ordonna-t-il à la jeune fille.
- Vous êtes l'apprentie de Maître Vifargent, n'est-ce pas ? demanda-t-il comme s'il s'agissait d'une question aussi anodine que le sujet de ses lectures.

Vainqueur se souvenait de la requête du Maître Vifier concernant une jeune fille de Rippon liée à un renard. Requête que le Roi avait acceptée bien que sans enthousiasme, à la condition que l'intéressée se rende utile au château. Malgré son estime pour le Maître de Vif et sa volonté d'inclusion des Vifiers, Castelcerf ne pouvait devenir un orphelinat pour tous les parias.

- Comment se passe votre vie au château ? poursuivit le Roi, marchant à vive allure et animé d'une sincère curiosité.

Discrète esquissa un petit sourire en coin lorsque le Roi se présenta. Il pouvait -et devait- se montrer froid mais à ce moment précis, pendant une fraction de seconde, il semblait laisser tomber son masque de monarque.

Alors que Vainqueur donnait congé à son fils, la blondinette compris qu'il souhaitait s'entretenir seul à seul avec elle. Il lui demanda de laisser son livre, ce qu'elle fit en le tendant à l'une des servantes. Elle lui demanda d'aller le porter à la cuisine, si possible, elle ira le chercher plus tard. Discrète joignit ses mains devant ses hanches et marcha aux côtés du roi.

Une fois qu'ils se soient éloignés des yeux et, surtout, des oreilles indiscrètes, le Roi lui posa une question toute simple : "Vous êtes l'apprentie de Maître Vifargent, n'est-ce pas ?". Le ton qu'il avait employé rassura la jeune fille et le fait qu'il se renseigne sur son bien-être lui donna l'impression d'être... quelqu'un. Il ne fallait pas en faire tout un plat et se sentir si exceptionnelle, s'assurer que ses invités soient heureux au sein de son château était l'une des nombreuses tâches royales.

- Effectivement. Le Maître-Vif a accepté de me prendre sous son aile, avec votre accord, bien sûr. Elle poursuivit en répondant à la deuxième question qu'il lui posa. Je n'ai pas à me plaindre, votre majesté. Le matin, je me lève en même temps que les premiers rayons de soleil pour me rendre dans les cuisines, là où le  chef cuisinier me donne mes tâches. Ensuite, j'ai mon après-midi de libre donc j'étudie, je lis, je pratique, selon les directives que Maître Vifargent me donne.

Non, elle n'avait vraiment pas à se plaindre. Bien qu'elle doive cacher son Vif à tout le monde, sa vie n'est pas en danger dans ces murs. Enfin, c'est ce qu'elle espère. Si elle était restée sur ses terres natales, elle n'aurait pas su comment gérer son don si spécial. Ses parents lui manquent, Discrète ne peut le nier, mais elle les sait soulagés de la savoir en sécurité ici.

Elle continua de marcher à la hauteur du Roi, oubliant les yeux qui se posaient sur eux dans les corridors.

Indifférent aux regards qu'ils croisaient, ou plus vraisemblablement, habitué à être au centre de l'attention, le Roi ralentit le pas pour permettre à Discrète de rester à sa hauteur. Et puis, il ne voulait pas arriver trop vite, car il devrait alors congédier la jeune fille, avec laquelle il espérait encore discuter. Sa réponse, très factuelle, ne l'avait renseigné qu'à moitié.

- Et les habitants de ce château ? Comment se comportent-ils avec vous ? Parlez librement, dit-il alors qu'ils empruntaient un escalier moins fréquenté.
- Savent-ils que vous êtes l'élève de Maître Vifargent ?
Et encore :
- En quoi consiste votre enseignement ?

À la première question, Discrète haussa légèrement les épaules. Elle lui répondit avec toute franchise et confiance.

- Ils ne savent pas ce que je suis réellement ; je veux dire, personne ne connait la véritable raison de ma présence dans le château. Donc, je ne suis pas la cible de méchanceté ou de moquerie. S'il y a des gens qui se doutent de quelque chose, je n'en ai pas entendu parlé, ni directement ou de façon subtile.

Elle montait les escaliers, toujours aux côtés du Roi. Elle devait se l'avouer, malgré le titre que l'homme possédait, la jeune fille se sentait bien. À aucun moment, elle se sentait diminuée ou inférieure. Ils parlaient simplement, librement, comme deux personnes du peuple, sans titre, sans hiérarchie, sans protocole. Discrète ayant répondu aux deux premières questions, elle enchaîna avec la dernière interrogation du monarque.

- Depuis mon arrivée, j'ai beaucoup étudié le renard ; son étymologie, ses différentes races, son alimentation, bref, tout ce qui le concerne. Selon mon maître, plus on en sait sur notre Vif, plus on pourra interagir ensemble sans risques, autant pour lui que pour moi. J'apprends également à contrôler mon Vif. Bon, je suis toujours en apprentissage alors je ne contrôle pas très bien tout ça mais le Maître est patient.

Cette fois, elle leva les yeux vers Vainqueur et lui sourit, oubliant totalement qu'il est le Roi de Castlecerf.

Vainqueur réfléchissait et économisait son souffle. L'escalier à colimaçon qu'ils empruntaient devenait de plus en plus raide et étroit. Ils montaient à la tour d'Art, au seuil de laquelle le Roi aurait dû congédier la jeune apprentie. Mais il avait envie de prolonger leur conversation, si bien qu'après une seconde d'hésitation, il invita d'un geste Discrète à entrer.

La porte s'ouvrit sur une salle circulaire de belle dimension, bien chauffée, garnie de fauteuils et de coussins confortables, posés à même le sol dans un désordre apparent que contredisait une propreté parfaite. Les fenêtres ogivales ouvraient une vue à couper le souffle sur l'océan. Aucune décoration et seuls quelques rares objets, dont deux damiers, encombraient la pièce. Il s'en dégageait une impression d'intimité et de mystère. Une odeur de feu et d'écorce de saule flottait dans l'air.

Entrant comme chez lui, puisque cette salle était celle où il passait le plus clair de son temps, Vainqueur ne dit pas à Discrète où ils étaient. Il était bien plus concentré à satisfaire sa propre curiosité.
- Pouvez-vous utiliser votre Vif sur moi ? lança-t-il dès que la porte se fut refermée, avec l'enthousiasme d'un enfant de six ans.

L'enseignement de Maître Vifargent avait l'air sage. Le Maître de Vif était un homme sage, un brin intimidant, et le Roi avait hoché la tête très doctement lorsque le Maître lui avait expliqué, au fil des quelques heures qu'il avait pu lui accorder, la magie du Vif, sa nature et ses possibilités. De quoi rassurer Vainqueur sur les Vifiers, mais pas vraiment de quoi satisfaire sa curiosité sur cette étrange magie. Avec sa fille, il n'avait pas non plus osé. La chose lui paraissait intime, le sujet délicat.

Avec Discrète, c'était différent. Il n'avait pas à être digne, respectueux ni même précautionneux. Il pouvait poser toutes les questions qui lui passaient par la tête !

La blondinette suivait aveuglément le Roi, montant d'escalier à quelques marches derrière l'homme, si bien qu'elle ne remarqua pas où ils étaient ni même la très brève hésitation qu'il avait eu au pas de la porte.

Gentiment invitée, Discrète entra dans la pièce. Une fois la porte refermée, elle regarda tout autour. Visiblement, elle était impressionnée par la pièce qui, bien qu'elle soit minimaliste, dégageait un réconfort inattendu. Les coussins sur le sol étaient invitants et la jeune fille pouvait facilement s'imaginée passer des heures et des heures ici, seule avec elle-même. La vue sur l'océan et l'odeur particulièrement agréable qui flottait dans l'air rendaient à la pièce un côté intime et relaxant. Elle comprit assez rapidement que cet endroit n'était pas isolé pour rien ; il servait de retraite pour le monarque et elle se sentit privilégiée qu'il l'ai invité à entrer. Puis elle émit un imperceptible soupir ; cette invitation ne manquerait pas de faire jaser au château ! Non mais tant qu'à faire parler d'elle, autant le faire en grand ! Elle demeura debout, près de la porte, les mains jointes devant ses hanches.

- Pouvez-vous utiliser votre Vif sur moi ? demanda-t-il. Cette question la ramena à la réalité.

Elle détourna les yeux de l'océan pour se retourner vers Vainqueur.

- Je ne sais pas. Je n'ai jamais essayé de... l'utiliser sur quelqu'un. Je dirais que, pour le moment, le lien qui nous unit lui et moi est presqu'exclusivement instinctif. Je sais quand il a faim ou soif ou bien quand il a peur ou en colère.

Son regarde dévia de nouveau vers la fenêtre et un sourire franc apparu sur ses lèvres.

- Et que, en ce moment, il est en train de courir après un lièvre.

Discrète n'avait encore jamais parlé de son Vif aussi ouvertement, hormis avec Givre. Par contre, avec le Roi, c'était différent. Peut-être était-elle naïve de croire qu'il n'avait aucune arrière pensée dans ses questions mais elle répondait franchement à ses questions. Après tout, le Maître Vif lui avait dit de se taire face aux habitants du château, qui qu'ils soient, à l'exception du Roi. La blondinette savait que Givre tenait Vainqueur en estime et il en va de même pour la jeune fille.

L'enthousiasme du Roi retomba. Discrète ne pouvait pas répondre à sa question. Elle parlait de son renard ? Savoir si son renard avait soif ou faim ? La magie du Vif lui parut beaucoup moins intéressante : ne consistait-elle qu'en une conscience partagée des bas instincts, ce qui aurait pu expliquer, qu'on la considère comme vile ?

La déception du Roi s'atténua lorsque la jeune fille ajouta :
- ... en ce moment, il est en train de courir après un lièvre.
- Vous pouvez communiquer par la pensée ? s'enthousiasma le Roi.
Et, d'un geste impatient, il lui fit signe d'entrer vraiment.

La jeune fille pouvait percevoir une pointe de déception dans la voix du Roi. Elle se questionna ce qui l'avait l'insatisfaction de ce dernier et elle se demanda si elle devait le lui demander ou non.

Il l'invita à entrer plus loin dans la pièce. Les yeux rivés sur la fenêtre, elle se dirigea vers cette dernière pour en savourer la vue impressionnante qui s'offrait à elle, non sans répondre à Vainqueur.

- Oui, nous avons toujours pu communiquer ensemble de cette façon. Moi, avec des mots, lui, avec des pulsions ou des réactions. C'est comme s'il était dans ma tête et vice versa.


Puis, elle se lança, quitte à se faire réprimander pour son audace.

- Veuillez excuser mon insolence Majesté mais, que voulez-vous savoir au juste ? Vous semblez avoir des questions ou du moins vous avez une certaine curiosité face au Vifiers.

Cette fois, elle s'était tourné vers lui, le menton baissé et les doigts entrecroisés, les mains devant les hanches.

- Mes connaissances sont plutôt limitées, comparées à celles de mon Maître, mais je ferai de mon mieux pour vous répondre.

Vainqueur réfléchissait à ce que Discrète venait de lui dire, tissant d'improbables parallèles entre le Vif et l'Art, quand celle-ci l'interrogea à son tour.
- C'est cela, je suis curieux, répondit-il à la jeune fille. N'ai-je pas toutes les raisons de l'être ?

Il était de notoriété publique que sa fille et héritière était douée du Vif. Elle l'avait annoncé devant toute la Cour deux ans plus tôt, à sa majorité. Vainqueur aurait préféré que cela reste secret ou du moins, plus savamment amené. Mais ce qui était fait était fait. Il avait nommé Givre Vifargent, venu exprès de Béarns, Maître de Vif pour instruire la princesse et habituer les gens du château à la franche présence des Vifiers. Deux ans plus tard, il ignorait quels progrès avaient réellement étaient faits. Il devrait davantage s'y intéresser, et pas seulement par coïncidence, songea-t-il avant de reporter son attendre sur la jeune fille.

- Ne soyez pas si modeste. Vous êtes très bien placée pour répondre à mes questions. Ma fille est à peine plus âgée que vous, et en ignore plus encore.
La princesse n'avait pas d'animal de lien. Du moins pas que Vainqueur le sache.

- Pouvez-vous communiquer avec les autres animaux ? Ou seulement avec votre renard ? Comment l'avez-vous rencontré ? poursuivit-il le Roi avec un enthousiasme retrouvé.

- N'ai-je pas toutes les raisons de l'être ?

- Oh ! Mais bien sûr !

L'un de ses sourcils tiqua légèrement lorsque le Roi mentionna que la princesse ne semblait pas avoir de lien avec un animal.

- Si elle n'est pas liée, comment a-t-elle fait pour savoir qu'elle a le Vif ?.

Elle se surprit à poser la question à voix haute mais passa rapidement à autre chose ; la jeune fille répondit aux interrogations du monarque.

- Je suis liée avec un seul animal alors la communication est exclusive avec lui. Par contre, si mon renard interagit avec d'autres, je peux ressentir ses sentiments mais je ne peux pas... disons... parler avec eux.

La blondinette avança vers le jeu d'échec et passa doucement le bout de ses doigts sur les pièces en prenant bien soin de ne rien déplacer. Elle poursuivit :

- La rencontre ? Je dirais que ça c'est fait naturellement. Je le voyais souvent rôder autour de la grange et, un jour où je balayais le sol, je l'ai... euh... entendu ?!?! Oui, je crois que je peux dire ça, je l'ai entendu. Il avait faim alors je suis retournée dans la maison pour lui apporter un morceau de cuisse de poulet qu'on avait mangé la veille. Depuis, nous sommes inséparables.

Discrète sourit à Vainqueur tout en ramenant ses mains devant ses hanches, les doigts entrecroisés. S'il voulait savoir autre chose, elle était disposée à lui répondre.

Les questions se pressaient dans l'esprit du Roi. D'abord, celle à laquelle il aurait été bien incapable de répondre :
- Si elle n'est pas liée, comment a-t-elle fait pour savoir qu'elle a le Vif ?
Vainqueur n'en avait aucune idée. Aimée parlait-elle avec d'autres bêtes ? Lesquelles ? Pourquoi ne lui avait-il jamais posé la question ? Pourquoi n'était-il pas à l'aise pour aborder le sujet avec elle ? 

Il fallait dire que leur entente était mauvaise depuis que le Roi lui avait annoncé son intention de se fiancer, plusieurs mois auparavant. Père et fille avaient rarement, depuis lors, abordé d'autres sujets que ceux qui touchaient au gouvernement.

Vainqueur regarda Discrète effleurer les pièces, et tâcha de mettre de l'ordre dans son esprit embrouillé. Les réponses de la jeune fille étaient pourtant simples, voire un peu décevantes. Son renard ne restait-il pas à ses côtés juste pour avoir à manger ?

- Est-ce une forme d'amour ? Ou d'amitié ?
Il préférait ne pas imaginer ce qui se passerait si la Princesse tombait amoureuse d'une grenouille ou d'un bovidé.
- Qu'est-ce qui se passerait, si vous étiez séparés ?

La blondinette ne répondit pas immédiatement, cherchant les mots justes sur le lien qui la liait à son renard. Après quelques secondes, elle rompit le silence.

- Non, je dirais plutôt qu'il est une partie de moi. C'est viscéral. Si on venait à être séparés pendant longtemps, on en mourait. C'est comme... euh... c'est si on vous arrachait la moitié de votre âme, de votre cœur et de votre corps. C'est impossible de survivre à un déchirement comme ça.

Instinctivement, elle regarda par la fenêtre. L'animal l'attendait non loin des cuisines, elle le savait, elle le sentait et elle commençait, lentement, à ressentir un manque, comme un trou qui se forme dans le papier qui brûle. Certes, elle ne voulait pas manquer de respect au Roi alors elle se détourna de la fenêtre et se reconcentra sur l'homme.

Un petit sourire naïf se dessina sur ses lèvres roses.

Si vous le souhaitez et quand vous le pourrez, je vous le présenterez. Il est très doux et un peu timide.

Ignorant l'invitation de la jeune fille, Vainqueur réfléchissait gravement à ses propos précédents, qui lui rappelaient cruellement le deuil qu'il venait de traverser. Etait-ce vraiment différent ?

- Impossible ? C'est Givre qui vous l'a dit ? s'inquiéta-t-il.
Vainqueur avait conscience que, de son propre aveu, les connaissances de Discrète étaient limitées. Il espérait qu'elle avait tord.

- Les Vifiers alors ne vivraient pas bien longtemps, observa-t-il, dubitatif.
Combien de temps vivait un renard ? Dix ans ?
- Peut-être est-ce comme perdre un être cher. Mais vous êtes trop jeune, peut-être, pour avoir connu cette épreuve...

A moins que la jeune fille soit orpheline ? N'avait-elle pas des parents Vifiers pour veiller sur elle et lui enseigner ?

Ses joues s'empourprèrent d'un coup et elle baissa les yeux vers le sol, comme le ferait un enfant qui vient de se faire prendre la main dans le sac. Ces derniers temps, la blondinette n'avait pas passé beaucoup de temps avec son Maître et s'était surement trop avancé dans ses propos. Elle déglutit avant de prendre la parole.

- N... non. C'est ce qu'on m'a toujours dit.

Le Roi comparait la perte de l'animal du Vifier à celui du décès d'un être cher. Il avait surement raison.

- Je connais le déchirement de la séparation mais pas la douleur de la mort....

Discrète pinça les lèvres tandis que son cœur se serrait légèrement. Le souvenir des larmes qui roulaient sur ses joues et celles de ses parents quand elle dû quitter sa maison pour aller s'abriter à Castelcerf lui revint à la tête mais elle ne dit rien à se sujet et ne dirait rien sauf si Vainqueur la questionnait.

- Tant mieux, répondit le Roi après un silence. Je vous souhaite de conserver le plus longtemps possible cette belle innocence.

Parce qu'elle était jeune et ignorante, Vainqueur avait cru que Discrète serait la bonne interlocutrice pour tenter de comprendre ce que vivait sa fille. Il rendait compte à présent qu'il était dans l'erreur, et que sa démarche était un peu pitoyable. Il aurait mieux fait de prendre le temps d'interroger Givre, qui était spécialiste du sujet, et de prendre sur lui d'interroger sa propre fille. Vainqueur se montrait parfois étonnamment peu courageux pour un homme de sa trempe et de son âge. Il s'en excusa en se disant qu'il avait profité d'une coïncidence, d'une rencontre imprévue, pour se laisser aller à la curiosité.

- Fréquentez-vous mon fils ? reprit-il sans détours, parce que là était une autre curiosité, que le Roi pouvait plus légitimement satisfaire.

Discrète avait cru percevoir une ombre de déception passer sur le visage du Roi mais bien vite, elle fut questionnée de nouveau.

- Fréquentez-vous mon fils ?

Une question qui la fit rougir, pour faire changement. Pourtant, c'est une jeune fille plutôt sûr d'elle qui répondit.

- Contrairement aux ragots qui courent dans les corridors, nous ne nous fréquentons pas. Je pense que nous nous entendons bien, tout simplement. J'ose croire que le temps que nous passons ensemble lui permet de... penser à autre chose qu'à ses devoirs en tant de prince.

Et puis, qu'est-ce que ça ferait s'ils se fréquentaient ? Surement que ça déplairait à Vainqueur, elle n'est qu'une fille de fermiers, et Vifière de surcroit !