Il saisit sa main et elle sentit son estomac se nouer. Toute cette aventure semblait avoir changé leur relation, ils étaient plus proches que jamais, plus unis.
Pourtant, lorsqu'il lui demanda de poursuivre sa route avec les Montagnards et de le contacter une fois à Castellonde, c'est sa gorge qui s'étrécit tandis que son ventre se glaça.
Il avait posé ses doigts sur sa bouche pour qu'elle ne vienne ni le contredire, ni se plaindre de ses propos et tentait de lui arracher une promesse qu'elle n'avait aucune envie de prononcer.

Les larmes au bord des yeux, elle secoua lentement la tête. Devait-elle lui dire à nouveau qu'elle ne voulait pas qu'il parte, qu'elle avait besoin de lui, par Eda qu'elle l'aimait plus que jamais ?
Était-il seulement prêt à l'entendre ?
Vaincue, elle ferma les yeux et joignit sa main à la sienne.

- Je te promets que je serais prudente, dit-elle d'une voix tremblante. Mais, je trouverais un autre moyen que l'Art.
Là était sa promesse, elle ne pouvait pas faire mieux.
- Et toi ? Où iras-tu ?
L'inquiétude se lisait dans sa voix et sur son visage, une peur viscérale, de ne jamais le retrouver ou de ne jamais le revoir. Pas après tout ce qu'ils avaient traversé, pas après tout ce qu'ils avaient vécu, pas après ce soir où elle avait le sentiment qu'ils s'étaient enfin trouvés.

Acuité ne jura qu'à moitié. Déçu, le déserteur détourna les yeux.

Comment ? Comment allait-elle le prévenir autrement ? Elle l'ignorait où il serait, il l'ignorait lui-même. Il allait devoir attendre que la rumeur naisse, se propage, parvienne à ses oreilles probablement déformée. Alors seulement il se mettrait en route. Que de temps perdu ! Pas seulement des jours : des jours d'angoisse à se demander s'ils étaient vivants, s'ils étaient en sécurité. Alors chaque jour comptait.

Il comprenait : elle ne voulait pas l'exposer aux dangers de l'Art. Car peu importait que Vainqueur les entende alors : le Roi ne pourrait pas nuire à Acuité derrière des remparts de Castellonde. C'est pour lui qu'elle craignait. Pourtant, lorsque lui-même lui avait interdit d'Artiser, dans les Montagnes, après qu'elle ait failli une première fois y rester, la jeune femme ne l'avait pas écouté. Elle pouvait risquer sa vie, mais pas lui ?!

Le déserteur n'avait pas envie d'argumenter. Il savait qu'il ne la ferait pas changer d'avis. Sans doute devait-il s'estimer heureux qu'elle accepte son départ sans plus d'esclandre. Violent, son éclat n'avait pas duré. Comme lui, elle devait être fatiguée.

- Je ne sais pas, répondit-il seulement, sincèrement.
Il savait où il n'allait pas aller.
- Nulle part qui laisse deviner votre trajectoire.
Quant à son activité... il n'en savait pas plus. Il tuerait le temps. Combien de temps ? Par la voie des eaux, une quinzaine devrait largement suffire, selon les embarquements.

Il posa un baiser sur sa main comme pour mieux en délivrer la sienne.
- Dormons, dit-il, et sans attendre son assentiment, il s'allongea, mal à l'aise dans les draps encore humides de larmes et de désir.

Ce n'était que folie. Il décidait simplement de s'éloigner pour ne pas attirer les sbires de Vainqueur vers eux. Comment le contacter alors depuis Castellonde ? Elle avait noté la déception dans son regard et avec celle-ci, il mit un terme à leur proximité. D'un baiser sur la main il proposa de dormir et s'allongea comme s'il n'y avait que cela à faire.
Elle resta un moment assise, le regard dans le vide à chercher par quel autre biais elle pourrait lui faire signe de leur arrivée, mais rien ne vint. Elle était fatiguée et l'Art n'avait que trop puisé dans ses ressources. Mieux valait en effet dormir. Comment fermer l'oeil cependant après ce qu'ils avaient vécu ? Comment passer du désir au sommeil et faire comme si de rien n'était ? Elle se sentait démunie et abandonnée, sachant pertinemment que le vrai abandon viendrait plus tard. Il avait décidé de les laisser poursuivre le chemin sans lui et elle devait simplement l'accepter.

A son tour, elle s'allongea avec la désagréable sensation de passer à côté de quelque chose. Tout était subitement trop calme et ses larmes à elle menaçaient toujours d'être versées.
Elle rabattit les draps sur eux et le regard posé sur le plafond, elle chuchota :

- Me diras-tu seulement au revoir ?

Une intuition peut-être, mais elle voulait s'assurer de pouvoir l'enlacer une dernière fois avant le départ.

Le déserteur loua l'obscurité. Dans le noir, Acuité ne pouvait pas voir son air coupable.

Il avait précisément décidé de partir à l'aube sans un au-revoir. Pourquoi s'attarder ? Cela ne rendrait la séparation que plus douloureuse, et il détestait les adieux. Etait-ce encore une lâcheté de sa part ? Mais se tenir sur le quai en agitant son mouchoir tandis qu'Acuité et Espoir s'éloignaient, non : il ne le pouvait pas. Il préférait prendre les devants plutôt que rester en arrière. Agir plutôt que se lamenter. Même s'il n'avait rien à faire.

Le déserteur regarda Acuité. Partir comme un voleur, était-ce lui manquer de respect ? Pas plus que ce qu'il venait de lui faire. Ils avaient vécu ensemble plusieurs mois dans un semblant de vie maritale. Cela lui créait-il de nouveaux devoirs envers elle ?
Il l'ignorait. Il tenta de se mettre à sa place, dans sa tête. Elle avait peur. Elle était fatiguée. Elle était seule dans son lit avec un inconnu.

Non. Il n'était plus un inconnu. Alors, quoi ? Un ami ? Que faisaient les amis l'un envers l'autre ?
- Viens, dit-il en lui ouvrant les bras.
Il la laissa y prendre ses aises. Ses cheveux lui chatouillaient le menton. Malgré la sueur, ils sentaient bon.

Sentant son désir lui revenir, le déserteur se concentra sur autre chose. Son voyage lent et pénible dans les Montagnes. Chaque pas dans la neige. Sous l'effet de cette pensée, ou celui de la fatigue, son corps se refroidit. Heureusement, il avait Acuité, tiède contre lui. La respiration de la jeune femme s'était enfin apaisée. Il lui semblait qu'elle dormait.

Le sommeil mit longtemps à emporter le déserteur, et ne dura pas. Espoir se réveilla. Brun précéda Acuité auprès de l'enfant. Il sortit dans le couloir pour préserver le sommeil de la jeune femme. Et profita de ce dernier moment. Lorsqu'il rentra dans la chambre, l'enfant s'était rendormi et sa mère aussi. L'aube était proche. Le déserteur récupéra ses vêtements, son paquetage, et sortit.

A la tête du berceau, il laissa sa bourse pour le voyage.

Le silence et l'obscurité, une certaine gêne aussi qui s'était installés après tant d'émotion. Et puis soudain, il rompit tout cela en lui ouvrant les bras. Elle n'y crut pas sur l'instant et hésita le temps d'un battement de cils, puis finalement, elle se glissa contre lui, tête sur son épaule, bras en travers de son torse. Elle le serra un peu, ferma les yeux et huma les effluves de son corps avec lenteur, comme si elle s'imprégnait entièrement de lui.
Répondait-il à sa question avec ce geste ? L'évitait-il au contraire ? Elle n'en avait pas la moindre idée et se contenta d'écouter les battements de son coeur, de les comparer aux siens, de s'imaginer qu'ils battaient à l'unisson.
De doux rêves d'adolescente qu'elle n'avait plus eu depuis trop longtemps, le simple sentiment d'un amour sincère sinon partagé. Elle ignorait encore tout de ses pensées, les considéraient-ils comme amant ? Qu'étaient-ils réellement ? Elle l'avait embrassé et il avait répondu à ce baiser. Etait-ce seulement du fait de l'Art ?
Cela aussi elle l'ignorait, mais ce dont elle était certaine, c'était qu'ils avaient passé trop de temps à s'ignorer et à faire semblant. C'était ainsi qu'ils auraient du vivre dans les Montagnes, profiter de ces instants où la frontière entre l'un et l'autre n'était pas plus épaisse qu'un fil.
Un doux rêve...qu'il lui offrait là.
C'est pour cela qu'à son réveil, la chute n'en fut que plus dure.