Iris se leva et vint se planter à ses côtés. La colère irradiait dans son regard autant que dans sa voix. A nouveau, elle lui assura que l'enfant était de lui et il était sur le point de se lever à son tour pour hausser le ton et lui demander de se taire. Il n'en pouvait plus de l'entendre insister à ce sujet, par El il venait de lui offrir sa protection, inutile d'en rajouter.
Pourtant, face à autant de certitude et de détermination, il n'eut pas le coeur de la rabrouer. Il ne comprenait pas qu'elle puisse en être si sûre mais peut-être que les Dieux avaient décidé de bénir leur union et leur amour en leur offrant le fruit de leurs rencontres régulières.
Il n'eut pas le coeur de lui dire qu'au fond, il se moquait bien de savoir de qui était l'enfant, la petite n'y était pour rien. Il voulait juste récupérer Iris, en faire sa femme comme il le lui avait proposé et si pour cela il devait être le père qu'elle voulait qu'il soit, alors il le serait.

Sa bouche s'ouvrit pour parler, mais se referma sans un mot.
A la place, il l'attira vers lui, enlaçant sa taille entre ses bras et posa son visage contre sa poitrine.

- Tout ce que tu voudras...balbutia-t-il dans le tissu tandis qu'il humait son parfum.

Par El, comme son odeur lui avait manqué. Il ferma les yeux un moment, perdu dans les souvenirs de leurs étreintes partagées.

- Tout ce que tu voudras, reprit-il en relevant son visage vers elle. A condition de ne plus te partager avec qui que ce soit.

Taebryn l'attira à lui et Iris se raidit. Ils s'étaient à peine touchés depuis leurs retrouvailles. Elle n'avait plus l'habitude, et surtout, elle était prise au dépourvu. L'instant d'avant, elle était en colère, et maintenant... maintenant elle ne savait plus trop. Hésitante, elle posa ses deux mains sur les cheveux humides de l'homme.

- Tout ce que tu voudras...
Cela ne sonnait pas vraiment comme de la conviction. Plus comme une abdication. Mais l'Outrîlienne n'avait pas la sensation d'avoir gagné. Elle ne voulait pas que Taebryn reconnaisse l'enfant parce qu'il était las ou émoustillé. Mais manifestement, elle ne pouvait rien lui demander de plus pour l'instant. Ne venait-il pas de lui promettre l'inconditionnel ?

L'inconditionnel ne dura pas longtemps, et pour Iris, la condition était de taille. La requête pouvait paraître naturelle pour un amant, pour un époux. Mais elle n'aimait pas qu'il se montre possessif. L'Outrîlienne se dégagea et retourna s'assoir à sa place, allant jusqu'à reprendre sa cuillère pour finir sa soupe. Elle réfléchissait.

A vrai dire elle aurait volontiers abandonné ces passes qui, sans le confort et le décorum du Nid, sans sa rentabilité surtout, ne valaient guère mieux qu'un accouplement de chiens errants. Mais entre vouloir et pouvoir, il y avait un mur.
- Tu gagnes assez pour pouvoir m'entretenir à rien faire ? s'enquit-elle sans grâce, car de grâce à sa situation, il n'y en avait pas.

Avec ce qu'il lui avait donné, elle pouvait juste finir le mois.

Sans rien ajouter, elle se dégagea de son étreinte. Taebryn ravala sa fierté avec difficulté en déviant son regard quelques instant sur la table. Lorsqu'elle avait posé ses doigts dans ses cheveux, il avait cru que...que quoi ? Que tout pouvait recommencer ? Bien sûr que non. Sa naïveté, son amour pour elle le rendait aveugle à tout le reste. Heureusement, la jeune femme avait les pieds sur terre et le lui rappela avec acidité.
Il venait de tout accepter pour elle, même cette enfant qui pouvait ne pas être de lui et comment le remerciait-il ? En lui demandant de l'argent. A croire qu'elle ne voyait que par ça. Une vague de chaleur propre à la colère remonta le long de sa gorge mais il serra les mâchoires pour ne pas la laisser échapper.

Elle s'était à nouveau installé à table, comme si sa demande était légitime, comme s'il s'agissait d'une négociation.

- Quelle froideur, s'entendit-il pourtant répondre à voix basse. A croire que ta vie au Nid te manque...Peu importe, oui, je dois pouvoir me débrouiller, mais il te faudra surement déménager.

Il se leva, jugeant qu'il n'avait plus vraiment rien à faire ici. Il lui avait donné de l'argent pour soigner la petite, et la petite était guérie, il lui avait donné de l'argent pour s'acheter à manger et par El, c'était ce qu'elle était entrain de faire. Enfin, il s'était engagé à assumer la petite comme étant la sienne et à entretenir la mère, sans rien avoir en retour, pas même un semblant d'affection.
Il regretta presque sa venue, stupide qu'il était de se laisser ainsi mettre à nue pour une femme qui visiblement, préférait le confort qu'elle pouvait y gagner à son amour.
Sa salive lui sembla être comme de la bile.

- Je vais y aller, reprit-il avant de se diriger vers la porte. Je te tiendrais au courant pour le logement dès que j'aurais trouvé.

Entre deux cuillerées, Iris s'aperçut qu'elle l'avait blessé. Il la trouvait froide et vénale, à parler d'argent. Mais l'argent était ce qui mettait le poisson dans sa soupe, le feu dans son âtre et la santé dans son foyer. Avec quelques pièces, il les avait sauvées pour un temps. S'il voulait les sauver pour toujours, il devait avoir les moyens. Les serments n'avait jamais nourri personne, et jusqu'ici son serment ne lui avait apporté que la misère. Alors pouvait-il lui reprocher de manquer de confiance ?

L'Outrîlienne reposa sa cuillère. Elle aurait voulu avoir la foi, celle de se donner toute entière, celle d'abandonner son destin entre les mains d'un seul, mais ses espoirs avaient été si souvent déçus, qu'elle n'y arrivait plus. Peut-être avait-elle désappris à aimer. Il faudrait du temps. Saurait-il encore attendre ? Il ne pouvait pas partir comme ça. Allait-il seulement revenir ?

Elle trotta derrière lui. Au seuil il se retourna. Dans l'ombre elle voyait à peine son visage. Les mots se bousculaient dans sa bouche.
On habitera tous les trois ?
Cherchons ensemble.
Quand reviendras-tu ?
Mais rien ne sortit.

De haut, il semblait la regarder avec condescendance, ou bien était-ce le reflet du peu d'estime qu'elle avait d'elle-même ? L'Outrîlienne tendit la main pour toucher ses lèvres, à défaut de les embrasser. Il ne bougea pas, alors la main continua vers la joue rapeuse, puis l'autre main sur l'autre joue, le bout des doigts effleurant les paupières, les pouces lissant les sourcils froncés. Craignant le mouvement qui mettrait fin à ces retrouvailles fructueuses et ratées.

Il sentit sa présence derrière lui, telle une ombre. Ainsi, elle le raccompagnait, il n'en demandait pas tant. Avant d'ouvrir la porte, il se retourna vers elle. Que pouvait-il ajouter de plus ? Rien, sa déception n'avait plus de mot mais il avait promis en quelques sortes de s'occuper d'elle et de la petite. En lui la question de sa paternité résonnait encore à ses oreilles.
La seule réponse qu'il y trouva, fut qu'il ne le saurait jamais. On était jamais certain de ces choses là.

Il la regarda une dernière fois, profitant de ces quelques secondes offertes pour mieux graver cette nouvelle image dans sa mémoire, cette image d'un Iris intéressée, d'une Iris que l'amour avait déserté.
Il lui sembla que elle aussi le regardait, dans cette pénombre étouffante, chargée de gêne et de tristesse. Elle tendit alors la main vers lui et il se laissa faire. Ses doigts effleuraient son visage et gonflaient son coeur. Il avait tellement besoin de son contact que sans réfléchir il se pencha vers elle et l'embrassa. Un baiser chaste, doux et presque timide. Lèvres contre lèvres, il s'attendait à ce qu'elle le repousse car il n'y avait rien dans ce baiser qu'elle puisse revendre ou racheter. Un simple baiser, promesse d'un amour simple.

Les lèvres de Taebryn firent remonter les souvenirs. L'émotion la balaya comme les bourrasques, jadis sur la falaise. Elle se souvint de leurs étreintes attentives, de leur mots rares, de leurs disputes. Elle se souvenait comme elle l'aimait. Était-il toujours le même ?

Les larmes coulèrent sur ses joues, elles quitta ses lèvres, restant pendue à son cou, le visage mouillé contre son torse. Elle ne voulait pas relever les yeux, elle ne voulait pas qu'il parte.
- Reste avec nous, murmura-t-elle.

Iris s'était lovée contre lui, il l'avait enlacé dans ses bras. Sa main caressait doucement sa tête, l'homme profitait du contact de ses cheveux autrefois soyeux mais aujourd'hui légèrement plus rêches. Comment avait-il pu la laisser jusqu'à maintenant ?
Il posa son menton sur le haut de son crâne et ferma les yeux, se délectant un moment de son corps chaud contre le sien. Affronter le froid de la nuit à présent allait être compliqué, mais il en avait vu d'autres.
C'est alors que dans un murmure, elle lui demanda de rester. D'abord surpris par la requête, un vague d'affection l'envahit juste après et il resserra son étreinte.

- Je devrais tout de même partir avant l'aube.

Une manière de lui dire qu'il restait, mais également de lui rappeler qu'il avait des obligations, même en tant que simple garde, voire même plus en tant que simple garde.
Il ne pouvait en faire qu'à sa tête alors elle aussi devrait faire des concessions.

Iris hocha la tête en reniflant, et resta contre lui aussi longtemps que possible, jusqu'à ce que cela devienne embarrassant. Alors elle s'essuya les yeux et alla finir sa soupe.

Ils n'avaient pas grand chose à se dire malgré les mois écoulés, tous les sujets semblaient tristes ou minés. Taebryn avait l'air si emprunté dans la bâtisse étroite et mal éclairée que les pleurs de Volonté les soulagèrent presque. Iris l'allaita et la colla presque d'autorité dans les bras du Béarnais. Son talent rare de parvenir à calmer l'enfant turbulent sembla se confirmer, et l'Outrîlienne y vit un nouveau signe.

Cette nuit fut sans doute la pire que le Béarnais eut connue depuis son retour du front. Iris s'endormit presque instantanément contre lui, sans un baiser de plus, et Volonté se réveilla plusieurs fois, sans parler de l'homme qui cogna à la porte à pleine nuit - sans doute un soûlard du port ou un client aigri, ou les deux.

Ils finirent par prendre l'enfant entre eux pour les quelques heures qui restaient avant le départ du garde. Iris se réveilla à peine : elle entrouvrit ses yeux en amande, lui pressa le bras, sourit et se rendormit.

Quand le soleil se leva sur l'océan, l'Outrîlienne se demanda si tout cela n'avait pas été un rêve étrange. Elle ne s'autoriserait à espérer que lorsqu'il reviendrait.