Vaillant avait recommencé à rêver d’autres femmes. Ça n’était pas fréquent, la pratique de l’Art épuisant son énergie, notamment sexuelle. Mais cela arrivait. Pas étonnant avec cette idée de mariage qui le turlupinait – celui de son frère au printemps, et le sien à un horizon plus lointain, même s’il savait que sa mère le presserait quand il reviendrait au Gué pour les festivités. Résultat, il regardait autrement toutes les jeunes filles de Cour – plus sérieusement mais son imagination n’était pas en reste, la première qualité d’une épouse à ses yeux, après la naissance, étant justement de plaire à ceux-ci, vu qu’ils devraient partager le même lit pour le reste de leur vie.

Cette nuit là il avait rêvé de la sorcière. Une fantasmagorie d’hiver, d’un banquet où il n’était pas allé en réalité. Il avait hélé la femme-corbeau, elle lui avait volé sa coupe et son assiette, elle avait léché ses doigts pleins de miel et ils avaient traversé les autres corps enlacés pour finir dans un réduit de cuisine. C’était positivement n’importe quoi, mais ses sens et sa mémoire étaient réveillés.

Il avait repensé à sa vraie rencontre avec la sorcière, plusieurs mois auparavant. Cela lui semblait une éternité. Il était alors bien pitoyable et désespéré, pour avoir recouru à ses services. Pourtant il ne le regrettait pas et l’amulette était toujours sous son oreiller, bien qu’il ne la porte pas pendant la journée. Il voulait vivre avec ses blessures. Sinon, quel intérêt ? Le temps de l’insouciance était passé et il se considérait comme un homme mature.

Après la leçon d’Art matinale, il descendit au Bourg. Le temps était couvert mais doux, et sentir Assaut sous ses cuisses était toujours un plaisir. Il passa une bonne heure chez le tailleur pour passer commande de sa tenue de mariage. Là encore il s’était assagi : le clinquant du rouge et or n’était plus guère à son goût et il opta pour quelque chose de plus sobre mais non moins élégant. Il ne regarda pas à la dépense. On ne mariait pas son frère tous les jours (d’autant que Fidèle ne se fiancerait probablement jamais), et il sentait ce plaisir légitime. Ses dépenses avaient considérablement réduit depuis qu’il ne prenait plus part aux beuveries et qu’il n’allait plus au Nid – quartier qu’il prenait toujours soin d’éviter lors de ses virées au Bourg, évitant à la fois la tentation et les ennuis.

Le soleil se découvrit quand il sortit. Il se sentait d’humeur baladeuse. Il laissa son cheval dans la coquette écurie du commerçant et partit fouler le pavé. Il prit quelques rues adjacentes avant de se laisser mener chez la sorcière, où l’attiraient le bas de son corps et sa curiosité. La vitrine était toujours aussi soignée et l’intérieur chaleureux. La pièce était vide : il retira lui-même son manteau et s’adressa au chat noir, paresseusement enroulé devant la cheminée.
- Ta maîtresse n’est pas là ?

L’animal lui jeta à peine un regard. Il s’approcha du comptoir et joua avec le bouquet de sauge qui y traînait. Puis il plongea la main dans le bocal qui contenait des pastilles colorées – friandises que mettaient les commerçants pour attirer les clients. Il en goba deux ou trois avant de se rappeler qu’il était chez une sorcière des Haies. Il aurait sans doute été plus prudent de s’abstenir...

Vaillant toussa mais rien n'y fit. Les pastilles étaient bel et bien englouties. Il tentait de se rassurer en se disant qu'elles ne pouvaient contenir de substances dangereuses, sans quoi la sorcière ne les eut pas mises là, quand celle-ci entra. Un châle autour du cou et une miche sous le bras.

Elle se défit de l'un et de l'autre après l'avoir salué par son nom. Ainsi elle se souvenait. Et lui ? Pelisse ? Mélasse ? En rêve, il l'avait connue intimement mais son prénom lui échappait. Une situation qu'il avait déjà rencontrée et qui ne le gênait plus. Pour lui elle restait la sorcière.

Une sorcière à la langue acérée qui déjà le tançait.
- Une autre femme à oublier ?
C'était cruel et indélicat. Manifestement elle ne pouvait y croire, c'était donc une franche raillerie à son égard. Était-ce ainsi qu'elle accueillait ses clients ?

Il choisit d'en rire pour éviter le ridicule, bien que cette entrée en matière lui reste en travers de la gorge, comme les pastilles. Il était plutôt du genre rancunier.
- Non, je n'ai pas eu le temps d'en trouver une autre, répondit-il donc sur le ton de la plaisanterie. Et je n'ai pas rencontré non plus cette personne miracle que vous me promettiez.
A lui de lui mettre le nez dans ses rebuts.

Il s'approcha d'un pas cavalier. De la sorcière et de sa miche.
- Alors ? Qu'est-ce que vous comptez faire pour me dédommager ? M'inviter à déjeuner ?

La sorcière rit, déclara qu'elle ne le croyait pas. S'il lui disait pourquoi il était réellement venu, elle ne le croirait pas non plus. Il prenait plaisir à imaginer la tête qu'elle ferait... Elle n'était sans doute pas aussi décomplexée dans la réalité que dans son rêve.

- Bah, une miche est une miche, répondit-il en en déchirant un bout sans la moindre gêne.
Il porta le morceau friable à ses lèvres en la regardant bouger dans la pièce. Elle croyait peut-être qu'il mangeait des petits fours en collants toute la journée ?

- Si vous le dites, commenta-t-il en la regardant poser la théière sur la table. Vous allez encore m'engourdir avec votre tisane magique ? Je ne me laisserai pas faire, cette fois !
Il hésita à lui demander, pour les pastilles, mais renonça. Il ne voulait pas passer pour un pleutre.

- Mélisse, répéta Vaillant, pensif.
Il venait de se rappeler que c'était aussi son nom.

Content d'être à nouveau en possession de cette information, il sourit et accepta la chaise. Observant, tranquille, la sorcière verser son infusion. Elle n'avait sorti qu'une seule tasse. Avait-elle pris au sérieux sa plaisanterie ? De même que pour le repas ? Il devait passer pour un grossier personnage. Mais après tout, c'était elle qui avait commencé.

Il allait répondre quand elle plongea son doigt dans le pot de miel. Il la regarda, bouche bée. C'était exactement comme dans son rêve.

- N'importe quoi, réagit-il enfin, songeant à la fois à sa fantasmagorie et au repas du midi.
Le menu n'avait pas d'importance. Rien d'autre que les lèvres de Mélisse n'avait d'importance, en cet instant précis.

Cette femme était un ours, en plus séduisant. Malgré son camouflet, il devait bien reconnaître qu'elle lui faisait de l'effet.

Mélisse rougit et referma le pot de miel. Voila qui n'était guère encourageant, et Vaillant s'en voulut de l'air stupide qu'il avait dû avoir. Les hommes n'étaient guère à leur avantage dans ces moments où le sang ne bat plus la tempe.

Par la suite la sorcière l'ignora complètement, concentrée sur sa tasse. Pour finalement s'approcher de lui, proche, trop proche. Surplombé par ses atouts féminins et effleuré par ses cheveux bruns, Vaillant aurait pu trouver le tableau sensuel, mais il n'en fut rien. Il se sentait plutôt comme le mulot que le faucon guette. C'était pour le questionner qu'elle l'abordait ainsi. Cette femme ne lâchait donc jamais rien ?

- Et vous ? Pourquoi êtes-vous si obsédée par la vérité ? Ne pouvons-nous pas simplement parler de la pluie et du beau temps ? Déjeuner avec un inconnu : est-ce donc si incongru ? répondit-il, à la fois sincère et dissimulateur.

La sorcière battit en retraite et Vaillant savoura sa petite victoire. La vérité l'ennuyait. Le rêve était bien plus intéressant.

Renversant sa chaise sur deux pieds, il regarda la propriétaire des lieux fermer boutique. Si elle savait ce qu'il avait en tête, elle ne s'enfermerait pas ainsi avec lui. Enfin ! il n'était pas une bête sauvage, et il n'y avait rien de mal aux fantaisies de l'esprit. D'ailleurs la sorcière n'avait pas l'air de dédaigner sa compagnie, ni sa proximité ; car elle n'avait pas essayé de le mettre à la porte.

Il sourit à sa question, lui concédant cette victoire là. La météo n'était pas son sujet de conversation favori. D'ailleurs il n'avait pas tellement envie de parler.

- Vous n'auriez pas du vin ? demanda-t-il, levant les yeux vers elle.
Il s'attendait déjà à sa désapprobation, comme lorsqu'elle avait dit que l'alcool n'était pas la solution. Mais il n'avait pas de problème.

La désapprobation ne vint pas. Au contraire, la sorcière lui servit un godet de vin bien rempli. Vaillant leva son verre dans sa direction, et le porta à ses lèvres. La boisson n'était pas terrible, bien que familière ; c'était le genre de vin que l'on buvait dans les tavernes du bourg, et son goût lui rappelait davantage le goût du lendemain. Mais il n'eut pas une mimique. Outre le fait qu'elle avait déjà insisté deux fois sur leur différence de rang, comme si sa modestie la gênait, Vaillant ne cherchait pas à battre aujourd'hui son record de goujaterie.

Il la regarda fourrer le poisson puis regarda ailleurs. La vue ni l'odeur ne lui étaient agréables, à lui, habitué au tout prêt - tout cuit. Son regard glissa sur le chat, toujours alangui et qu'il envia un instant, avant de se fixer sur le petit tableau sur la cheminée.
- Oh, rien de bien nouveau, répondit-il, songeur.
Mais malgré son impression de routine, ça n'était pas exact.
- Il y a de nouveaux Artiseurs au château. Vous avez dû entendre parler de l'Appel d'Art...

Il entra plus profondément dans le tableau.
- Ça fait drôle... De devenir un ancien...
Il réalisa qu'il se confiait. Son esprit réintégra la boutique et il s'expliqua. (Mélisse demandait ce qu'il devenait, mais elle ignorait ce qu'il était, avant. Dans les lignes de ses mains, elle n'avait pas dû lire tant.)
- J'étais à leur place, il y a deux ans. Tout fraîchement arrivé de Bauge. On y fait du vin fameux, il faudra que je vous en ramène quelques bouteilles au printemps... Gourmande comme vous êtes.

Le poisson aussi eut droit à sa dose de miel. Vaillant devait avouer qu'il préférait quand Mélisse léchait ses doigts que la cuillère venant des entrailles de l'animal. Quand elle revint, il fut content que l'écailleux ne soit plus entre eux. L'odeur qu'il répandait, rôti sur les braises, était déjà plus agréable.

- Oui, répondit-il.
Il venait de le lui dire, non ? Enfin... l'Art, comme tant d'autres, elle n'y connaissait rien.
- Lors du précédent Appel. On ne peut pas vraiment y résister. C'est comme une voix dans votre tête qui répète et répète, jusqu'à ce que vous cédiez...
Silence songeur.
- Cela dit, je n'étais pas mécontent de quitter ma ville natale. Connaître un peu d'action... vous savez comme on est quand on a vingt ans !

Combien en avait-elle ? Dix de plus, sans doute. Et lui seulement trois. Même s'il se sentait plus âgé. Sans doute que les guerres vieillissaient.

- Et vous, vous êtes une Montagnarde pleine de vices, plaisanta-t-il.
Coup de bluff. Dans son rêve, elle lui avait dit venir de ce Royaume.
- Je serais curieux de savoir lesquels, reprit-il avec un sourire de défi.
Qu'elle soit vraiment vicieuse, il ne le croyait pas.

Vaillant se pencha vers la sorcière, comme pour se confier encore.
- Si, justement, je veux savoir, répondit-il tout bas, comme si le chat risquait de les entendre.

Il était certain qu'elle se jouait de lui. Ou peut-être était-ce ce qu'il avait envie de croire. Qu'elle n'était pas mauvaise. Qu'il avait l'avantage du vice. Oubliées, ses suspicions sur la dangerosité des pastilles et du reste. Elle était, au mieux, une magicienne comme lui ; au pire, un charlatan. Dans les deux cas, une femme qui se prenait au jeu. Il en était sûr à présent : elle flirtait avec lui. Peut-être même que tout était intentionnel : le rideau à l'entrée, le miel dégoulinant et les questions indiscrètes...

- Il me faut savoir. Je suis peut-être votre prochaine victime... murmura-t-il, l'imagination emballée.

Vaillant fut plus troublé par les paroles de la sorcière que par sa proximité provocante. Cela ressemblait trop à son rêve. Jusqu'où pouvait aller la coïncidence ?

- Je suis très déçu, feignit-il en la regardant boire son vin. Vous faites bien des amulettes, alors pourquoi pas des potions ?

Prenant appui à son tour sur la table, il se leva pour lui reprendre le gobelet. Posant une main insistante sur la sienne.

- Avez-vous le pouvoir d'inspirer des rêves ? chuchota-t-il, présentant un flanc aussi faible que sa main était forte.

Vaillant n'avait pas eu l'intention de menacer Mélisse, pourtant il lui sembla qu'elle se raidissait.
- Simple curiosité, répondit-il en desserrant les doigts.

Il n'allait pas lui avouer qu'il avait rêvé d'elle, ce qui le mettrait dans la position inadéquate de l'amoureux transi ou du pervers. Pervers, l'était-il, pour être venu ici poursuivre le fil de sa fantasmagorie ? S'il ne pouvait révéler ses intentions, c'est bien qu'elles étaient mauvaises, quand bien même il n'y avait rien de mal à badiner comme ils l'avaient fait quelques secondes plus tôt, avant que le charme ne se rompe.

Il lâcha tout à fait la main de la sorcière et se rassit à sa place, sur le siège qu'il s'était octroyé pour ce déjeuner qui tout compte fait, n'était peut-être pas une bonne idée. Dans la pièce, rien n'avait bougé, mais l'odeur de poisson rôti planait désormais.

- Je ne veux pas m'imposer. En vérité, il n'y a rien à dédommager, reprit-il avec une honnête simplicité.

Mélisse s’efforça de rétablir entre eux la proximité perdue - mais différente, presque maternelle. Elle était penchée vers lui et parlait doux comme à un enfant récalcitrant.

Malgré l'invitation réitérée, ces précautions agacèrent Vaillant. La sorcière l'avouait : elle ne comprenait pas, et c'était criant. Il croyait pourtant avoir émis les signaux par son attitude cavalière. Peut-être avait-il perdu la main - ou bien c'était elle qui ne comprenait rien à rien.

- Peut-être parce que vous cherchez à comprendre le client, et pas l'homme, répondit-il, résolu à parler clair pour sortir de l'impasse. Précisément je suis juste venu vous voir, Mélisse. Pas me confier ou chercher un remède... Je vais bien, croyez-moi. Considérez que vous m'avez guéri.
Il sourit. Sceptique, vraiment ?

- A présent que les choses sont claires, acceptez-vous de déjeuner avec moi ? reprit-il.
Il était difficile d'ignorer le sens de son invitation désormais.

Mélisse eut l'air surprise - un peu trop surprise, même. Ça devait bien lui arriver qu'on s'intéresse à elle ! A moins que cette aura dont elle jouait fasse fuir les hommes, si tant est qu'elle ne soit pas déjà mariée, comme elle l'avait dit dans son rêve... Si elle avait été mariée, elle ne l'aurait pas invité, si ? Son invitation était clairement galante, quoiqu'il se prenne à douter : les choses entre eux semblaient bien plus convenues depuis que l’ambiguïté de sa présence ici était levée. Ils pouvaient se tutoyer à table et se raconter leur vie, ils n'en étaient pas plus proches que lorsque la sorcière s'était penchée sur son client.

Sa curiosité vis à vis de l'Art se confirmait, mais Vaillant ne pouvait pas lui en vouloir. Qu'avait-elle dit ?
Je m'adresse aux corps et aux cœurs, l'esprit n'est pas mon domaine.
Eh bien, c'était son domaine, à lui - et l'Art était assurément ce qu'il y avait de plus intéressant dans sa personne. Son reliquat de gloire. Sa part de mystère quand en réalité il n'était qu'un homme diminué aux instincts et aux rêves tout à fait communs. Peut-être devait-il la conserver intacte, n'en pas parler ? Y était-il seulement autorisé ?

- Non, juste le matin, depuis l'aube, répondit-il finalement, ne voulant pas passer pour un oisif. En temps de paix.
Lors de la guerre, ils avaient Artisé comme des acharnés, enchaînés par la soif et l'ivresse de la victoire, jusqu'à ce que la Vague les balaie. Vaillant ne savait toujours pas s'il y avait un lien de cause à conséquence, si la crue avait été une punition magique, divine, ou une simple coïncidence meurtrière.

- Le château ne manque pas d'occupations, poursuivit-il, peu désireux de se replonger dans ce passé qui déjà lui obscurcissait le front.
Ardent n'était pas du genre à les astreindre à des heures de lecture à la bibliothèque. Ses séances étaient intenses mais s'arrêtaient là. Au final et malgré la fatigue mentale, les Artiseurs du Clan avaient sans doute plus de temps libre que les petites gens qui tenaient commerce, comme Mélisse. Mais n'était-ce pas le privilège du talent et de la noblesse ?

Il n'y avait pas vraiment d'intérêt à lui décrire ses multiples activités, peu passionnantes en elles-mêmes. Vaillant s'entraînait à l'arc, se délassait aux bains, peuplait la salle commune - discutant avec divers courtisans, observant leurs filles, jouant aux cailloux avec d'autres membres du Clan, écoutant les ménestrels de passage, buvant ou rêvassant dans la chaleur des grands âtres. Parfois il profitait de la compagnie de Shyrin, faisait quelques excursions au Bourg ou aux alentours. Plus rarement il restait dans sa chambre à nourrir des regrets sur sa vie passée - plus vive sous tous les aspects.

- Il est vrai que les journées d'hiver sont parfois longues... souffla-t-il avant de se rendre compte qu'encore une fois il se confiait.
- Mais vous - mais toi ? C'est encore moi qui parle et toi qui écoute.
Et, pour lui délier la langue, alléger l’atmosphère ou par simple réflexe, il leur resservit à tous deux du vin.