Dans la tête de son supérieur hiérarchique, Murmure devait sans doute être une sorte de chien de garde très fidèle et très obéissant mais extrêmement réactif en présence d’autres chiens. Du moins, c’est ainsi que le soldat justifiait le fait que la plupart de ses patrouilles se trouvaient à l’aube ou au crépuscule, dans les coins les plus isolés de Castelcerf. Lors des noces du roi, il avait été assigné à la porte du duc de Bauge et n’avait été relayé que le temps de prendre quelques heures de sommeil  entre les fins de matinée et les débuts de soirée, un bon moyen de veiller à ce que son comportement soit exemplaire.

Aussi crut-il à une mauvaise blague lorsque, à l’approche du voyage du roi vers Béarns, son nom fut énoncé dans la liste des gardes qui feraient partie de l’escorte royale. Murmure était le seul de sa troupe à avoir été appelé, il ne pouvait s’agir que d’une erreur!

Mais voilà que les remparts de Castellonde se découpaient sur l’horizon, de plus en plus hautes et menaçantes et nulle âme n’avait encore questionné la présence du soldat et de sa chienne. Au contraire, il avait même été libéré, peu avant l’entrée de la caravane dans la forteresse, avec pour seul ordre celui de se trouver décrassé et en bel uniforme dans la salle des gardes une demi-heure avant le dîner officiel. Ce qui lui laissait deux petites heures pour s'éloigner de la cohue.

Après s’être emparé des deux dernières carottes de sa sacoche, il abandonna ses affaires et son cheval aux mains d’un garçon d’écurie débordé et s’en alla d’un pas vif de là d’où il était venu, Braise sur les talons.
Le vent du nord apportait avec lui quelques flocons venant s’ajouter au manteau de neige qui recouvrait déjà le paysage. Ce n’est qu’en quittant l'abri des épais murs que le soldat perçut à qu’elle point  la crinière de sa monture s’était avérée efficace pour protéger ses mains du froid. Il n'avait à présent plus que sa cape de laine qui semblait bien ridicule face aux rafales glaciales. Murmure ne se laissa pas impressionner pour autant et, remontant le col de sa tunique sur son menton, continua face au vent en direction de la côte.
Le chemin jusqu’à la mer se révéla être plus compliqué mentalement que physiquement. Les éléments étaient familiers, ramenant à la surface des mémoires que trop bien enfouies.

Le soldat essaya en vain de repousser les images qui émergeaient des profondeurs de son esprit mais le flux de plus en plus abondant vint bien vite à bout de ses remparts. Soudainement, les cris du vent se muèrent en hurlement de désespoir, les flocons en se posant sur son front revivaient la sensation de la hache fendant son crâne. Les craquements de la neige n’étaient pas si différents de ceux de ses propres os, cet homme à qui il avait coupé un bras avait-il eu cette même sensation d’engourdissement qu’il sentait à présent dans ses jambes? Les pensées se suivaient de plus en plus absurdes et apocalyptiques si bien que Murmure avait le cœur au bord des lèvres lorsqu’il arriva enfin sur le bord de côte. La vue de l’océan déchaîné lui fit le plus grand bien, et ce n’est qu’en voyant les vagues exploser sur les rochers qu’il fut capable de reprendre son souffle et respirer librement. Le sang ne sera pas versé sur les côtes de Cerf ou de Béarn. Du moins pas aujourd’hui. Pas avant le retour de l’été.

Alors qu’il empruntait un sentiers longeant la mer, le soldat aperçut au loin, une silhouette sombre se découpant sur le ciel blanc. Cette vue le laissa quelque peu méfiant.

* Qui serait assez fou pour se balader par ce temps-là sur les côtes? Cela ne peut pas être un pêcheur ou un agriculteur. Un marchand peut-être?

Il continuait de s'approcher, s’arrêtant par intermittence pour absorber l'impact d’une rafale plus forte que les autres.

* Ou un soldat… Ou un noble.

D’un air distrait, il envoyait valser quelques cailloux de la pointe de sa bottes, lesquels Braise se faisait un plaisir de courser.

* Ce n’est pas un marchand, le temps d’un marchand vaut de l’argent, il doit donc s’agir d’un garde envoyé en inspection… Inspection de quoi?

La silhouette ne ressemblait pas aux silhouettes de ses frères d’armes de Béarns. Si l’individu avait la carrure d’un guerrier il n’en avait pas l’apparence et c’est sans doute l'absence d’une chevelure malmené par les bourrasques qui, inconsciemment, incita Murmure à s'asseoir sur un rocher et cesser son inspection.
A la manière du chien de garde qu’il était, il se contenta de signaler sa présence par la seule action de ne pas se cacher et sa disposition par le seul fait de plus bouger. Si sa présence était désirée, un signe de la part de l’inconnu suffirait à le faire venir.
Le soldat se contenta donc de fixer la mer, gardant la silhouette dans sa vision périphérique. Braise vint rapidement le rejoindre, s’allongeant sur ses pieds glacés. Ensemble il partageaient donc les deux carottes, contemplant leur fragilité face aux éléments.

Murmure n’était pas du genre à se plaindre de son sort, patienter immobile, muet et sourd aux réclamations de son corps, cela avait toujours fait partie de ce que l’on attendait de lui. La main sur la garde de son épée, il avait laissé son esprit divaguer. Le cuir de la poignée commençait à tomber en lambeaux. Devrait-il le remplacer où demander une nouvelle arme? Une nouvelle épée lui avait bien été offerte à son retour à Castelcerf mais la fine lame et la garde enjolivée l'avaient, aux yeux du garde, reléguée à simple arme d'apparat. Il avait néanmoins aperçu le maître d’arme démontrer quelques techniques avec une lame similaire. Peut être en ville valait elle quelque chose, mais contre les haches Outriliennes elle serait certainement inutile! A moins qu’elle ne soit plus adaptée pour les combats en lieux exiguës. C’était sans doute une mode inspirée des équipements martiaux de Chalcède.
Il avait ainsi continué le flot de ses pensées et était perdu au milieu d’une analyse des armes Chalcédienne lorsque la silhouette se décida enfin à bouger.
À jouer les pots de fleur devant les appartements des régents de Bauge, Murmure avait eu l’occasion de voir défiler toute la plus haute noblesse des duchés. Après une trentaine de pas, il finit par reconnaître l’homme aux cheveux grisonnants et à l’alcool triste. Sa présence dans les couloirs du château et sur cette falaise indiquait qu’il s’agissait du duc de Béarns.
Pendant un instant le garde se demanda si son allégeance aux Loinvoyant s’étendait instantanément aux autres duchés. N’ayant guère à qui poser la question, il finit par se convaincre qu’il n’avait pas de compte à rendre à Béarns.
Le noble s’introduisit par un trait d’esprit accusant le Baugien de n’être guère vêtu pour la région. L'intéressé doutait fort que les paysans du pays ne portent la fourrure à la manière de son interlocuteur mais il soutient le regard condescendant et ne pipa mot.
Braise quant à elle n'avait pas apprécié la proximité de l’individu et s’était levé, dominant Murmure d’une tête, le regard farouche.

- Braise, calme! C’est un ami.

Expliqua le garde en Chyurda. Les mots visait à rassurer autant sa chienne que lui-même. Encouragée par son compagnon, la rousse aux allures de loup s’en alla renifler les doigts offerts, abandonnant le jeune homme aux morsures du vent. Celui-ci, sans broncher, se saisit de la flasque argentée qui lui était offerte.
Des nouvelles de Castlecerf? Oui il en avait sans doute, les commérages allaient bon train. Entre l’absence de la reine servante et les surnoms de plus en plus originaux donnés à la nouvelle reine, les gentilles moqueries des gens du château se politisaient chaque fois plus. Celles des gens du bourg, d’autre part,  devenaient carrément vicieuses. De ces mêmes personnes qui donnaient leur opinion sur tout, Murmure savait que le dénommé Brun Braveterre, duc de Béarns par alliance, était un vieil ami du Roi. Suffisamment d’informations pour le convaincre que donner des nouvelles de Castlecerf ne lui revenait guère.
Il prit une petite gorgée de la flasque histoire de ne pas avoir l’air d’un lapin évaluant ses options de fuite. La sensation d’avoir englouti une torche lui fit perdre le fil de ses pensées un instant. C’était ce genre de boisson que l’on donnait aux mourants dans l’espoir de faire taire leur geignements et malgré ses efforts il ne put étouffer un toussotement.

- Rien que votre fils n'ait pu vous rapporter mon duc.

Finit-il par dire en rendant la fiasque à son propriétaire. Sans un mot il se décala  afin de laisser une place sur la droite de son rocher, invitant silencieusement le noble à prendre place. Braise qui avait fini son inspection s’en alla s’ébrouer à quelques pas avant de s'engouffrer sous la cape du garde, s'installant contre son flanc gauche.
Ne souhaitant pas être la cible de plus de questionnements, Murmure ajouta d’une voix rauque.

- Vous êtes venu admirer le couché de soleil?

Le ciel blanc commençait à se teindre de gris, le jour allait laisser place à la nuit sans cérémonies, une tentative de s’évader discrètement sans doute. Le jour essayerait-il de fuir ses responsabilités? … Non, il n'y a que les hommes pour faire ce genre de choses. Le soleil peut se dérober mais il est toujours au rendez-vous le lendemain.
Déjà l’esprit de Murmure se laissait emporter, et bientôt, un chant épique avec le jour et la nuit comme protagonistes venait emplir son imagination.

À la mention de la cité des montagnes, Murmure était sorti de ses pensées pour immédiatement y retomber plus profondément encore. Il lui fallut quelques secondes d’introspection pour se rendre compte qu’il parlait la langue de son père avec Braise et que cette même langue était parlée dans le royaume des montagnes. Arrivé à cette réalisation, il poussa un soupir. Si le duc désirait s’informer de l’existence d’un quelconque lien avec les montagnes, pourquoi ne pas le demander directement? Ou alors les paroles étaient pure coïncidence? Nerveux, ne sachant quoi répondre à cette affirmation perdue dans le vent, le soldat posa pied à terre, s’étira temps bien que mal et épousseta la neige accrochée à ses cheveux.
En temps normal, Murmure aurait simplement haussé les épaules et ignoré le sujet mais jusqu’à ce moment, jamais personne n’avait associé son charabia avec les Chyurdas et ce serait mentir que de dire que l'événement l’avait laissé de marbre.
Sous son manteau, le soldat croisa les bras pour protéger ses mains du froid. Il finit par jeter un regard vers Brun.

“ - Comparer Jhaampe et Castellonde, c’est inattendu…

Puis il jeta un coup d'œil vers l’ouest où l'on pouvait deviner le soleil descendant et aligna quelques mots maladroits dans une tentative de répondre à la question dissimulée.

“ - La ville doit déjà être montée… “

Le souvenir de son père expliquant qu’il était systématiquement le dernier à faire passer ses Jeppas et à installer sa tente dans la cité éphémère arracha un sourire à l’homme silencieux. Sourire qui s’évapora bien vite, submergé par l’amertume.
Le roi et sa délégation devaient déjà s’être posés à la forteresse. Les courtisans vêtant leurs beaux apparats et les gardes traînant dans les étuves, racontant quelques exploits guerriers tant fictifs que réels.
Murmure vint à la conclusion, un peu tardive, que le duc devrait sûrement être en train de superviser les préparatifs quels qu'ils soient et que, de ce fait, sa présence entre bourrasques et flocons n’était pas banale. Préoccupé, le soldat s’apprêtait à souligner ce premier point lorsqu’une rafale un peu plus insistante que les autres vint lui faire perdre appui. Ses jambes engourdies avaient une réactivité digne de celle d'un hérisson et loin d'offrir un support, le rocher duquel il venait de se lever l’empêcha de se rééquilibrer. Sans en comprendre le menu détail, Murmure se retrouva étalée de tout son long sur la terre gelée qu’il avait jusqu’à présent si bien évitée.

Murmure aurait été plus arrangé si le duc avait choisi de rester à contempler l’obscurité plutôt que de prendre les devants tout en refusant d’être escorté. Alors que le noble lui tournait le dos et s’en allait vers le château, le garde se rassis sur sa pierre et n’ayant plus à feindre quoi que ce soit, se replia en boule sous son manteau avant d’inviter sa chienne à l’y rejoindre. Les doigts plongés sous le double pelage caractéristique des chiens de montagne, il n’avait plus qu’à attendre que son interlocuteur soit suffisamment éloigné pour que le suivre ses pas ne soit pas considéré comme une escorte.

Venu s’isoler dans les bourrasques gelées de Béarns, le jeune homme s’était retrouvé à devoir penser, parler et avait même fini par émettre des opinions. Les affaires de famille tout comme celle de politique ne l'intéressaient guère et pourtant, le fil de sa vie découlait de ces histoires, il serait probablement sage de ne pas les ignorer. Lasse, la fatigue menaça un instant de l’emporter dans les méandres d’un sommeil duquel il eût été compliqué de sortir.

Braise ne lui en laissa pas le temps. Jugeant qu’elle n’avait plus aucune raison de jouer les chauffage particulier, elle se contenta de s’extraire habilement de l’étreinte de son maître. Ce dernier finit par reprendre pied à contre cœur et, une main sur le collier de la chienne, s’en alla sur les traces du duc vers le château en fête, vers les montagnes endormis, vers les dernières lueurs d’automne.