- Oh...

Brun était dans un tel état, il semblait avoir tant de peine à trouver ses mots, qu'elle voulut bien croire qu'elle avait mal compris son discours. De toute façon, il était trop tard - ou trop tôt - pour réfléchir clairement à tout cela. Elle repoussa toutes ses pensées troublantes et extravagantes pour rester concentrée sur son oncle qui ne paraissait pas savoir quoi faire de son seau d'eau fraîche.

- Ça devrait être pareil oui, sans doute... Mais pensez-vous que je serais l'héritière des Duchés si on avait le moindre doute sur l'identité de mon père. Et croyez-vous sincèrement que Papa me traiterait de la même manière si c'était le cas ?

Pourquoi avait-elle dit ça ? Pourquoi s'acharnait-elle à faire de la peine à Brun ? car elle savait bien que c'était cruel de lui mettre ça sous le nez et d'insister en appuyant là où ça faisait mal... Peut-être parce qu'elle lui en voulait au fond d'elle d'avoir laissé ainsi son meilleur ami dans la tourmente et le doute toute sa vie. Elle sentit qu'il le regardait en l'interrogeant sur Espoir mais cette fois ce fut son tour de détourner les yeux.

- Il veut croire qu'il est né de l'amour et non de la haine, pouvez-vous vraiment l'en blâmer ? Répondit-elle doucement.

Aimée soupira profondément. Brun exprimait ses propres regrets sans fards ni détours. Elle s'accroupit devant lui et posa une main sur son genou près du seau d'eau dont il n'avait pas l'air décidé à faire usage.

- C'est le meilleur homme que je connaisse et le meilleur ami que j'aurai jamais, c'est pourquoi je ne peux l'épouser.

C'était difficile à expliquer et elle se doutait bien que, quoi qu'il en soit, la plus grande part de ce qu'elle dirait entrerait par une oreille du duc et sortirait pas l'autre sans laisser la moindre trace de son passage tant il était encore alcoolisé.

- Je l'aime plus qu'un frère, plus que moi-même. Il est comme une extension ou un double, je sais ce qu'il pense et il sait ce que je pense aussi, comprenez-vous ? Je me demande parfois comment il se fait que nous ne soyons pas nés en même temps de la même mère.

Elle eut un bref sourire à l'évocation du vague et triste rêve d'avenir qu'Espoir avait dû formuler fort maladroitement devant son père.

- Croyez-vous vraiment que je le laisserais s'effacer ainsi du monde et rester solitaire ? Je ne peux pas être l'amante qu'il désire mais je ne le laisserai jamais seul, vous m'entendez ?

Finalement c'était confus pour elle aussi. Elle ne voulait jamais le quitter mais pas se l'attacher pour toujours. Elle voulait l'avoir toujours auprès d'elle mais trouver l'amour et un compagnon en même temps. Tout cela promettait d'être aussi compliqué que leurs idées.

L'oncle Brun se mit à vomir bruyamment et Aimée se détourna pour lui laisser un peu d'intimité. Elle se doutait qu'il n'avait pas écouté grand chose de ce qu'elle avait dit, ou plutôt qu'il n'en aurait rien retenu le lendemain.

Cela dit, elle ne s'était pas attendue à résoudre ses problèmes cette nuit avec la père d'Espoir rond comme une barrique. Il faudrait l'appui et les arguments d'Acuité, son propre poids et celui d'Espoir, et même tout cela ne serait peut-être pas suffisant pour faire fléchir son père.

Quand l'ignoble bruit cessa et qu'il lui sembla que Brun cessait de geindre, elle revint à lui et lui prit le seau des mains. Une fois le récipient vidé dans un tas de fumier, elle le nettoya, le remplit à nouveau d'eau et le rapporta à son oncle.

- Rincez-vous et buvez un peu d'eau, mon oncle, l'enjoignit-elle doucement. Après ça, je vous aiderai à vous coucher.

Dans son état, elle ne pouvait décemment pas le ramener à ses appartements. Sa tante Acuité ne méritait pas de recueillir un tel ivrogne dans son lit à cette heure matinale. Et Brun payerait ça bien plus cher qu'il ne le méritait, lui aussi. Non, mieux valait qu'il découche et raconte avoir dormi avec la garnison ou n'importe quelle autre ânerie que les hommes étaient capables d'inventer. Acuité choisirait elle-même si elle voulait croire à ce pieux mensonge.

Une fois Brun quelque peu rafraîchi et dessoulé, elle l'aida donc à se remettre sur ses pieds et repassa son bras autour de ses épaules pour le soutenir. Ils crapahutèrent ainsi tant bien que mal jusqu'à l'écurie. Il lui restait quelques heures de sommeil avant qu'on ne vienne le déranger là où elle l'installa, dans la dernière stalle vide où l'on entreposait du foin. Là, il serait au chaud et à l'abri.

Une fois bien installé, elle le laissa et remonta à ses propres appartements aussi discrètement qu'elle le pouvait. Il n'était plus question de sortir à présent. Non seulement il était trop tard mais de plus, elle avait bien trop de choses auxquelles réfléchir. Même si tout était confus et si Brun avait nié la piste qu'elle avait évoquée, elle ne pouvait pas s'empêcher d'y penser. Une fois débarrassée de sa cape et rafraîchie, elle grimpa donc à la tour où elle savait trouver les chroniques du règne de son père qu'on mettait à jour chaque année.