La vie est courte

Les deux amants jurèrent infidélité, et Vaillant fut soulagé. Après ce soir, il reverrait Chiara, même si ce serait dans un an, dans six mois. Leur amour ne vieillirait pas ; au contraire, le temps le rendrait plus fort, car c'était du temps qu'ensemble ils n'avaient pas. Colère et frustration durciraient sans doute leurs ébats, mais qu'importe, tant que la passion était là. Et la passion était là.

Contre son dos, Vaillant se laissa engloutir par le baiser de Chiara. Dans ses mains, il cueillit ses deux seins. L'une de ses mains descendit - son sternum, la ligne de son ventre, jusqu'en bas, jusqu'à son intimité qu'il caressa. Elle était encore mouillée de leurs précédents ébats, qui avaient peut-être un parfum d'inachevé, car très vite il la fit jouir entre ses doigts. Et puis, comme promis, il la laissa prendre soin de lui.

Plus tard, la tête de Vaillant reposait sur la poitrine nourricière de Chiara, et il la laissait caresser ses cheveux avec, sur son visage fatigué, un sourire béat.
- Il paraît que la Duchesse a des questions à me poser. Des tas, souffla-t-il. Qu'elle me les pose maintenant, car nous n'écrirons plus.

Leurs amitiés de papier étaient terminées. Vaillant ne voulait plus de demi-mesures. Il l'aurait rarement, mais pleinement, et alors il n'y aurait rien que la Duchesse puisse lui cacher, ni un centimètre de peau, ni une confidence. Il ne la libérerait que lorsqu'il aurait tout pris d'elle, à la manière des Artiseurs qui des autres, se nourrissaient. Allégresse serait son ruisseau tranquille et Chiara, le torrent dont on ne pouvait maîtriser le courant.

Le temps fuyait comme l'eau entre les doigts et le désir, plus tôt, entre les cuisses de Chiara.

La passion les embrasa à nouveau et les emporta très loin et très haut, là où ils n'étaient plus que deux amants violemment épris l'un de l'autre. Quand ils reposèrent après de nouveaux sommets, elle accueillit Vaillant contre elle et passa doucement la main dans ses cheveux, son autre main reposant sagement sur le haut de son dos en une étreinte tendre et apaisée.

- Non, nous n'écrirons plus. Je ne veux plus de ces mensonges et ces demi-mesures, approuva-t-elle.

Le sourire laissé par le plaisir étirait toujours ses lèvres et rendait ses yeux plus brillants.

- Raconte moi : es-tu heureux à Castelcerf ? Comment se passe ta vie comme artiseur du Clan ? Ardent est-il un guide agréable ?

- Plutôt, souffla Vaillant contre sa peau.
Plutôt heureux : cela avait-il un sens ? Il se sentait incomplet. Il se sentait en attente, en transition entre un état et un autre. Il avait beaucoup d'espoirs pour l'avenir. Il n'était pas malheureux, mais il ambitionnait à court terme un bonheur éclatant. Amour, gloire et santé.

- Le Clan est... différent, depuis la Vague, dit-il en choisissant ses mots, sans savoir si Chiara comprendrait. Nous avons perdu plusieurs éléments.
Chiara le savait. Elle avait vu, à Castelorme, l'état dans lequel Vaillant se trouvait : le corps débile, l'esprit absent. A sa longue convalescence, elle n'avait pas assisté, et ne mesurait sans doute pas la quantité d'amour, de nourriture et de volonté qu'il lui avait fallu pour se relever.

Et pourtant, Vaillant était chanceux. D'autres ne s'en étaient pas sortis. Trop proches de la Vague. Trop faibles. Pas assez entourés. Il ne comprenait toujours pas comment Acuité en avait réchappé.
- Plusieurs, c'est beaucoup. Il y a eu un nouveau Appel, mais rien de concluant, poursuivit-il, sans égards pour Shane qui avait rejoint le Clan.

- Ardent...? "Agréable" n'est sans doute pas le meilleur mot pour le qualifier, dit-il en riant.
Puis, plus sérieusement :
- Ardent est audacieux. Nous prenons plus de risques. Nous faisons des miracles.
Il sourit béatement. Effet des caresses de la Duchesse ou de son orgueil satisfait ?
- La Reine était condamnée. Nous l'avons ressuscitée, précisa-t-il afin que Chiara puisse s'extasier.

Absorbé, il tâta son genou douloureux.

Plutôt heureux c'était mieux que pas du tout, mais c'était encore une demi-mesure et elle espérait bien mieux pour lui. Il n'était pas encore pleinement relevé ni de la guerre ni de l'accident qui lui avait coûté sa jambe et son glorieux avenir, elle le sentait sans peine. Peut-être à cet égard le mariage lui ferait-il du bien ? Le regard énamouré d'une jeune fille admirative et qu'il aurait sous sa coupe flatterait son ego et sa virilité, lui donnant sans doute plus d'allant et d'assurance. Mais pour elle, ça lui donnait seulement envie de gifler cette gourde qui lui prendrait les attentions de son amant. Il se perdrait entre ses cuisses et scruterait les moindres changements de son ventre dans l'espoir de voir sa descendance y prendre racine, chose qu'elle-même ne pourrait jamais faire pour lui, bien qu'elle soit certaine que Vérité était son fils.

Chassant ces pensées, elle revint à Vaillant et au clan d'Art qu'il lui décrivait à présent. Le nouveau clan puisque l'ancien avait été décimé par la vague. Bien sûr, elle n'entendait rien à cette magie ni à ses effets. Elle ne l'avait expérimentée qu'une fois, longtemps auparavant à Castelorme, quand il était entré dans sa tête de force pour y lire ses sentiments et déverser les siens. Eda que cela lui paraissait loin. Dans une autre vie, même. Elle se rappelait fort bien en revanche dans quel état il avait été ramené du front et son désespoir d'alors. Elle avait du le laisser partir, le laisser se faire soigner par d'autres mains et prodiguer un autre amour que le sien. Elle en avait été déchirée. Mais il était revenu. Il revenait toujours finalement, plus brillant et plus fort, tel un roseau qui grandit, épreuve après épreuve.

- L'Art peut donc faire cela ? Soigner un corps ? On dit que la Reine a été sauvagement attaquée à coups de lame... Vous avez réellement pu la guérir ?

C'était proprement fascinant mais cela la questionnait aussi sur la blessure qu'il avait lui-même subie plusieurs années auparavant. Pourquoi n'avait-on pas usé de cette magie sur lui pour lui rendre la mobilité de sa jambe ? Elle vit qu'il passait les doigts sur son genou, ses pensées cheminant sans doute dans la même direction, mais elle n'osa pas lui demander de crainte de raviver une souffrance encore trop présente. Levant la tête, elle promena ses lèvres sur son front et le serra contre elle avec un léger soupir d'aise.

- Cette magie est incroyablement puissante, je ne m'en rendais pas compte... La Reine se remettra-t-elle pleinement ?

La surprise de la Duchesse fut du miel sur l'orgueil de Vaillant. Sous les baisers et l'admiration de Chiara, il se sentait heureux, pleinement cette fois. L'Artiseur n'avait pas la sensation d'être assez reconnu pour son talent et son exploitation. Leur apprentissage de l'Art était lent et laborieux ; leurs missions étaient confidentielles ; ils ne pouvaient parler de leur magie à l'extérieur du Clan, et quand bien même... comment l'expliquer à ceux qui n'en étaient pas doués ? Vaillant faisait à Chiara des confidences sur l'oreiller, sachant qu'elle resterait à la surface des choses, et ne se gênait pas pour omettre certains aspects de la réalité. Comme le rôle très mineur, du moins le jugeait-il, que le Roi lui avait attribué dans la guérison de sa Reine. Comme le caractère expérimental de la guérison en question. En vérité, ni Vaillant, ni Vainqueur, ni Ardent, ne savaient vraiment ce qu'ils faisaient.

- Je l'espère, répondit-il. Ses plaies sont refermées, mais son corps a besoin de temps pour se remettre. Comme les nôtres.
Vaillant lui-même gisait dans les bras de sa belle, dans une détente qui ne devait pas tout à la satiété des sens. Malgré qu'il soit moins éprouvé que Vainqueur et Ardent, Vaillant était - encore - convalescent. Que croyait Chiara ? S'il avait été en pleine possession de son énergie, le jeune homme ne lui aurait pas laissé de répit jusqu'à enfin entendre le cri. Du moins se plaisait-il à le croire. Levant vers elle un regard égrillard, Vaillant mordilla le bout de son sein. Et reprit, avec la même facétie :
- La magie a un coût. Tu aurais vu la tête du Roi à la fin de la séance !
Il mima une mine déconfite et éclata de rire. Chiara Lunabille ne portait pas non plus Vainqueur Loinvoyant dans son cœur, surtout depuis Gardebaie. Cette haine qu'il avait rarement laissée paraître, Vaillant pouvait, dans une certaine mesure, la partager avec la Duchesse. Et la Reine ? Chiara s'inquiétait-elle sincèrement pour elle ?

Vaillant, oui, même s'il mettait en sourdine ces sentiments. Shyrin se remettait lentement. Shyrin était la chose de Vainqueur, désormais. Il ne devait plus l'oublier. En pensée, le Baugien revit sa face blanche et parfaite, comme un masque mortuaire dont le temps aurait abîmé les lèvres. Le sang qui imprégnait les bandages de ses deux épaules, comme si on l'avait suspendue ses bras en croix, supplice qui se pratiquait en Bauge, et qu'on infligerait peut-être à ceux qui l'avaient attaquée. Vaillant pressa sa joue contre la poitrine chaude et réconfortante de Chiara.
- Eda soit louée, tu n'étais pas à cette chasse, murmura-t-il. Ces barbares de Chalcédiens...
Vaillant s'interrompit. Il avait oublié que la Duchesse était l'une des leurs, au temps jadis. Un secret honteux à moitié confessé. Lui aussi, restait à la surface des choses. Mais il voulait Chiara au plus profond, et il n'avait pas les mêmes scrupules sur les sujets qui pouvaient la blesser ou pas.

- Raconte-moi... Raconte-moi d'où tu viens, murmura-t-il encore en se hissant sur elle, couchée sur ce dos qui recelait encore tant de secrets.

Chiara tressaillit à la morsure de Vaillant sur son sein puis éclata de rire, partageant de bon coeur sa belle humeur et ses moqueries irrévérencieuses envers le Roi. La haine de Vainqueur Loinvoyant ne l'avait pas quittée, moins encore à présent qu'il avait spoliée les siens de la moitié de leur duché. L'évocation du coût de la magie la ramena pourtant à Vaillant et c'est un peu inquiète qu'elle scruta ses traits, une mains délicate sur sa joue.

Il changea de sujet pourtant, les ramenant à la chasse à laquelle elle n'avait effectivement pas assisté, Eda en soit louée, et surtout à son propre passé. Pour la première fois, i lui demandait des choses intimes, il voulait réellement savoir. Elle se souvenait de son regard exprimant une certaine forme de dégoût la première fois qu'il avait vu son dos et senti les reliefs sous ses doigts. Cette fois c'était différent. Elle plongea son regard dans le sien, cherchant la certitude qu'il savait ce qu'il demandait, puis lui accorda une fois de plus cette confiance sans plus d'hésitation.

- Je suis née très loin d'ici, au milieu des terres chalcédiennes... Dans une famille de paysans. J'en suis partie très jeune... Un peu avant d'atteindre dix ans, je pense.

Le souvenir refoulé de l'image des siens la heurta et la fit frissonner légèrement. Il n'y avait guère que pour lui qu'elle pouvait exhumer ces souvenirs car elle croyait presque elle-même à la vie inventée par ses soins pour justifier son origine mystérieuse.

Vaillant bascula à côté de Chiara. Le corps au repos, un coude replié sous sa tête, les yeux grands ouverts - malgré le sommeil qui rôdait -, il l'écoutait. Il regardait ses lèvres parfaites qui prononçaient des mots parfaits, dénués de tout accent si ce n'est celui du Sud des Duchés, de même qu'à lui, il restait des traces du parler de Bauge.

Après tout ce temps, Vaillant n'arrivait toujours pas à y croire. La Duchesse de Rippon, chalcédienne. La Duchesse de Rippon, paysanne. C'était peut-être encore plus difficile à avaler. Qu'aurait été pour lui le plus improbable ? S'enticher d'une Duchesse, ou d'une paysanne chalcédienne ? Quiconque le lui aurait prédit deux ans plus tôt, se serait fait rire au nez.

Les Chalcédiens avaient peut-être perdu la guerre, mais ils avaient infiltré les grandes familles des Duchés. Chiara Lunabille. Shyrin Cardia. Acuité Loinvoyant. Leurs enfants étaient moitié chalcédiens. Son enfant était moitié chalcédien, réalisa Vaillant avec un coup au cœur. La frontière avait-elle encore un sens ? Pouvait-il encore y avoir un eux et un nous ? Dans les rues de Bourg-de-Castelcerf, les Chalcédiens avaient attenté à la vie d'une Chalcédienne. Une autre Chalcédienne reposait dans son lit.

- Pourquoi ? demanda doucement Vaillant.
Pourquoi la petite Chiara intacte et dépenaillée qu'il cherchait à se figurer, avait-elle quitté, encore enfant, tous ce et ceux qu'elle connaissait ? Comment était-elle arrivée jusque dans les Duchés ? Avait-elle été victime du trafic humain ? Ce qu'elle allait lui raconter ne serait certainement pas plaisant, et Vaillant se demanda s'il avait bien fait.

Roulant sur la côté, Chiara fit face à Vaillant. Il n'y avait plus rien à lui cacher, plus de pudeur à avoir. Il saurait tout ce qu'il voulait savoir.

- Je savais qu'autre chose m'attendait. Je ne leur ressemblais pas. Je n'étais pas faite comme eux.

Elle ne savait pas comment l'expliquer autrement. Sa destinée l'avait appelée dès son plus jeune âge. Elle avait très tôt eu conscience qu'il y avait plus que cette vie et qu'elle devait tout faire pour sortir de là où l'erreur de sa naissance l'avait placée.

- J'ai changé mon nom et j'ai voyagé jusqu'à la ville la plus proche. Des hommes d'un clan m'y ont trouvée et vendue.

Il allait être irrémédiablement choqué, peut-être dégouté à nouveau. Il ne la verrait plus de la même manière. Mais elle lui devait la vérité. Il avait demandé et elle ne se déroberait pas.

- C'est à cette époque que ma peau a été marquée. C'était une sorte... Une forme d'exotisme, destiné à faire de moi un objet de désir.

Elle ne s'attarda pas mais poursuivit et passa à la partie la plus intéressante.

- J'avais environ seize ans quand je suis arrivée en Rippon. J'ai fait en sorte de me trouver à Castelorme en même temps que le tout jeune Duc et qu'il me remarque. La suite, tu la connais, je pense...

La main sur la joue de son amant, elle scrutait ses traits avec une certaine anxiété.

- Ça va ?

Vaillant cacha ses yeux sous la main douce de Chiara. Sa honte. Il ne répondit pas. Non, ça n'allait pas ! Chiara lui avait déjà confié cela : son sentiment d'être appelée par un destin plus grand ; son ambition qui l'avait menée à séduire le Duc. Lorsqu'elle le lui avait confié, Vaillant avait été frappé par son immodestie et sa volonté ; se sentant sans doute menacé, il l'avait rabaissée et la Duchesse l'avait remis à sa place, parce qu'alors elle n'acceptait pas tout de lui. Mais cette nuit là, à Castelorme, Chiara ne lui avait pas dit qu'elle avait été putain. A présent cela lui semblait tellement évident !

Vaillant n'avait rien contre les putains, au contraire, il les aimait un peu trop. C'étaient dans l'ensemble de braves filles, même si la bravoure n'était pas la première qualité que l'on attendait d'elles, sauf pour leurs pires clients, au rang desquels ne comptait pas Vaillant. Vaillant n'était pas cruel, c'était juste un enfant gâté qui voulait se sentir le plus fort, le plus beau, le plus doué. Les putains vous donnaient ce sentiment contre quelques pièces d'argent ; elles vous soulageaient le corps et parfois le cœur. On n'avait pas besoin de se soucier de leur jouissance ni de leur consentement. On pouvait les prendre sur la table sans se donner la peine de les déshabiller ; on pouvait les pénétrer brutalement dans l'espoir de les faire crier ; on pouvait les souiller jusqu'à s'en faire peur, parce qu'au fond on ne voulait pas les blesser.

Vaillant avait cru que c'était par amour que Chiara l'avait laissé faire tout cela. Mais en vérité, ça n'était que de la soumission. La Duchesse n'était plus une putain, mais ces choses là restaient gravées dans la chair comme les mutilations. Putain de dix à seize ans à voir passer sur son corps un nombre incalculable de Chalcédiens. Et lui qui l'avait prise comme le dernier des clients !

Elle le dégoûtait, il se dégoûtait. Son œil dépassa sous les doigts de Chiara. Comment Raki Lunabille avait pu accepter ça ? L'avait-il d'abord prise dans sa couche, comme tous les autres, avant d'accepter de faire d'elle sa Duchesse ? Étaient-ce les libertés qu'elle avait au lit, qu'il comprenait mieux à présent, qui l'avait ensorcelé ? Et si le Duc avait été capable d'accepter cette perversité, à elle et à lui qui voulait la posséder, pourquoi pas lui, Vaillant ? Pourquoi n'aurait-il pas cette force, celle de la naïveté, de croire que tout ce qu'ils avaient vécu était vrai ; ou celle du cynisme, de se moquer que les soupirs de Chiara n'aient jamais été que ceux d'une putain ?

- Comment t'es-tu enfuie ? Comment l'as-tu séduit ? souffla Vaillant, résolu à boire la coupe jusqu'à la lie.

Bien sûr que non, ça n'allait pas. Comment est-ce que ça aurait pu aller après de tels aveux ? Quand elle lut le mot putain dans ses yeux, la déception lui mordit cruellement le coeur et elle baissa les siens. Elle ne se détourna pas totalement pourtant et attendit qu'il se ressaisisse. Elle avait accepté d'avance son jugement après tout. S'il ne pouvait pas supporter la vérité, tant pis, elle irait soigner sa honte et son coeur brisé dans son duché réduit à peau de chagrin, chez un mari qui ne lui pardonnait rien et où elle devrait lutter pour imposer son dernier né comme héritier, les deux aînés n'étant pas aptes à ses yeux.

- Je n'ai pas...

Elle s'arrêta brusquement et renonça. Il était inutile de se justifier, Vaillant devait faire lui-même son cheminement de pensée. Il déciderait ensuite s'il pouvait encore la regarder et l'aimer.

- J'ai été achetée par un homme juste et bon. Il m'a appris à parler, à lire et à écrire la langue des Duchés. Quand j'ai rencontré Raki, j'avais déjà effacé Chalcèdes de moi.

Sauf de son dos, naturellement. Il était bien trop tard pour changer cela. Mais le Duc l'avait acceptée telle qu'elle était. Du moins l'avait-elle cru à l'époque avec la naïveté de la jeune fille amoureuse qu'elle était alors.

- Je me suis arrangée pour me trouver sur son chemin. Il y a eu un accident et il m'a secourue. Nous sommes restés en contact et peu à peu nous sommes tombés amoureux. Il était fiancé mais m'a préférée. C'est la raison pour laquelle mes beaux-parents m'ont toujours cordialement haïe. Je n'étais pas celle qu'ils avaient choisie et ils exècrent le scandale. Nous avons au moins cela en commun.

Douce ironie, songea-t-elle.
Se taisant enfin, elle garde les yeux baissés. même si elle restait face à son amant, elle n'avait pas le courage de le regarder en face et de lire encore le dégoût sur ses traits. Elle avait cessé de le toucher depuis un moment déjà. Portant les mains à son visage, elle soupira doucement. Il allait la quitter à présent. Ou pire, croire qu'il pouvait se passer de l'aimer, qu'elle ne le méritait pas, qu'il pouvait la prendre quand et comme il voulait étant donné qu'il la croyait catin.

Son œil avait-il trahi ses pensées ? La main de Chiara le quitta. Son corps refluait tandis que les mots affluaient, des mots que Vaillant avait peine à croire. Ainsi la jeune putain dans la fine fleur de sa beauté torturée avait été adoptée par un humaniste des Duchés ? Ainsi seule sa culture et sa beauté avaient séduit Raki ? Tout cela paraissait si romanesque que Vaillant peinait à se l'imaginer.

La réalité n'était pas romanesque. Leur histoire n'était pas romanesque. Peut-être leur première rencontre l'avait été. Vaillant se souvenait de ses cheveux dans le vent et de leurs premiers contacts frissonnants. Mais ensuite... leur première étreinte interrompue, dans la boutique de fripes. Leur premier coït interrompu, dans sa chambre. Leurs retrouvailles méchantes. Leur belvédère, la guerre, la maladie. Le dernier des Lunabille. Ils ne vivraient pas heureux et ils n'auraient pas beaucoup d'enfants, même pas celui-là.

Pourtant il faudrait bien la croire. Peu importe après tout. Avait-il besoin de connaître celle que Chiara avait été pour connaître celle qu'elle était aujourd'hui ? La connaîtrait-il jamais ? Pour son propre salut, Vaillant devait renoncer à son désir de la posséder. Ce désir, il ne l'avait pas toujours eu. Au début, le Baugien se contentait de jouir de l'aubaine. Avant que l'amour ne le prenne.

- Tu n'es pas prête à endurer un tel scandale pour moi, n'est-ce pas ? murmura-t-il en la regardant, cachée sous ses doigts.
Vaillant connaissait déjà la réponse. Il la partageait et, tout compte fait, il ne voulait pas l'entendre. Alors il continua :
- Je ne sais pas si je saurai pardonner à tous ceux qui t'ont eue avant moi.
Par ces mots, il lui signifiait qu'il n'était pas dupe, mais qu'il essayait ; de pardonner, d'accepter, de se contenter de ce qu'elle pouvait lui donner. Chiara n'était plus putain, peut-être ne l'avait-elle jamais été ; mais elle restait la putain de Raki, cette nuit et à jamais.

- Quand rentres-tu à Gardebaie ? dit-il en écartant doucement ses deux mains, pour découvrir son visage qu'il espérait voir encore, rougi de sommeil et d'amour, au lendemain matin - et peut-être les jours d'après, à la faveur de cette guerre qui s'annonçait.

Un long soupir s'échappa des lèvres de Chiara derrière ses mains.

- Toi non plus, murmura-t-elle.

Même si elle quittait duché, mari et enfants, même si Vaillant renonçait à son mariage, à sa famille, à son héritage, il n'y avait pas un endroit en ce monde où ils pourraient être heureux ensemble. Parias dans leur royaume, ils ne seraient pas les bienvenus ailleurs, ils n'auraient plus ni nom ni fortune. Vaillant k'aimerait-il encore quand il devrait travailler pour faire manger leurs enfants ? L'aimerait-il toujours si elle n'était pas inaccessible, duchesse et ambitieuse ? Sauraient-ils se contenter d'une petite vie de petits travailleurs dans un petit monde ? L'amour suffirait-il ? Elle ne croyait pas que Vaillant l'aime assez pour cela et ignorait si elle-même était assez éprise pour l'envisager. L'amour ne suffisait pas toujours. Ils le savaient tous les deux, au fond.

Mais il avait déjà poursuivi, ne les laissant pas s'engager sur cette voie périlleuse. Et ce fut pire encore. "Tous ceux". Croyait-il donc qu'il y en avait eu des dizaines ? Peut-être des centaines ? Son intuition avait donc été la bonne. Il croyait qu'elle avait fait la putain pendant des années. Et au fond, il n'avait pas complètement tort. À ses propres yeux en tout cas, elle était coupable de tout ce dont il l'accusait. Il tira alors sur ses mains pour découvrir son visage et l'interrogea sur son départ, mais elle ne put s'intéresser à cet avenir sombre.

- Jamais, j'espère ! Lâcha-t-elle avec plus de passion qu'elle n'aurait du.

Mordant sa lèvre sur un autre soupir, elle fuit encore son regard et reprit plus calmement.

- Je penser rester encore quelques semaines. Le voyage est long et éprouvant, surtout pour un enfant aussi petit que Vérité.

Renonçant encore une fois à trop de fierté mal placée, elle se glissa contre le corps encore tiède de son amant et frôla ses lèvres de son cou.

- Il n'y en a eu que trois. Je sais que ce sera toujours trop à tes yeux, mais je t'en prie, ne m'imagine pas... Ne crois pas... Fais moi confiance...

Le cri de Chiara ravit égoïstement le cœur de Vaillant, et sa réponse aussi. Quelques semaines, c'était plus qu'il ne pouvait espérer. Pourraient-ils se revoir bientôt ? Leur nuit n'était pas encore terminée, se répéta-t-il lorsque Chiara se glissa contre lui. Il la serra dans ses bras et fit taire ces lèvres auxquelles il cédait trop aisément. Trois amants, trois enfants, trois étreintes, trois heures qu'il leur restait à dormir avant l'aube... trois jours peut-être, avant de se revoir ? Vaillant ne voulait pas y penser, il resta serré contre celle qui lui appartenait et à qui il appartenait, au moins pour cette nuit - le nez dans ces cheveux dont il ne parviendrait jamais vraiment à se dépêtrer.