Brun avait pensé que Vainqueur voudrait demeurer auprès de sa Reine. Il n'en fut rien. Le Roi renvoya les uns et les autres et sortit le premier. Son pas chancellait, Vainqueur semblait plus fatigué qu'à l'issue naturelle de cette éprouvante journée. Quoi d'étonnant ? S'il avait vraiment réussi, le Roi-mage avait ressuscité sa femme.
Dans les couloirs, Brun songea à Aksel, et à Acuité. Il espérait qu'ils étaient encore en vie. Aksel, il l'ignorait. Acuité, il le savait. Il l'aurait senti n'est-ce pas, si elle avait été en danger ? Lors de cette attaque aujourd'hui, lors de celle des brigands jadis, il l'avait senti. Lorsqu'elle avait donné naissance à Espoir, il l'avait senti. Etait-ce l'Art qui les reliait ?

Il était tard. Seule l'inquiétude gardait le château éveillé. Brun parvint à convaincre son ami d'un détour pour se restaurer. Ils avaient besoin de force pour la suite - tout simplement, pour continuer.
La salle du banquet était fantomatique. Intacte, la nourriture était restée dressée sur les tables. Seules les chandelles s'étaient consumées. On ne devait pas déranger le Roi, et dans cette attente, toute décision restait paralysée. La fête était annulée, c'était une certitude. Mais devait-on garder les victuailles pour des funérailles ?

Vainqueur et Brun baffrèrent en silence. Du pain, de la viande froide, ce qui tenait au corps. Puis ils se dirigèrent vers les cachots. Conformément aux ordres, les trois prisonniers avaient été mis en cellules. Les cadavres, une dizaine, avaient été allongés dans une autre. La meurtrière de la Reine avait droit à un cachot pour elle tout seule. Fermé à clé. Brun ne put retenir un sourire sans joie. Comme si elle risquait de s'enfuir!
Brun s'agenouilla près du cadavre. La chair de la femme, jaunie par la mort et la lumière de la torche lui rappela le quartier de poulet qu'il venait de manger. Taisant sa répugnance, il dégagea les mèches brunes masquant son visage. Un visage cousu de cicatrices qu'il n'avait jamais vu, mais dont il avait entendu parler ses soldats.

Sans douceur, Brun retourna la morte sur le dos. Dans son épaule restait profondément fichée sa flèche brisée. De son autre épaule, il retira un poignard qu'il observa. D'en travers ses épaules (il dut la manipuler, elle était lourde et déjà raide), Brun dégagea un arc qu'il observa. Les gravures avaient été effacées, mais il en reconnaissait la courbure et le bois clair.
- Ces armes sont à Acuité, dit-il, troublé.
Il tendit le poignard à Vainqueur, et le laissa tirer les conclusions. Il savait qui était la Chalcédienne.

Par El était-il si tard ? Il fut à la fois surpris et relativement ému de voir que la fête s'était tue en l'absence du Roi et de la Reine. Pour autant, il n'en aurait pas tenu rigueur à ses gens si ceux-ci avaient continué à festoyer. Après tout, nous en étions au troisième jour des noces et la chasse avait eu des conséquences imprévisibles, inattendues.
Leur déambulation nocturne, seuls lui fit étonnement du bien. Vainqueur appréciait cette simplicité et la complicité muette entre les deux hommes. L'espace d'un instant, il eut le sentiment que rien avait changé.
Petit à petit, le Roi fournissait plus d'effort pour masquer sa fatigue mais il devait se rendre à l'évidence : il était trop épuisé pour veiller toute la nuit. Et celle-ci était déjà fort avancée.
Brun leur imposa un arrêt aux cuisines. Vainqueur n'avait pas faim mais du se résoudre à manger, ne serait-ce que pour rassurer son ami. Finallement, l’appétit se rappela au bon souvenir de son corps tout entier, et il dévora plus qu'à l'accoutumée comme si sa faim cherchait à compenser la magie égarée.

Le chemin jusqu'aux cachots lui sembla interminable et il ne comprit que trop tardivement que ce n'était en fait que le résultat de ses efforts à l'Art couplé à un repas riche.
Enfin, ils passèrent devant les cellules des vivants, puis des morts, jusqu'à celle fermée à clé qui gardait le corps de celle qui les intéressait.
Vainqueur pénétra dans la pièce à la suite de Brun, il le laissa inspecter le premier. Déjà, il réprimât une nausée.
Ce visage, il l'avait vu quelques heures auparavant, un visage peu commun pour ne pas dire atypique.
Cette femme portait plus de cicatrices qu'un filet de pêche rapiécé.
Brun annonça que les armes retirées du corps appartenaient à Acuité. Avait-elle un quelconque lien avec leur assassin ici présent ? Il plissa les yeux comme son ami se relevait et lui tendait une dague à la lame légèrement incurvée.

Il saisit la garde, observa à son tour et reconnut le couteau de chasse de la petite Duchesse aux armoiries de Béarn. En revanche l'arc ne lui disait rien.

- C'est son couteau de chasse, mais l'arc est différent de celui qu'elle portait avant-hier.

Il retourna la lame entre ses doigts, cherchant à regrouper les éléments qu'ils détenaient en leur possession. Acuité s'était battue, son couteau avait fait mouche. Qui était donc cette femme pour persister à tuer Shyrin, une lame plantée dans l'épaule ?
Une ennemie de longue date qu'il n'avait pas jugé opportun de garder à l'oeil, trop convaincu de sa grande victoire sur Chalcède. Aujourd'hui Chalcède c'était vengé en tentant de reprendre son otage, quitte à s'en débarrasser. Cela aurait pu ressembler à une déclaration de Guerre.
Il réfléchit un instant sur les conséquences de la mort de Shyrin. Chalcède n'aurait plus été tenu à rien, plus d'otage, plus de traité.
Dès le lendemain, il devrait envoyer un parchemin à Hobbes.

Lorsqu'il reporta son attention sur Brun, il le trouva troublé et machinalement demanda :

- Tu la connais ?

Vainqueur ne comprit pas. Il ne disposait pas des mêmes informations que Brun. Il n'avait pas amené Acuité, pas à pas, à lui confier les souffrances que les Fanel lui avaient infligées. Le Roi n'en avait sans doute qu'une vague idée, réalisa Brun. Il trouva cela injuste. Vainqueur avait été prompt à accuser Acuité d'avoir manqué à ses devoirs ; s'était-il seulement demandé ce qu'elle avait donné ? Savait-elle qu'elle avait protégé le secret de l'Art au prix des lambeaux de sa peau ? Son dos était aussi martyrisé que le visage de cette femme.

- Acuité a sauvé ta Reine, dit-il, et c'était l'évidence, mais l'évidence valait d'être rappelée.
Acuité avait appelé au secours ; elle avait blessé la Chalcédienne et lui-même l'avait achevée. Ensuite il avait aidé Vainqueur, encore, à la soigner. Si Shyrin s'en sortait, c'était par leur bonne grâce. Vainqueur pouvait louer la force de leur amitié, et s'en souvenir... la méritait-il ? Shyrin méritait-elle de vivre et d'interférer dans la lignée des Duchés ? Ils avaient sauvé plus qu'une jeune fille.

- C'est l'arc que je lui ai offert avant sa fuite pour Chalcèdes, poursuivit Brun, ignorant l'impatience du Roi.
Ça non plus, le Roi ne le savait sans doute pas. Bien qu'innocent, le cadeau ne plaidait guère en faveur de sa version du "coup d'un soir". Mais c'était la vérité, et Brun voulait croire qu'ils avaient dépassé ce genre de soupçon, avec l'annonce de leur union.
- Acuité m'a dit que la sœur de son tortionnaire lui avait dérobé. Sans doute pendant un combat. Mes hommes m'ont parlé de ce visage.

A nouveau Brun s'agenouilla près du cadavre, à nouveau il le retourna, et le fouilla méthodiquement. Mais comme il s'y attendait, il ne trouva rien qui révèle quoique ce soit de l'identité de la meurtrière. Pas même quelques sous, pas même les objets du quotidien. Il se releva et fixa le Roi.
- Le tortionnaire d'Acuité était aussi le fiancé de Shyrin. Bhaal Fanel.
Ce nom, le souverain ne l'avait sans doute pas oublié.
- Tout porte à croire qu'il s'est servi de sa sœur pour laver son honneur. Doit-on lui envoyer sa tête ?

Inutile de le lui rappeler, Vainqueur savait pertinemment à qui il devait le salut de sa Reine. Cela le frustrait déjà suffisamment. Acuité avait sonné l'alerte et visiblement avait blessé la Chalcédienne, Brun avait tiré la flèche qui avait achevée cette dernière pourtant, c'était bien Shyrin qui avait tranché la gorge de son assassin. Qui d'autre sinon ?
Le Roi regarda de haut le visage livide couvert de cicatrice. Il avait envie de la tailler en pièce pour avoir osé songer s'en prendre aux Duchés. Il observa le sang séché qui couvrait ce torse à l'armure trop masculine pour pouvoir véritablement être une femme. L'image de Shyrin, si pure lui tranchant la gorge avait du mal à s'imprimer dans son esprit. Avait-elle réellement eu recours à cette pratique barbare ? Une lame dans le coeur aurait eu le même effet. Puis il se souvint que malgré le fait que la jeune femme ait reçu une éducation dans le but de devenir la Reine des Duchés, il n'en demeurait pas moins qu'elle était Chalcédienne, elle était d'origine barbare, alors oui, il ne devait pas être surpris outre mesure.

Dans tous les cas, Vainqueur était redevable envers Acuité, Brun et tout son clan. Ils avaient sauvé la Reine. Et lui qu'avait-il fait ? Il était arrivé trop tard, avait braillé des ordres sans même se soucier de l'état de santé des uns et des autres. De retour au château, il avait à nouveau ordonné sans répit. Tous avaient répondus présents, tous s'était inclinés selon sa volonté. Brun le premier.
Soudain il lui envia sa capacité à prendre les bonnes décisions. Malgré l'urgence de la situation, il était parvenu à protéger celle qu'il aimait tout en obéissant et en exécutant son devoir. Vainqueur en revanche ne savait que faire ployer ses sujets pour parvenir à ses fins sans se soucier de ce qu'ils pourraient en penser.
Il fallait que cela change.

A mesure que Brun déroulait ses idées, l'esprit de Roi, toujours un peu embrumé par la séance d'Art replaçait les pièces du puzzle.
Bhaal Fanel, tortionnaire et fiancé éconduit. Clan farouche qui avec leur milice avait tenu en respect l'armée des Duchés. L'homme était rusé à défaut d'être fort comme Hobes. Hobes...était-il au courant de tout ceci ou bien Fanel avait-il comploté dans son dos à lui ?
Il fallait y réfléchir, il fallait s'assurer qu'aucune théorie ne soit laissé de coté et agir. Frapper.

Lui renvoyer sa tête ? Il n'avait pas envie d'entrer dans le jeu d'un barbare et de décapiter la tête de celle qu'il n'avait pas hésité à sacrifier. Après tout, s'il l'avait envoyée dans le but de sauver Shyrin, il se doutait qu'elle ne reviendrait pas, alors à quoi bon lui renvoyer un morceau de cette soeur elle-même otage d'une volonté qui n'était peut-être pas la sienne.
La rumeur disait que l'homme était sadique, les tortures d'Acuité le lui confirmait.

- Non, trancha simplement le Roi. N'allons pas trop vite. La rumeur de l'attaque se propagera comme un feu de forêt de même que celle de la Reine toujours en vie. Dans un premier temps, faisons lui croire que sa soeur aussi a survécu et que nous la détenons. Usons des rumeurs et voyons ce qu'elles nous rapporteront. Il faudra aussi interroger les trois hommes dans la cellule d'à côté, remonter à la source du plan. Mais pour l'heure...je crois que nous devrions aller nous coucher, je ne tiens plus sur mes jambes. Et puis...je t'ai peut-être trop accaparé.

Il sous-entendait clairement que Brun n'avait pas pu veiller Acuité. Lui en voudrait-il aussi pour ça ?
Demain, il enverrait un messager à Glace pour l'informer que son aînée ne pourrait rentrer immédiatement.

Pour une fois, Vainqueur prônait la tempérance. L'attente. La frontière avec la passivité était mince. Comment pouvait-il rester aussi calme face au complot chalcédien, face à celle qui avait failli tuer sa femme ? Peut-être le Roi n'était-il pas si amoureux, finalement. En tout cas, Vainqueur avait changé, à pas seulement à cause de ces fils blancs qui dans sa chevelure, brillaient à la lumière de la torche.

Brun baissa cette dernière sur le visage de la femme.
- Tu l'as vue ? Soit elle s'est fait ça elle-même (il paraissait que les mutilations étaient courantes, en Chalcèdes) soit elle s'est déjà fait torturer sans rien lâcher (il songea encore à Acuité). Bhaal ne craindra pas qu'elle parle.
Quant aux trois autres... Brun avait l'intuition qu'ils ne sauraient rien. Ils avaient perdu le cerveau, ou du moins le bras armé de l'opération. A nouveau, il regretta presque sa flèche.
- Shyrin en saura sans doute plus. Et Acuité, dit-il en ramassant l'arc blanc.
Voudrait-elle le récupérer ? L'arme meurtrière d'une meurtrière ?

Présentement, Brun n'avait rien de mieux à proposer. La situation tournait dans sa tête mais son corps était épuisé. Il s'inquiétait pour Vainqueur. Le Roi avait sauvé sa Reine... mais à quel prix ?
- Si vous avez réussi, c'est... incroyable, murmura-t-il quand ils eurent quitté les cachots, plus enthousiasmé par les pouvoirs de la magie que par son résultat.
- J'espère que Shyrin s'en sortira, ajouta-t-il, semblant s'en rendre compte.
Vainqueur allait-il la rejoindre ou s'écrouler dans son lit ? Et lui ?

- Repose-toi, ordonna-t-il à son ami en guise de bonne nuit, avant que leurs chemins ne se séparent.