Acuité tacha de se concentrer, de ne songer qu'au chemin à emprunter sur les berges du fleuve d'Art. Elle faisait de son mieux pour ne pas penser à Brun, ni même à sa réaction lorsque simplement elle lui avait annoncé " Je vais artiser Vainqueur, maintenant".
Sa décision avait été sans appel mais il ne l'avait pourtant pas accepté.
Elle secoua la tête et ne se focalisa que sur Vainqueur et seulement sur Vainqueur. Il y avait pourtant beaucoup à penser. Tenir ses murailles, rester invisible aux sens des autres artiseurs potentiels et n'éveiller l’intérêt que de Vainqueur.
Lorsque enfin elle le perçut, il sembla surpris de son contact. Pourtant, rapidement, il l’entraîna dans son monde à lui, comme pour lui montrer sa suprématie de la magie. Elle n'ignorait pas qu'il était bien plus doué, bien plus fort et aussi plus entrainé, mais elle n'était pas ici pour elle. Peu importe ce qu'il pouvait lui arriver, elle avait promis à Brun qu'elle le libèrerait.

Elle resserra ses barrières, consciente pourtant que pour se trouver dans son univers, il avait trouvé une faille.

- Acuité, lança-t-il de sa voix bonhomme. Quel plaisir de te voir.

Elle le jaugea un instant et répondit simplement :
- Vraiment ? Peut-être ne t'attendais-tu pas à me revoir en vie.

L'espace d'une fraction de seconde, il sembla stupéfait. Le sourire de la jeune femme se dessina enfin et elle reprit, plus sûre d'elle :
- Je ne suis pas là pour moi. Je suis venue te demander de retirer ton emprise sur Brun. Il m'a dit que tu avais placé un oeil d'Art sur lui. J'exige donc que tu lui rendes sa liberté.

A son tour, le Roi montra ses dents avant de s'installer sur son trône.
- Je suis surpris par ta requête. J'ai retiré mon empreinte depuis longtemps, avant même son arrivée à Jhaampe. Mais...peut-être...que tu aurais pu vérifier par toi-même avant de me contacter. A moins que ton don soit si faible, que tu ne saches plus comment intégrer un esprit autre que celui du clan ?
La pique lui fit mal mais elle réagit pourtant au quart de tour, les poings serrés. Son sourire avait disparu face à l'insulte d'être faible.
- Je ne m'octroie pas le droit de violer à outrance l'esprit de mes proches, rugit-elle. Ni même de me servir d'eux en tant qu'espion et ce, malgré leur accord.
Vainqueur serra les dents mais ne se démonta pas.

- Soit. Considère le comme libre, concéda-t-il.
Acuité inclina légèrement la tête sur le côté et précisa :
- Comme je ne peux croire en tes paroles, je t'informe également que je vais le fermer à l'Art.
Le Roi se leva, outré.
- Tu ne peux pas prendre ce genre de décision !!
Elle recula d'un pas, prise d'une soudaine terreur avant de comprendre que cela venait de lui.
- Je le peux, se força-t-elle à répondre. Il est d'accord.

Un mensonge éhonté, mais qui pouvait donner à Brun une liberté sur du long terme.
En réalité, elle ignorait tout de ces pratiques, sa connaissance de la magie était trop précaire et trop ancienne à ses yeux. Sans le clan, elle ne valait pas grand chose.
Vainqueur reprit place sur son siège régnant, la colère agitait ses traits, un soupçon de tristesse aussi comme si à ses yeux, il venait de perdre définitivement Brun.

- Autre chose ? demanda-t-il.
- Oui.
Sa voix s'était brisée. Elle releva un visage aux yeux mouillés de larmes dans sa direction.
- Je voulais aussi te dire que je sais ce que tu comptais faire et que je ne te le pardonnerais jamais. Jamais.
Il pianota sur son accoudoir du bout des doigts, gêné mais aussi pressé de se débarasser de ça.
- Je regrette, avoua-t-il.
- Et moi je ne te crois plus.
Elle ravala un sanglot menaçant d'exploser au bord de ses lèvres et se redressa.
- Oh je t'en prie, ne me fait pas passer pour le méchant !
Et en une fraction de seconde, il fut sur elle, la secouant par les bras. Horrifiée, elle ne pouvait plus bouger, tétanisée par la fureur du Roi, de l'ami trahi.
- Tu t'es mise toute seule dans cette situation ! Tu t'es souillée en convolant avec lui ! Cet enfant n'aurait jamais dû naître !
- Mais il est bien là, s'entendit-elle hurler. N'implique pas Brun dans MES erreurs.
Les yeux plissés, il l'observa un moment.
- Est-ce bien moi qui l'ai impliqué ?? Allez répond !
A nouveau il la secoua violemment et elle ne pouvait que pleurer, coupable par ses gestes à elle et ses propos à lui.
Il la laissa glisser sur le sol, déchirée par la tempête qui s'agitait en elle.
-Tu devrais t'estimer heureuse que ce soit moi et pas ton père qui ait découvert tes conneries. Par El...

Elle n'osait imaginer ce qui se serait passé si son père avait appris qu'elle avait mis au monde un bâtard...un garçon...un Loinvoyant...bâtard peut-être mais...héritier Loinvoyant pour sûr.
Son père...l'idée roula un moment et elle la planqua rapidement comme pour la mettre à l'abris de l'avidité du Roi qui lui faisait face.
Il lui tournait le dos, semblant réfléchir à la marche à suivre. Puis finalement, il haussa les épaules.

- Mon erreur a été d'envoyer Brun...murmura-t-il pour lui-même.
Acuité se releva et essuya ses larmes d'un revers de manche rageur.
- Je te jure que s'il arrive quoique ce soit à mon fils, je t'en tiendrais personnellement pour responsable, tu m'entends ? Vainqueur...s'il devait arriver quoique ce soit à mon fils...c'est la Guerre civile qui t'attend.
- Et avec quelle armée ? Les montagnards éleveurs de rennes ? se moqua-t-il en riant. Tu es toute seule petite Acuité.
Son rire pourtant s'estompa rapidement en remarquant le sourire à nouveau dessiné sur les traits de sa petite cousine. Plus large, plus bestial, il comprit immédiatement qu'elle avait un plan dans lequel elle plaçait toute sa confiance. Rapidement il fit un tour d'horizon de ce à quoi elle pouvait faire allusion. Une Guerre civile ? Quel autre Duché la suivrait dans sa folie ?
Il se souvint alors de qui elle était la fille et de l'éducation qu'elle avait reçu. Il prit alors la menace au sérieux.
Une rage sourde enfla dans son ventre, il ne venait pas de passer par la Guerre en Chalcède pour se faire piétiner par l'un de ses Duchés. S'il avait pu mater Rippon, il pourrait faire de même en Béarns. Pourtant...ce sourire qu'elle affichait...Par El, il aurait voulu l'effacer sur le champ. Des mains qu'il ne reconnaissait pas se ruèrent sur le cou de la jeune femme, décidé à ne pas la laisser repartir et puis soudain, il y eu le vide et le silence. Elle avait disparut.

Lorsque Acuité rouvrit les yeux, elle inspira profondément avant de se mettre à tousser. Ses poumons agissaient comme s'ils avaient manqué d'air durant un temps. Paniquée, elle chercha Brun du regard et lorsqu'elle le trouva, elle se calma instantanément.

- Tu es libre, lâcha-t-elle simplement un sourire aux lèvres avant de sombrer dans l'inconscience.