Les premières lueurs du jour n'avaient pas encore chassé l'obscur manteau de la nuit lorsque Kex sortit au dehors, respirant l'air vivifiant après avoir passé une nuit agitée. Les événements, certains échange et des pensées personnelles n'avaient eu de cesse de troubler son sommeil. Et plutôt que de se lever pour quitter Jhaampe prestement, il avait ignoré les affaires qu'il avait préparées la veille. Il ne partirait pas aussi tôt qu'il l'avait prévu et la fameuse bête qui troublait tant de personnes pourrait attendre. Elle n'avait pas importuné les Montagnards tant que ça, qui ne l'avait qu'aperçue, et il se fichait en réalité pas mal de ne pas la trouver. C'avait été une mission acceptée sans réel intérêt car, s'il s'agit de la première qui lui était confiée par l'Oblat, elle contrastait avec le rôle qui lui avait été assigné des années auparavant. Chasser. C'était bien différent d'espionner, empoisonner, assassiner. Mais il fallait dire que Jhaampe n'était pas non plus le lieu le plus propice pour les manigances, Kaïran étant la seule intéressée par ces petits jeux et la jeune femme ne disposant d'aucune autre personne à affronter dans ces monts enneigés.

D'ailleurs, sa petite expédition continuait lentement à être préparée en secret. L'assassin, qui avait d'abord accepté d'y participer, se sentait de moins en moins obligé d'accéder à sa requête malgré la raison -officielle- qui l'y poussait. Mais plutôt que de prévenir celle à qui il devait rendre des comptes ou à la principale intéressée, il préférait prévenir la femme qui risquait de pâtir le plus de son absence. Non pas qu'il lui manquerait réellement, mais plutôt qu'elle devrait assumer seule la tâche de subir les petits caprices de la cadette de Kristen. Il s'était donc mis en tête de la trouver, persuadé qu'elle serait déjà éveillée malgré que le jour ne soit pas encore levé.

Il avait aperçu Elke en bonne compagnie la veille. Le soigneur avait fait l'impolitesse de ne point la saluer car elle était en grande conversation avec le frère jumeau de leur bourreau. Sa maladie, qui semblait à tous incurable, ne devenait que trop visible avec le temps qui s'écoulait. Et faire face à cet homme, dont le besoin d'avoir un remède à tous ses maux n'était que plus criant chaque jour alors qu'il se refusait à partir aux côtés de sa soeur pour le trouver était bien trop dur. Il ne l'avait jamais réellement côtoyer, mais échanger ne serait-ce qu'un mot avec lui pourrait certainement suffire à le persuader du contraire et d'accompagner l'irritante jeune femme. Mais il ne souhaitait pour rien au monde quitter ces montagnes où vivaient une mère et son enfant qu'il s'estimait le seul être capable de les protéger.

Kex arriva finalement devant la tenture où vivait la musicienne. Il n'y avait jamais mis les pieds mais il était de notoriété publique qu'elle habitait un peu à l'écart des autres, sa timidité et son indépendance l'emportant sur le besoin presque absent de côtoyer les autres. Mais ce matin-là, il ne souhaitait pas s’embarrasser de manières. Il avait marché jusque devant sa yourte et, grattant du pied la neige entassée à un ou deux mètres de son entrée, il toussota un peu fort pour annoncer sa présence.

Sa manière peu cavalière de s’annoncer avait tout de même eu l’effet escompté car la jeune femme était venue s’enquérir de l’identité de la personne qui pouvait bien venir la déranger à une heure si matinale. Elle ne s’attendait pas vraiment à le voir étant donné l’expression qu’affichait son visage malgré le sourire poli qu’elle lui offrit. Kex lui rendit également en la saluant du chef alors qu’elle l’invitait à rentrer s’abriter, là où le mordant du froid ne viendrait pas les geler sur place.

Le soigneur s’empara du bol tendu et la remercia silencieusement d’un signe de la tête alors qu’il l’imitait et s’installer auprès du feu qui crépitait. Comme à son habitude, ses yeux ne croisaient jamais les siens et si lui la dévisageait sans gêne, il savait qu’Elke ne s’y risquerait pas. Il s’éclaircit la gorge avant d’ouvrir la bouche.

- Rien de spécial à vrai dire. Je venais simplement présenter mes excuses pour hier car je n’ai pas pris la peine de venir vous saluer à la fête de la neige. Je sais que vous avez l’habitude de partir tôt, alors je souhaitais me présenter avant les premières lueurs du jour. Désolé d’ailleurs de vous surprendre mais c’est le seul moment de la journée où je pouvais être certain de vous trouver ici.

Devait-il ajouter quoi que ce soit d’autre à ce propos ? S’il indiquait ne pas avoir voulu la déranger alors qu’elle conversait avec ses amis, cela lui aurait donné l’impression de se chercher des excuses. Il n’en avait pas en réalité. Il n’y avait que la crainte qu’une résolution ne puisse être brisée par quelques mots échangés.

Kex prit alors une gorgée de l’infusion, elle était presque brûlante et cela le réchauffa aussitôt. Il détailla alors la musicienne et se surprit à ne pas l’avoir emmitouflée dans son épais manteau comme il avait l’habitude de la voir vêtue. Elle semblait alors plus petite et fragile, contrastant sévèrement avec l’image de femme forte et indépendante qu’elle lui avait offerte lors de leur promenade qui les avait amenés dans une grotte où ils étaient restés collés l’un à l’autre pour garder la chaleur. Il reprit une gorgée, son regard perçant ne la quittant pas des yeux à travers la volute de vapeur que dégageait l’infusion.

Il s’y attendait, aussi ce ne fut pas une surprise lorsqu’elle balaya ses maigres excuses d’un revers de la main, alliant le geste à la parole. Elke était aussi gentille que timide. La jeune femme lui donnait l’impression qu’elle pourrait pardonner les pires cruautés qui pourraient lui avoir été faites. Même qu’elle vous accueillerait les bras ouverts, avait-il l’impression. Mais il était plus facile de tomber sur un dragon dansant sur ses pattes arrières que de trouver quelqu’un qui puisse lui vouloir du mal. C’était peut-être pour cela qu’elle était aussi douce et agréable.

En réponse à sa réaction, Kex pinça les lèvres dans ce qui pouvait s’apparenter à un maigre sourire. Non pas qu’il forçait le trait, mais simplement qu’il n’était pas connu pour être très démonstratif. Encore moins lorsque la personne qui lui faisait face était assez timide pour se montrer incapable de le fixer dans les yeux malgré l’étrange intimité qu’ils avaient déjà partagée au détour d’une promenade.

Lorsqu’elle s’enquit de savoir s’il avait quelques obligations, il réprima un soupir afin que la musicienne ne croit pas que sa question l’importunait. C’était plutôt qu’elle avait vu juste. Il devait aller quelque part. Mais au lieu de ça :

- Je devrai en effet. Mais votre infusion est bonne et le feu agit comme une chaîne qui m’empêcherait de braver le froid pour vaquer à mes activités.

Guère enchanté à l’idée d’explorer les reliefs alentours, Elke, sans y prendre gare, lui donnait une bonne raison de repousser ses obligations. Un feu, seule Eda savait quelle attraction pouvait être plus forte que la chaleur et le ballet des flammes devant ses yeux.

- Et vous, je ne vous retarde pas, j’espère ?