Luve avait trouvé de nombreuses raisons de rentrer.

D'abord, elle voulait remettre sa prisonnière à son frère. Pour la précédente, la femme aux cheveux blancs, elle n'avait pas pris la peine de se déplacer. Mais cette fois, c'était différent. La fille avait un secret. Un pouvoir. Un pouvoir qui l'empêchait de porter la main sur elle. Par quelle magie pouvait-elle l'empêcher d'étancher sa haine et sa curiosité ? Luve savait que l'armée des Duchés avait des magiciens avec elle, des magiciens qui pouvaient faire passer des messages sans se déplacer, sans pouvoir être attaqués. Ils sabotaient le travail d'isolement pour lequel sa milice avait été créée.

Il fallait faire parler la captive. L'enjeu était stratégique, au delà de sa hargne personnelle. Et puis, ils avaient besoin de rentrer. Leurs vivres avaient été endommagées. Et sa blessure ne se renfermait pas. Tout ça, par la faute de la fille.

Quand ils arrivèrent enfin, Luve n'y alla pas par quatre chemins. Bhaal avait été prévenu de leur arrivée. Sans prendre la peine de se changer, elle alla chercher Acuité et la poussa, ligotée, jusqu'aux appartements de son frère.

La fille était en mauvais état. Elle avait à peine mangé durant le voyage. Au début, elle essayait d'agresser ceux qui lui apportaient sa pitance, ou de s'enfuir ; puis elle avait simplement refusé de s'alimenter. Luve aurait volontiers laissé ses hommes s'amuser avec elle, mais elle avait craint que cela ne nuise à la discipline. Aussi, elle estimait que l'ennemie avait été bien traitée. Ce qui ne l'empêchait pas d'être maigre et négligée. Pas vraiment présentable. Mais elle-même ne l'était pas non plus, et elle se moquait bien que cela choque les yeux et le nez de son frère bien-aimé. Après tout, c'était la guerre.

- Bonjour Bhaal, dit-elle simplement, sans chaleur particulière.
Elle ne l'avait pas vu depuis le début de la guerre, mais savait que ses projets réussissaient. Outre le succès de sa milice (qui lui incombait personnellement), ses projets ridicules de mariage avec la Cardia se concrétisaient. Elle le voyait là dans son contentement et son petit confort, et cela l'irritait. Pour sûr il ne savait même pas qu'elle était blessée, ou bien il s'en fichait. Mais elle n'attendait plus de lui quelconque sentiment. Dans le cas présent, elle voulait juste qu'il se laisse aller à sa cruauté ordinaire. Voilà qui devrait être à sa portée.

Elle poussa la prisonnière devant elle et reprit :
- Je t'apporte un petit cadeau.

Luve laissa Bhaal pester sur la qualité de sa prise. Il est vrai que la jeune fille ne payait pas de mine. Après s'être moquée d'elle comme le dernier des soudards, ce qui lui fit bouillir les sangs, il frappa la captive et la jeta à ses pieds.

L'ordre d'Art empêchait la Chalcédienne de frapper Acuité, il n'allait pas jusqu'à la pousser à la protéger. Cependant, un bref instant Luve se sentit liée à la jeune fille par la haine qu'elle ressentait envers son frère. Un même lueur embrasait dans leurs deux regards.

Mais Luve n'oubliait pas à quel camp elle appartenait, ni où était son intérêt. Elle se reprit et répondit, avec un calme irréprochable :
- Je ne peux pas lui faire de mal, j'en suis incapable. Physiquement incapable.

Elle lança à Bhaal un regard pénétrant, et livra ses soupçons.
- Il y a quelque magie là-dessous. Tu dois la faire parler.
Elle était sûre que, pour lui, ce ne serait pas si pénible.

Luve suivit Bhaal dans son réduit puant. Aussi improbable que soit la situation, il avait l'air de la croire, pourtant il se comportait comme si c'était par excès de bon cœur qu'elle épargnait Acuité. Il était bien la seul à pouvoir lui reprocher cela. Elle avait plus de sang sur les mains que lui...

Elle était endurcie au pire, et la douleur d'Acuité ne l'affecta pas. Elle ne ressentait qu'un poignant mépris pour le plaisir apparent que ressentait son frère à la torturer. Quel manque de professionnalisme ! Il ne la laissait même pas parler. Qu'il la tue ou l'abîme trop, tous ses efforts pour l'amener jusqu'ici seraient gâchés, et son secret partirait avec elle.

Bhaal plaisanta à son égard, mais elle ne trouva pas ça drôle. C'était sensé être lui, le cerveau de la famille. Oubliait-il pourquoi ils étaient là ?
-Bhaal, c'est important, grommela-t-elle, l'air renfrogné. Tu t'amuseras avec le suivant.
Elle crut entendre leur mère. Pas étonnant : il se comportait comme un enfant.

Laissant à la jeune fille un instant de répit, après l'avoir longuement contemplée, Bhaal interrogea Luve.
Que lui avait-elle dit ? Que lui avait-elle fait ? Luve tâcha de se remémorer les faits, et allait les énoncer lorsqu'elle remarqua un changement chez son frère. Il semblait tout mou tout à coup - plus que d'habitude, s'entend.

Faisant volte-face, il assomma la fille et revint vers elle avec une théorie et des projets. Enthousiasmée, Luve hocha vigoureusement la tête et répondit :
- Cela ne devrait pas prendre beaucoup de temps, elle est maigre comme un clou. Si nous pouvions atteindre les autres à travers elle...!
Une fois les Artiseurs à bas (car c'était bien d'eux que Bhaal parlait ?), ils seraient à égalité avec les Duchés. Ou plutôt ils pourraient les écraser, maîtrisant bien mieux qu'eux le terrain et ne s’embarrassant pas de leurs scrupules chevaleresques !

Elle eut un rire de gorge, et son sourire s'élargit lorsque Bhaal dit :
- Je te croyais imperméable à tout.
Pour elle, c'était un compliment. Mais Acuité avait fêlé cette qualité. Elle lança un regard noir à son corps sans conscience et répondit :
- Cette renarde m'a planté une flèche dans l'épaule. Je l'ai rattrapée et j'étais en train de l'étrangler quand... elle m'a crié de ne pas lui faire de mal... et soudain je n'ai plus pu...

Luve mimait la scène avec ses mains, manifestement troublée. Elle ne comprenait pas ce qu'il lui était arrivé, et rageait de ne toujours pas pouvoir se venger.

Les paroles de Bhaal lui firent du bien. Il ne lui demandait pas de nouvelles de sa blessure, mais lui assurait que ça n'était pas sa faute. Que son impuissance n'était pas due à une faiblesse de sa part, mais à la magie ennemie. Luve n'en doutait pas vraiment, mais entendre son frère le dire la rassurait tout de même.

Bien loin de la haine et du mépris qu'elle avait ressenti pour lui quelques minutes auparavant, elle lui offrit un sourire aimant et admirateur. Bhaal saisissait l'importance de cette prise, et était décidé à l'exploiter. Ils ne savaient pas encore comment faire parler la fille, si la famine serait plus efficace que le fouet. Mais ils trouveraient bien : Bhaal en faisait son sport favori, et elle-même était assez coutumière de ce genre d'interrogatoire.

En attendant, le mystère restait entier, et s'en était frustrant. Luve se caressa le menton, réfléchissant. Non seulement la magicienne avait été envoyée sur le terrain, mais...
- Elle a attaqué notre campement dans la forêt. Elle a tiré sur nos hommes et incendié la réserve. Toute seule. Comme une mission suicide.

Elle secoua la tête, perplexe. Ça n'avait aucun sens. Il en parlèrent encore, mais il devint vite évident qu'il leur faudrait du temps et des expériences pour percer le mystère... Mais la fille, pendant lamentablement à ses fers, n'était plus en état de répondre à leurs questions. Bhaal quitta la pièce et Luve détacha la fille des Duchés pour l'amener en cellule. La pucelle ne saurait longtemps leur résister...