Brume posa sa main sur la sienne. Ce fut une surprise agréable, qui le réconforta. Elle était un peu froide, et il l’enferma entre les siennes pour la réchauffer. Il sourit, puis se concentra pour répondre à sa question. Les mots sortaient tous seuls d’ordinaire, mais cette fois, il n’était pas très à l’aise.

- Ben j’sais pas… j’aime bien faire des choses bonnes pour les gens, sinon…
Elle avait dit « en dehors de la cuisine ». Son principal sujet de conversation.
- Bah… j’ai commencé petiot, j’ai pas vraiment le temps d’faire des tas d’autres choses…

Pourtant, il s’était vanté de son temps libre plus tôt dans l’après-midi. Est-ce qu’il était en train de mentir ?
- J’veux dire… des choses intéressantes comme toi. Je fais rien de spécial. J’prends du bon temps.
Cela lui allait très bien jusqu’ici. Alors, pourquoi cela lui paraissait-il si nul tout à coup ?

Ray enveloppa sa main dans les siennes et Brume frémit, goûtant leur chaleur qui se propageait lentement en elle. Il sourit et elle pensa qu’il allait mieux, qu’elle avait fait ce qu’il fallait pour le distraire de ses tracas.

Pourtant, quand il reprit, il se mit à hésiter, à chercher ses mots, et même à se déprécier. Voilà qui était étrange… Il lui avait paru du genre à apprécier la moindre facette de sa vie, à toujours tourner le négatif en positif. Et voilà qu’il déprimait… parce qu’elle savait lire et monter à cheval ?

Brume se sentait coupable de la morosité du jeune homme, à présent. C’était de sa faute ; sur une impulsion, elle avait livré une partie de sa vie, mais Ray n’avait pas les clés pour la comprendre vraiment. Et elle ne pouvait pas les lui donner.

– C’est bien, de prendre du bon temps… dit-elle finalement. Certaines personnes attendent beaucoup de moi et je ne peux pas les décevoir, mais parfois je voudrais juste prendre le temps de me détendre.
Depuis combien de temps n’avait-elle pas passé une journée à elle, rien qu’à elle ? Elle essaya de s’en souvenir, mais ne s’en rappela pas.

Aux dernières paroles de Brume, Ray s'anima. Il avait connu la même situation. Cela les rapprochait, pas vrai ?
- Moi aussi, ça a été longtemps comme ça, réagit-il spontanément. Fallait faire des sous pour la famille. Je travaillais tout l'temps !
Il ne songea pas que les impératifs de Brume n'étaient pas de l'ordre financier, qu'elle n'avait d'ailleurs nul parent à entretenir. Qu'est-ce que ça aurait pu être d'autre ? Il continua sur sa lancée.

- Mais ma sœur a épousé un riche. Ça nous a bien dépanné. Plus besoin d'entretenir la mère, et les filles se débrouillent. Rivière, elle est lavandière. Pas facile pour elle en hiver. Elle a les mains toutes rouges et toutes gercées.
Il ouvrit ses deux paluches pour découvrir celle de Brume, petite et blanche.
- Pas comme les tiennes. Elles sont jolies les tiennes. Mais tout est joli chez toi !
Il eut un sourire charmeur, et sincère à la fois.

Brume sourit, satisfaite, quand Ray s’éclaira enfin. Il fallait donc parler d’elle et non de lui pour le distraire, ou alors paraître faible pour qu’il veuille la soutenir ? Ce point restait à éclaircir… mais ce n’était pas le moment d’y réfléchir. Enfin le jeune homme en révélait plus sur lui, même si ce n’était rien que Brume n’avait déjà deviné. Enfin, la partie sur l’argent en tout cas. Elle n’avait pas eu le temps de faire des suppositions à propos des différents membres de sa famille.

Elle le contemplait, heureuse qu’il partage enfin un peu de lui. Et puis il revint à elle et Brume se sentit rougir de nouveau, mal à l’aise. Pourquoi fallait-il toujours qu’il dise des choses embarrassantes dès qu’elle commençait à se détendre ? Il n’arrêtait pas de lui faire des compliments et elle ne savait vraiment pas comment y réagir.
– T-tu… Merci… Tu n’es pas mal non plus, tenta-t-elle.

La jeune femme détailla pour la énième fois les traits de son compagnon, toujours un peu rouge, assimilant les angles, les courbes, les teintes… Elle songea qu’elle en avait assez vu pour tenter une esquisse de mémoire, puis s’arrêta sur les cicatrices qui barraient son visage. La question la démangeait depuis le début de la journée : comment un gentil pâtissier comme lui pouvait être marqué de la sorte ? Alors, avant d’avoir pu réfléchir à ce qu’elle faisait, Brume lança :
– D’où elles te viennent ?

Elle avait levé la main qu’il ne tenait pas, mais arrêta sa course à mi-chemin de son visage. Elle ne pouvait pas faire cela, pas encore. L’assassin laissa retomber son bras, effleurant l’épaule du jeune homme au passage.
– Tes cicatrices, je veux dire… expliqua-t-elle, la tête basse.

Brume rougit et lui retourna le compliment. C'était inhabituel, mais il sourit. Il voyait bien qu'il lui plaisait, du moins physiquement. Et quand elle tendit la main vers lui, il crut qu'elle allait l'embrasser. Mais elle suspendit son geste, et précisa la question qu'elle semblait déjà regretter.

Ray n'était pas vraiment surpris. Ses cicatrices intriguaient toujours les filles. En général, il en profitait pour jouer les durs, mais là, il n'avait pas vraiment envie. Ne s'était-elle pas livrée avec sincérité ? Elle lui avait dit pour ses parents, elle avait connu des temps durs elle aussi. Et puis, il avait pris ses distances vis à vis de tout ça. Il n'était plus triste, il n'était même plus en colère.

- C'est mon père. Il buvait beaucoup, répondit-il simplement comme si la suite allait de soi.
Un peu gêné malgré tout, il passa sa main libre dans ses cheveux. L'autre tenait toujours celle de Brume. Devait-il la lâcher ou la serrer, faire les gestes qu'elle n'osait pas faire ? A moins qu'elle n'y pense même pas, ou n'en ait pas envie. Il aurait bien aimé avoir la magie pour lire dans sa tête et savoir quoi faire.

Une mouette les survola, et tout à coup il attrapa la jeune fille par les épaules pour l'attirer vers lui.
- Eh ben, t'as échappé belle, dit-il en riant.
A la place où se tenait Brume l'instant d'avant, l'oiseau avait maculé sa cape.

Brume releva les yeux au son de la voix de Ray. C’était au tour du jeune homme de se montrer gêné de ses confidences, et elle lui fit un sourire triste. Elle comprenait mieux pourquoi il n’avait pas parlé de son père plus tôt, et s’abstint de tout commentaire. Il ne voulait certainement pas de sa compassion…
Mais en même temps, que voulait-il ? Son expression avait changé, et il lui rendait son regard comme s’il cherchait une réponse en elle. Cela valait presque de lui poser la question, maintenant qu’il semblait plus disposé à se livrer…

Soudain Brume se sentit agrippée par les épaules et elle se retrouva plaquée contre le torse de son ami avant d’avoir pu se rendre compte de quoi que ce soit. Immédiatement, elle se tendit, prête à le contraindre à la libérer. Qu’est-ce qui lui prenait ?
Et puis Ray s’esclaffa, et la jeune femme se força à se détendre de nouveau. Ce n’était pas si désagréable d’être tout contre lui comme ça…

Le souffle un peu court, elle rit avec lui, sans plus faire mine de se dégager.
– C’est vrai, elle m’a manqué de peu… Merci, Ray.

- Héhé... pas de quoi, dit Ray en libérant la jeune fille.
Il lui tendit la main pour l'aider à se lever puis récupéra sa cape souillée. Il s'éloigna vers la mer, s'accroupit au bord de l'eau et plongea le vêtement dedans.

- Mince, elle est froide ! J'aimerais pas être un poisson ! glapit-il.
Il expédia le travail, tordit le tissu et le rattacha autour de son cou. Il sécherait dans le vent.

Debout sur la plage, Brume l'attendait.
- Tu veux continuer ? demanda-t-il, pensant à leur promenade.
S'il y avait un double-sens dans ses paroles, il ne l'avait pas perçu.

Bien trop vite, il la relâcha, et Brume n’eut d’autre choix que de reprendre sa place, puis de se lever. De loin, elle le regarda laver sa cape avec une pointe de déception et beaucoup d’hilarité.
– Ni une lavandière, assurément, se moqua-t-elle lorsqu’il la rejoignit.

Mais déjà Ray proposait de poursuivre la balade et la jeune femme sourit joyeusement.
– Bien sûr ! Il nous reste encore plein de choses à voir.

Pleine d’un enthousiaste enfantin à l’idée de lui montrer les beaux paysages qu’elle arpentait d’ordinaire seule, elle l’attrapa vivement par la main et l’entraîna sur le sentier qui remontait vers les falaises. Elle avait pensé l’emmener voir d’autres criques avant, mais puisqu’elles ne l’impressionnaient pas… autant directement employer les grands moyens.

Le chemin devenait vite raide et le terrain glissant mais, nullement gênée, Brume marchait d’un bon pas. Et puis elle se tourna vers Ray et vit qu’il peinait, alors elle ralentit un peu et sourit :
– Fais attention à pas tomber, ou on se retrouve tous les deux en bas !
Le gabarit du cuisinier face au sien ne laissait aucun doute quant à la faible probabilité qu’elle parvienne à le retenir. Et ils commençaient à être rudement hauts !

L'enthousiasme de Brume faisait plaisir à voir. Elle virevoltait, elle marchait vite sur le sentier, un peu trop vite sur le sentier un peu trop escarpé... Ray était plutôt en bonne forme physique, mais il n'était pas habitué à crapahuter, et encore moins au bord du vide. C'était de plus en plus haut, et de plus en plus vide...

Ray avala sa salive et s'efforça d'avoir l'air le plus viril possible. Brume n'était pas forcée de savoir qu'il avait le vertige. Enfant, il était tombé d'une gouttière en allant chercher une balle ; il était tombé d'un arbre en allant chercher une pomme ; il était tombé d'une étagère en tâchant d'échapper à son père. Depuis, il n'était pas très rassuré.

C'est le moment que choisit Brume pour déclarer :
– Fais attention à pas tomber, ou on se retrouve tous les deux en bas !
Ray leva les yeux pour la dévisager, prit son pied dans son autre pied et s'étala de tout son long sur le sentier. Les cailloux lui rentrèrent dans les côtes, mais surtout, il se retrouva avec un mollet dans le vide. Un mollet dans le vide !!!!!!!

- Omondieuomondieuomondieuomondieu gémit Ray, persuadé qu'il allait mourir.
Il s'approcha aux rares touffes d'herbe qui poussaient là, jeta un coup d’œil vers la falaise, ferma les yeux, compta jusqu'à vingt-deux puis se rappela de l'existence de Brume.
- Euh, continue sans moi ! J'suis un peu fatigué... je vais rester là un moment... tranquille... gargouilla-t-il.

Un petit sourire aux lèvres après sa boutade, Brume sentit pourtant son ami lui lâcher la main et glisser, glisser de façon incontrôlable, jusqu’à se retrouver affalé à terre, juste au bord du vide ! La panique de Ray était communicative, et la jeune femme elle-même poussa un petit cri étouffé, assurée qu’elle allait le perdre à cause d’une stupide balade sur les falaises.

Et puis… et puis le sang-froid naturel de Brume reprit le contrôle, et elle put mesurer la situation dans son ensemble. La quasi-totalité du corps du jeune homme était étendue sur le chemin, et seule une moitié de jambe pendait dans le vide. Alors, quand il marmonna une excuse de froussard pour rester sur place, elle se mit à rire, doucement mais franchement.

Brume ne se moquait pas de son compagnon, pas vraiment, elle évacuait plutôt la tension qui l’avait habitée l’espace d’un instant, et qui l’habitait toujours, lui. Et puis, bon, il fallait avouer qu’il était plutôt drôle, à se tortiller à terre comme un vermisseau !
– Allez, viens là, s’exclama-t-elle gentiment entre deux éclats de rire.

Elle tendit la main à Ray et, lorsqu’il l’accrocha enfin, ne mit pas plus de quelques secondes à le remettre sur pieds. Elle se mit alors à épousseter l’avant de sa cape mais, mouillée comme elle l’était, il était bon pour lui redonner un bon bain. Sa tâche achevée au mieux, Brume se mit à dévisager le jeune homme, qui ne parlait toujours pas.
– Ah la la… Tu m’as fait peur, tu sais ? finit-elle par dire, devant son silence. Tu veux qu’on reprenne plus lentement ? Et te mettre du côté de la falaise, cette fois ?

Brume faillit ajouter que le vide ne lui faisait pas peur, se contint à temps. Elle ne voulait pas le vexer, déjà qu’il n’avait pas l’air très à l’aise…

Ray attrapa la main de la jeune fille, et, curieusement, elle arriva à le remettre debout, toute fluette et tout. Sans doute parce que sa présence le rassurait. Oui, c'était sans doute ça.
Il la laissa l'épousseter sans grand résultat, mais il apprécia qu'elle prenne soin de lui comme ça. Quand elle lui proposa de marcher loin du précipice, il dût toutefois reconnaître qu'elle le couvait de trop. C'était pas ainsi que les choses étaient sensées se passer !

- Nan, ça va, grommela-t-il, encore trop effrayé pour réellement se vexer.
Après tout, il n'était pas sur son terrain. Brume aimait se promener, mais il avait plutôt imaginé un après-midi tranquille au Bourg, à flâner. Ici, perdus, perchés, il ne tirait plaisir que de sa compagnie. Mais sur le sentier escarpé, ils ne pouvaient pas trop se toucher - et même parler se révélait dangereux, comme son épouvantable chute venait de le montrer !
- J'vais rester derrière toi. On est bientôt arrivés, pas vrai ? demanda-t-il, trahissant ses pensées.

Pourtant, le reste du chemin ne lui parut pas si long. Évitant de regarder le gouffre, il gardait les yeux fixés devant lui. Or, la silhouette de Brume, pour ne pas mentionner un endroit plus précis de son anatomie, se révéla être un panorama plaisant qui parvint à distraire son esprit. Il ne pensait plus à la mort, mais plutôt à la vie...

Ils parvinrent en haut de la falaise. Aveuglant, le soleil brillait sur la mer. Bien que regrettant le panorama précédent, le cuisinier dût reconnaître que la vue sur l'île de l'Andouiller avait aussi de quoi émoustiller.
- C'est pas dégueulasse ! commenta-t-il en criant pour couvrir les rafales du vent.
Leurs vêtements claquaient autour de leurs silhouettes, et il dut se pencher en avant pour entendre la réponse de Brume.

– D’accord, mais fais attention, sourit Brume lorsque Ray proposa de rester derrière.
Sur ce sentier étroit, il était effectivement plus prudent d’y aller chacun son tour. La jeune femme repartit donc, d’un pas léger mais moins rapide qu’auparavant, attentive à ne pas le semer. Elle regrettait un peu sa main dans la sienne, profitait néanmoins de la balade. Ils n’étaient plus si loin, de toute façon.

Au terme d’un nouveau quart d’heure de balade, la pente s’adoucit enfin et tous deux émergèrent au sommet de la falaise. Le premier regard de Brume fut pour la mer, qui s’étendait à perte de vue vers l’Est. Seule l’île de l’Andouiller accrochait le regard, mais la jeune femme préférait de loin contempler les couleurs changeantes de l’immensité salée, les moutonnements occasionnels de l’écume…
Une fois partiellement rassasiée, Brume se tourna vers son compagnon, qui observait de même la vue époustouflante. Il avait l’air plus enthousiaste que sur la plage, et elle se prit à croire que tout cela lui plaisait véritablement.

– C’est pas dégueulasse, s’écria-t-il, un sourire appréciateur aux lèvres.
Sourcils haussés, Brume grimaça un peu de cette réaction de profane. Et puis elle se détendit : il l’avait dit, il appréciait l’endroit.
– C’est vrai, confirma-t-elle, également souriante, alors qu’il se penchait pour l’entendre dans le vent marin. C’est même délicieux, ajouta-t-elle, poursuivant la métaphore culinaire de Ray.
Puis elle se tut.

Côte à côte, ils faisaient face aux rafales de vent, insignifiants face aux éléments dans toute leur démesure. Et, comme Brume finit par s’en rendre compte, c’était aussi délicieux de partager ce moment.
– Merci d’être là, souffla-t-elle, presque inaudible, à Ray.
Elle rougit un peu, mal à l’aise. Mais elle n’était pas sûre qu’il l’ait entendue.

- Hein ? cria Ray en se penchant à nouveau vers Brume.

Elle ne souriait plus, mais le soleil déclinant nimbait son visage rougissant. Il n'était qu'à quelques centimètres d'elle, ses cheveux bruns lui fouettaient le visage. Il se dit que c'était le moment ou jamais, et l'embrassa.

Était-ce l'hésitation ou la bourrasque ? Les lèvres du jeune homme dévièrent de leur but initial pour venir se poser au coin de sa bouche. Ses yeux restaient grand ouverts.

– Hein ? s'exclama Ray, et Brume rougit de plus belle : elle n’était pas sûre de vouloir répéter ses paroles, qu’elle avait prononcées impulsivement. Pourtant, le jeune homme devait l'avoir entendue, car il se pencha soudainement vers elle, déposant un baiser au coin de ses lèvres.

Un baiser ?!

Les yeux écarquillés, plus empourprée que jamais, Brume contemplait Ray en essayant de comprendre ce qu’il se passait. Il lui sembla soudain que tout l’après-midi, toute la journée même, n’avait convergé que vers cet instant, terrible et délicieux à la fois.

Délicieux, car, la jeune femme s’en rendait compte à présent, elle en avait envie autant que lui. Le joyeux pâtissier, qu’elle connaissait à peine, lui paraissait déjà plus familier que la plupart des personnes qu’elle côtoyait tous les jours.
Mais terrible, car elle ne pouvait en aucun cas s’abandonner à ces sentiments naissants. Et elle ne pouvait pas lui laisser espérait que ce soit un jour le cas, pour les protéger tous les deux. Elle appartenait à la reine, et ne devait rien laisser l’écarter de son devoir.

Au supplice, Brume recula d’un pas, s’écartant des lèvres de Ray et du bord de la falaise. Elle prit un instant pour dissimuler son chagrin, espérant qu’il ne se soit pas rendu compte que son baiser, tout éphémère qu’il soit, l’avait bouleversée au plus haut point. Puis elle le regarda, un éclat un peu plus dur qu’elle ne l’aurait voulu dans ses prunelles noires :
– Pourquoi as-tu fait ça ? Je passais un bon moment, avant. Les garçons sont vraiment tous les mêmes.

Elle avait choisi les mots les plus blessants auxquels elle avait pu penser et souhaita pouvoir se détourner avant de voir la déception, la tristesse, envahir ses traits amènes. Pourtant, elle continua à le fixer comme avant, raide et glacée dans le vent qui forcissait.

Ray cachait plutôt bien ses sentiments, mais ses mots trahissaient son amertume. Brume accusa le coup. Il était blessé, et elle mourrait d’envie de lui déclarer qu’elle ne le pensait pas, que, justement, elle le trouvait à part… mais non.

Parmi tous les dangers liés à son rôle d’assassin, celui sur lequel son mentor avait le plus insisté était le risque de se lier à d’autres et, pire, celui de tomber amoureuse. Mais ce qui lui avait paru aller de soi à l’époque lui paraissait bien plus complexe maintenant qu’elle y était confrontée… et Ésir qui n’était même plus là pour la conforter dans ses décisions.

Déchirée, elle marmonna une vague réponse négative, se souvint qu’il n’était plus assez près pour l’entendre et répéta plus fort :
– Non, pas vraiment.

Elle n’avait pas envie qu’il se fasse des idées. Et puis, comme ses mots lui paraissaient hésitants et qu’elle voulait au contraire paraître résolue, elle ajouta :
– Mais j’entends assez d’histoires de servantes harcelées pour savoir de quoi je parle.

Avec ça, s’il ne la laissait pas en paix ! Et pourtant, au fond d’elle-même, elle n’était pas sûre de le désirer.

Dans le silence qui s’épaississait, Ray finit par marmonner un “mouais” peu convaincu, et Brume faillit pousser un soupir de soulagement. Il lâchait l’affaire, selon toutes apparences. Pour autant, l’atmosphère entre eux ne s’était pas allégée.

Brume hocha donc la tête sans un mot lorsque le jeune pâtissier proposa de rentrer ; c’était manifestement la seule façon de conclure leur agréable après-midi. Il s’était naturellement tourné vers le chemin escarpé qu’ils avaient empruntés pour venir mais, si le vide l’effrayait autant qu’auparavant, ses traits fermés n’en laissaient rien paraître.

Alors que les remords l’envahissait de nouveau à la pensée du visage jovial de son compagnon – qui semblait disparu pour de bon –, la jeune femme décida de lui épargner une épreuve supplémentaire. Cela, au moins, elle pouvait se le permettre sans trahir qui que ce soit.

– Ray, l’interrompit-elle donc à mi-voix.
Elle aurait voulu lui effleurer le bras, se contint.
– Il y a un autre chemin, un peu plus long mais qui nous amènera plus près de Castlecerf, sans avoir à repasser par le village. Ça te tente ?

De la main, elle lui indiquait ce qu’elle ne voulait pas formuler tout haut pour préserver sa fierté : le sentier descendait doucement la falaise, tout en lacets et sans dénivelé abrupt.

Pensifs, les deux compagnons rentrèrent au château presque sans un mot. En d’autres circonstances, Brume aurait profité de l’instant à fond : moins spectaculaire que l’autre sentier, celui-ci offrait tout de même une très belle vue sur la forteresse et la mer en contrebas, sans parler de la présence amicale et silencieuse à ses côtés.

Mais là était justement le problème. Était-elle toujours amicale, la présence de Ray, ou se contentait-il de supporter la jeune femme le temps de rentrer au château ? D’ailleurs, comment devrait-elle se comporter avec lui, les jours suivants ? Tant que la reine le désirait, elle était cantonnée aux cuisines, alors éviter Ray n’était pas une option. Et puis, le désirait-elle vraiment ? Après tout, elle avait passé un très bon après-midi à ses côtés et, s’il ne tentait pas de l’embrasser de nouveau, ils pourraient peut-être se fréquenter occasionnellement, sans penser à plus. Mais en serait-il capable ? En serait-elle capable ?

Les questions tournaient encore et encore dans la tête de Brume, formant de véritables sacs de noeuds lorsqu’ils arrivèrent enfin au château. Elle n’avait pas de réponse. Alors, lorsqu’il devint évident que leurs chemins allaient se séparer pour la soirée, elle offrit son sourire le plus convainquant au jeune homme, et lui assura qu’elle avait passé de bons moments avec lui.
--- J’espère qu’on pourra refaire ça à l’occasion, ajouta-t-elle malgré elle, à voix basse.

Puis, persuadée d’être gênée devant sa réponse, elle se détourna à demi, puis s’en fut retrouver sa petite chambrette de bonne, et de là ses appartements d’assassin. Assise sur le grand lit moelleux, elle réfléchit encore longtemps à cette drôle de journée, froissant entre ses doigts une lettre de la reine, qui lui annonçait qu’elle devrait se mettre au service de Mésange Loinvoyant dès le lendemain.