Ce rp prend place dans le cadre de l'intrigue La Fête des Glaces. Avant de poster, merci de vous reporter à ce mode de jeu pour connaître le fonctionnement de ce rp collaboratif !


Le grand soir était arrivé. Le soir où, pour la première fois, le Théâtre Merveille ouvrirait ses portes à la foule en liesse. Le soir où l'on fêterait par les arts la nouvelle année à venir, et la dixième du règne de Vainqueur Loinvoyant !

Plaisant avait attendu ce moment depuis si longtemps, mais à présent... il aurait voulu figer l'horloge. Tout était allé si vite, trop vite ! Il y a trois mois à peine que la Reine-Mère l'avait convoqué dans son bureau pour lui annoncer l'auguste nouvelle : la couronne soutenait son beau projet. Un théâtre ! Un théâtre dans le Bourg, pour réunir dans la contemplation salvatrice les petits et les grands !

Il n'aurait pas imaginé que les choses se fassent si facilement. Il avait à peine eu le temps d'en toucher un mot à sa Majesté - certes très occupée, et peu encline à le recevoir, lui et ses satanés chiffres, sauf quand il s'agissait des finances de la guerre à venir. Il soupçonnait Mésange Loinvoyant d'avoir plaidé sa cause : la nouvelle n'avait-elle pas suivi de près l'arrivée du couple ducal ? Son entrevue avec sa fille, Acuité Loinvoyant, n'avait sans doute pas été aussi désastreuse qu'il le croyait.

Les soucis, toutefois, avaient vite succédé à la joie. Car il ne s'agissait pas "seulement" de monter son théâtre, non ! Tout devait être prêt pour la Fêtes des Glaces, que viendrait couronner la représentation. Et cela, avec les fonds de tiroirs, s'il-vous-plaît. Car si la fête devait être grandiose, la bourse du Royaume avait, paraît-il, de plus martiales priorités.

Le Théâtre avait donc été construit en bois et sans trop de regard sur l'intégrité des ouvriers. Tout vagabond un tant soit peu costaud avait fait l'affaire, et on murmurait même que des gamins des rues avaient été employés. L'emplacement, par contre, était idéal, en plein cœur du Bourg et dans un quartier ni trop bourgeois, ni trop malfamé. Et, même en bois, la grande façade peinte du Théâtre Merveille avait fière allure. Des Muses aux habits diaphanes en ornaient assez joliment les murs, et il n'y avait que les mauvaises langues pour murmurer qu'on se serait cru devant le bordel de Châtiment.

A l'intérieur, une large fosse tapissée pour qu'à cinq cent l'on puisse tenir debout. La scène, vaste et profonde, enveloppée de l'ombre qui fait le spectacle. Les balcons, pigeonnant comme des cols de femmes, moussus, dorés, garnis de fauteuils aptes à recevoir les nobles fessiers. Le peuple et la royauté, prêts à se rassembler sous ce plafond moins équivoque, où les quatre saisons côtoyaient les quatre animaux symboliques des Duchés. Le Cerf, énorme, l’œil vif comme jetant des flammes, avait le glorieux écarlate de l'automne. Béarns, les frimas de l'hiver. Bauge, les bourgeons doux du printemps. Rippon, l'été, le soleil vainqueur.

En deux mois, le gros œuvre était sur pied : restait le spectacle et ses acteurs. Avec de tels délais, il avait fallu faire avec les artistes du cru, les jeunes talents, les talents enfouis même, encore un peu crottés. De beaux joyaux avaient surgi, mais Plaisant s'inquiétait du brillant de l'ensemble. Submergé de travail, il n'avait pu que suivre de très loin la construction de la pièce. Il était ce soir un spectateur en coulisse - un spectateur, il faut le dire, particulièrement angoissé.

Il n'avait ainsi pas profité des festivités de la journée. Il avait entendu parler d'un buffet gigantesque, d'un bal populaire, d'une chasse et que sais-je encore. La Fête des Glaces ordinaire, il n'avait pas à s'en soucier. Il avait déjà assez de pain sur la planche, et époussetait fébrilement les dernières miettes. Promenant sur scène son embonpoint, il s'agitait de ci de là, orchestrant les derniers préparatifs. Enfin les dernières chandelles furent allumées, et les portes purent s'ouvrir.

Les gardes de la ville, doublés pour éviter que ne se reproduise un coup d'éclat vifier, laissèrent entrer un flot de vanupieds. Puis peu à peu les gradins se remplirent dans le brouhaha général. On dévorait tout des yeux. Les dorures, les tentures, les lumières, tout était en toc mais tout faisait mouche. On regardait, là-haut, les grands s'installer, menés jusqu'à leurs sièges, servis, mais oui ! par les Oiseaux de Châtiment, concession nécessaire pour que la reine de l'illusion (Plaisant la considérait ainsi malgré sa pruderie) accepte de prendre en charge la scénographie. Le spectacle valait bien un regard sévère de la Reine-Mère, et puis, ce soir, ne fêtait-on pas le Roi ?

Sans trop savoir si sa Majesté se fendrait d'un mot avant les trois coups (elle était toujours si imprévisible !), Plaisant jeta, de derrière le rideau, un coup d’œil sur la salle comble. Et sentit, dans son ventre, ses tripes former une arabesque peu commune.

Rideau, il n'y avait encore rien à voir. La scène était un espace vide délimité par des planches vierges et du tissu immaculé. L'animation se trouvait ailleurs, dans la populace qui s'installait, haute et basse réunie dans un même sentiment de curiosité. D'impatience, peut-être qui sait. De brouhaha partagé, oh sûrement.
Si l'art en Cerf souhaitait mériter sa lettre capitale, il devait faire des merveilles pour transformer l'expérience théâtrale en véritable magie. Et les Oiselles et les Oisillons s'attelaient à prodiguer ces petits touches d'attentions, ces petites sucreries supplémentaires, ces détails que tous le monde oublie mais qui transforme un simple instant en un véritable moment.
Chacun ici était noble le temps d'un soir, et la petite brunette en valet rouge y veillait avec soin : maquillée jusqu'aux oreilles, tableau de jeunesse et d'innocence, elle descendait tranquillement les allées en offrant sourires et chocolats avec une discrétion polie. Elle échangea quelques mots, bien vite oubliés, elle se courba bien bas, comme cela était demandé, et son nom n'existait finalement pas. Car qui faisait vraiment attention à la petite servante en rouge au milieu de toutes les servantes en rouges ?

Jusqu'à ce qu'elle monte sur scène alors ? Des regards se levèrent, des discussions s'arrêtèrent. Sans trop savoir pourquoi, car le rideau était toujours là n'est-ce pas ?
Alors elle se retourna vers eux, toute paisible et naturelle, puis s'inclina docilement sans rien dire. Son sourire aimable croisa de nouveau l'auditoire lorsqu'elle se redressa, après avoir troqué son panier contre un balais. Bien plus efficace pour dépoussiérer les planches une dernière fois avant l'arrivée des artistes.
Puis toujours l'air de rien, les conversations du public ayant repris, elle commença doucement d'une voix claire et pure, parcourant les planches en balayant.

- Oh, qu'il est bien aisé de commencer par trois coups de bâton bien sentis. Elle se pencha vers l'assemblée tout en plaçant une main devant sa bouche, prenant le ton de la confidence. Bien que j'en connaisse qui les aurait mérités. Secrets volatils, paroles faciles, rappelez-moi déjà, combien en ais-je entendu en descendant ici bas ? Ha. ha. hA.

 Son rire cristallin brisa la déclaration, comme si elle se jouait du public au lieu de jouer un personnage. D'une gracile arabesque, elle planta une fois son balais dans un grand "TOC" avant d'effectuer un battement suivi d'un saut en assemblé. Atterissant accroupi contre toutes les convenances de la danse, elle percuta une nouvelle fois le bois contre le bois "TOC". Puis, d'un bond qui aurait rendu jaloux un chat, elle atterit sur le bout du manche de son balais, incroyablement stable à la verticale.
Elle laissa un instant la foule profiter de la magie du spectacle, car les gens du théâtre étaient bien des magiciens dans leur art. Puis, comme si la balais n'était plus qu'une simple échasse, elle sauta sur place pour enfin commencer.


- Pour raconter une histoire, il faut d'abord l'avoir en mémoire. En l'ayant vue. En l'ayant entendue. En l'ayant vécue. La domestique en rouge prenait bien soin de montrer ses yeux, ses oreilles et son coeur en pointant délicatement son index dessus. Une confidence, vous l'aurez déjà compris : le savoir des domestiques est infini. Omniscience - ô grandiloquence - JE SAIS ! Vision éclair, ouie du tonnerre ; souplesse du serpent, spider-sens détonnant ! Le savoir, c'est le pouvoir alors sachez ceci, comment les domestiques seront décrits : dans mille et quatre ans, nos collants tous beaux inspireront les super-héros.

L'actrice interrompit son monologue pour placer un doigt devant sa bouche, demandant le silence sur cette information cruciale, inconnue et prophétique.

- Mais de grands pouvoirs appelant de grandes responsabilités, voici venu le temps de faire mon devoir : le début  de cette fresque vous annoncer. Brume Servia, pour vous servir, ou pas. Il était une fois une dixième année... où les domestiques pouvaient voler.

Elle sortit un fin masque noir d'une de ses poches, endossant son identité secrète. Puis, dans un habile mouvement, emportée par le lever de rideau diront les sceptiques, Brume pointa un poing levé vers le ciel pour décoler jusqu'au plafond, cachée dans les ombres du décor d'un des couloirs de Castelcerf.
Un coq joua l'aube.
Les miroirs se chargèrent de réfléchir la lumière du soir en celle du matin.
Et le ton était donné.

Peu après l'arrivée de l'homme gris, un autre personnage rentra en scène. Une plutôt une car, outre la robe, l'anatomie ne laissait aucun doute : la jeune femme femme qui venait d'apparaître était enceinte jusqu'aux dent. Embarrassée par son état, elle dandina jusqu'au trône.

- Que faites-vous, mon ami ? demanda-t-elle timidement. N'était-ce pas assez moelleux la derrière fois ?
Il n'était pas certain que sa langue ait fourché volontairement, et la salle - surtout la fosse - se fendit d'un éclat de rire gras.

L'homme gris ne répondait pas. Sans se démonter, la femme continua :
- Je suis venue vous souhaiter une bonne fête. Je voulais vous faire un cadeau... J'ai pensé à une chasse, mais vous avez fait tuer tous les chevaux. J'ai pensé chanter pour vous, mais vous avez fait tuer tous les oiseaux. J'ai pensé alors précipiter ce présent que je porte pour vous depuis de longs mois.

Elle posa maternellement les mains sur son ventre.

- La Sorcière des Haies m'a expliqué comment faire.

Soudain un sceau d'eau tomba du plafond jusque sur les cheveux de la Duchesse, éclaboussant jusqu'aux premiers rang. Trempée, l'intéressée commença à pousser des cris stridents. L'homme gris restait de marbre, tandis que des lueurs inquiétantes baignaient la scène.

En coulisse, Plaisant se tordait les mains et maudissait les scénaristes. Idiots, impudents ! Ils voulaient faire rire le peuple, mais oubliaient les grands. Ils croyaient que pour plaire à Vainqueur, il fallait salir Glace - et sa charmante épouse qui avait rendu le projet possible ! Ils n'avaient pas idée du pouvoir que ce dernier avait déjà pris à la Cour, et Plaisant s'imaginait déjà puni, destitué, relégué dans un coin sombre de la bibliothèque à remplir d'obscurs livres de comptes.

Paniqué, pressé de mettre un terme à cette ignoble pantomime, il poussa sur scène le plus proche acteur.

L'acteur suivant fut propulsé sur scène comme un boulet. Son air ahuri avait quelque chose d'authentique.

Vaillant s'amusait bien. Il n'osait trop le montrer car, si la fosse riait à gorge déployée, les rangs d'honneur affichaient un air pincé. Il avait surpris un sourire sur la joue du maître d'armes lorsque Glace était entré en scène. Mais, depuis Mésange et son accouchement diabolique, plus rien. Il faut dire que la chose était assez osée. Il s'attendait lui-même à quelque chose de plus pompeux et protocolaire, pour clore les festivités de la journée. Au lieu de cela, on leur servait une bonne vieille farce populaire. Eh bien, tant mieux ! Il fronçait les sourcils et riait sous cape.

Il jeta à coup d’œil aux grands de Béarns et s'arrêta sur Acuité. Ses bras étaient croisés sur sa poitrine chétive et on eut cru que sa mâchoire allait exploser. 

- Du calme, petite sœur, susurra-t-il par l'Art, heureux comme jamais de pouvoir dialoguer sans se faire remarquer.
Ils avaient pris l'habitude, ces derniers temps, de s'adresser l'un à l'autre par l'esprit. Ces interventions intempestives avaient parfois le don d'exaspérer la jeune fille, mais cela les avait fait, mine de rien, considérablement progresser.
- On dirait que tu digères mal ta dinde. Pourtant tu n'es pas encore entrée en scène...

Et, du fond de son fauteuil, Vaillant ne put s'empêcher de ricaner.

Un freluquet grimé bondit en scène et prit une pose ridicule supposée l’avantager. Affublé d’oreilles et d’une queue de chien, il se trémoussait en collants et fanfreluches mimant apparemment les jeunes gandins à la sexualité douteuse. Il salua vaguement Glace et Mésange d’un air dégouté, puis, comme s’il entendait un appel lointain, fila se poster à l’entrée de la scène, écartant des gens imaginaires, brassant l’air comme s’il dérangeait.

- PLACE ! PLACE À SON ÉBLOUISSANTE MAJESTÉ ! Brailla-t-il d’une voix de fausset avant de se jeter à plat ventre sur le sol.

De toute évidence, le maître d’armes était promu paillasson royal et se délectait de cette position scandaleuse avec force soupirs et geignements d’une rare indécence. Il ne faisait aucun doute que l’acteur incarnant Vainqueur allait le piétiner sous peu, lui causant par là bien du plaisir à en croire ses tortillements de ver de terre. Un Vainqueur belliqueux, peut-être ?

Un carré de délicate dentelle pressé sur ses lèvres roses et pulpeuses, Chiara se retenait de rendre le contenu de son estomac. Ou bien retenait-elle un fou-rire magistral ? Dans la semi-pénombre de la salle, c’était impossible à déterminer, même pour ses plus proches voisins. Raki était absent, comme de bien entendu, mais elle représentait le clan Lunabille avec sa grandeur coutumière.

Vêtue avec sa simplicité habituelle d’une robe de velours émeraude dégageant les épaules, elle avait les cheveux à demi relevés, de longues anglaises cuivrées retombant jusque dans son décolleté pour en caresser la peau d’albâtre. Elle avait poudré ses épaules pour tenter de dissimuler les taches de rousseur qui les constellaient à sa grande honte, et rajustait régulièrement un châle arachnéen qui venait masquer ce que ses cheveux ne parvenaient pas à cacher de sa nuque.

Il était rare qu’elle s’autorise en public une tenue qui risquait autant de laisser voir l’un de ses secrets mais elle aimait tout spécialement cette robe et une part d’elle avait voulu se mettre en valeur pour le cas où un certain jeune homme serait présent. C’était ridicule, évidemment, et elle se maudissait de se montrer si légère, si idiote. Avait-elle donc la jugeote d’une adolescente de seize ans ? Mais comment résister ?

La pantomime qui se jouait sur scène ne suscitait que peu son intérêt, si ce n’était pour ce que cela reflétait de l’opinion que le peuple avait des grands de ce monde. L’intervention de Brun Braveterre en mignon de Sa Majesté lui avait toutefois fait arquer un sourcil et depuis, le mouchoir pressé sur ses lèvres, elle dissimulait son sourire en promenant un regard attentif sur la foule assise en contrebas.

- C'est malin, répondit Vaillant par l'Art, vexé mais pas trop.
Il y a quelques mois, cette répartie l'aurait blessé à mort, mais il avait appris depuis à mettre de l'eau dans son vin. La franchise mordante de Taebryn n'y était pas pour rien...

En fin de compte, il était davantage fâché de sentir Acuité se recroqueviller à chaque contact, obnubilée par la sauvegarde de son petit secret. Elle pensait sans doute être discrète, mais non. Le mur, ou ses fondations, était entre eux et empêchait toute communion. Lui, à l'inverse, avait tendance à être trop ouvert ; mais il s'améliorait. Sa mésaventure avec Vainqueur n'avait pas ébranlé ses murailles pour l'éternité. Il avait seulement besoin de guérir...

Qu'elle garde donc ses souvenirs sordides ! Il reporta son attention sur la farce, particulièrement attentif à l'entrée du maître d'armes. Ah ! Ils ne l'avaient pas raté ! Il se délecta de la caricature d'autant plus drôle qu'elle était éloignée de la réalité, allant jusqu'à rire en public. Une part de la noblesse gardait mine de marbre, par respect sans doute pour le Roi ; mais l'autre, qui lui était hostile ou ne se sentait pas tenue au respect de la roture, ne se gênait pas.

Poussé par la curiosité, Vaillant tendit son esprit vers le maître d'armes, et fut surpris de constater que quelque chose qui ressemblait à des murailles se dressaient autour de son esprit, faibles et brouillonnes comme des ronces sauvages. Cela l'intrigua un instant, mais bientôt un autre entra en scène.

Le Roi était mi-figue mi-raisin. On n'avait pas poussé l'audace jusqu'à le traîner dans la boue, même s'il ressemblait plus à un enfant surexcité, ou à un marchand libidineux, qu'à un véritable souverain. Et... par Eda ! Il avait bien failli se prendre cette tomate en pleine face !

La pluie de légumes sema une légère panique chez les bien-nés et il jeta à coup d’œil à Chiara. Elle était assise plusieurs rangs devant lui, comme de bien-entendu, et ne l'avait sans doute pas vu, moins encore regardé. Lui-même ne s'était pas gêné pour la contempler, de loin. Elle portait une robe verte qui mettait en valeur sa gorge et ses cheveux. Elle n'avait découvert que pour mieux recouvrir ce qui devait être caché, mais elle n'était pas si innocente, il le savait.

Cette pensée fut suivie par d'autres et soudain interrompue par un soupçon. Acuité était-elle encore là, le sentait-elle ainsi divaguer dans la volupté ? Il reconstruit ses murailles et lança un regard nerveux dans sa direction.

La situation se dégradait autant dans la salle que sur scène et la Duchesse perdait son sourire. Elle avait miraculeusement été épargnée par les tomates sans même bouger un cil, comme si les fâcheux légumes pouvaient l’éviter par la seule force de sa volonté. Quand l’imbécile de servante lui versa elle ne savait quel mélange douteux sur les genoux, ce fut la goutte d’eau qui faisait déborder le vase. Avec un sang-froid digne de son rang, elle se leva sans même se presser et toisa l’empotée d’un air glacial.

- Hors de ma vue, siffla-t-elle entre ses dents avec un mépris évident pour cette petite dinde.

Malice avait bondi et tamponnait délicatement sa robe avec un mouchoir brodé mais elle l’arrêta d’un geste vif. Comprenant aussitôt le désir de sa maîtresse, la suivante zélée fendit alors la foule pour récupérer sa cape pendant qu’un valet de belle taille restait aux côtés de Chiara et l’aidait à regagner la sortie avec calme, en évitant surtout la foule et toute cette excitation malsaine.

C’est en remontant l’allée qu’elle croisa le regard de Vaillant. Ainsi, elle avait vu juste : il était là et pouvait la voir. Il l’avait regardée, exactement comme elle l’avait soupçonnée. L’espace d’un instant son cœur battit plus fort, mais elle détourna les yeux avec indifférence et poursuivit sa route comme si elle n’avait même pas vu le nobliau. En public, il lui était absolument impossible de faire autrement que de jouer la meilleure des comédies. Bien meilleure que la farce de bas niveau jouée sur scène, même si elle l’avait divertie l’espace d’un instant.

À la sortie, elle laissa sa domestique l’envelopper des longueurs de velours et de fourrure pendant que le valet courait prévenir le cocher d’avancer la voiture. C’est à peine si elle la remercia, habituée à son service discret. Mais alors que le valet revenait lui servir de garde du corps le temps que le cocher parvienne à se dégager des encombrements, Malice retourna à l’intérieur chercher son réticule oublié à leur place ainsi que graver dans sa mémoire les traits de la servante maladroite. Juste au cas où elle voudrait donner suite.

Le regard de Vaillant croisa celui d'Acuité. Elle savait, se dit-il, puis il se corrigea. Qu'y avait-il à savoir ? Rien, ou pas grande chose. Quelques paroles audacieuses échangées avec la Duchesse loin des oreilles indiscrètes, dont il venait à douter de la réalité après ces deux semaines passées. Il lui avait promis de venir, et il n'était pas venu ; elle n'avait montré nul signe qu'elle désirait sa présence, pas même par l'intermédiaire de sa servante. Dans ces circonstances, il s'était contenté d'acheter un petit cerf en or, et de le retourner entre ses doigts sans le lui envoyer, trouvant comme excuse que l'animal était mal adapté. Il avait fini par donner la babiole à une fille de cuisine et faire comme si de rien n'était.

- Qu'est-ce qui se passe ? On dirait que tu essayes de cacher quelque chose... insista Acuité, et il sentit son esprit tâtonner aux abords du sien.
Seule sa voix pénétrait : il avait dressé ses murailles, et elle ne pouvait pas passer.
- Chacun ses secrets... tu te souviens ? artisa-t-il avec une fierté mordante. Puis il coupa les ponts.
Il était heureux d'être celui qui la repoussait, pour une fois. Qu'elle voie ce que ça faisait, et s'occupe de ses affaires !

Malgré tout, il s'attacha à ne plus regarder Chiara. Aussi, il n'assista pas à l'incident du plateau, et ne reconnut pas la prostituée Outrîlienne - à l'inverse de Myrtille qui se trémoussait sur scène, et qu'il trouvait aussi attirante que vulgaire. Quand il détacha ses yeux de la blonde, la Duchesse s'était levée et quittait les rangs prestement. En plein milieu de la pièce ? Qu'est-ce que cela voulait dire ? Elle n'avait peut-être pas supporté le spectacle des filles de joies, qui plaisait tant au public. Non : elle n'était pas aussi oie blanche, il était bien placé pour le savoir.

Le regard vide que Chiara lui jeta n'était pas franchement une invitation. Pourtant, il se leva à son tour et sur ses pas, quitta la salle.

La reine avait chargé Brume de surveiller discrètement les spectateurs, pour repérer un éventuel mouvement de foule hostile ou, pire, un nouvel attentat vifier. La jeune informatrice qu'avait contactée Brume suite à la demande de renseignements de Bienséance n'avait eu vent d'aucun projet pour la soirée, mais on n'était jamais trop prudent.
C'était ainsi que l'assassin avait découvert l'étrange mascarade qui se déroulait en ces lieux. Un peu inquiète de la tournure de l'introduction – son nom avait été prononcé, tout de même ! –, elle avait vite vu que cela n'était qu'une pique parmi d'autres lancée à la noblesse du château. Elle s'était alors un peu détendue et avait pu apprécier la justesse – ou non – de chaque interprétation. Même lorsque l’acteur représentant le roi s’était mis à lancer des tomates de toutes parts, la foule n’avait pas tant protesté, et Brume était à peu près sûre que rien de grave n’arriverait ce soir.

Sans un regard pour le valet étalé au sol – ou était-ce le maître d’Armes ? –, sans même prêter attention aux gesticulations de la reine-mère, Acuité Loinvoyant s’avança vers son royal cousin. Elle écarta toutes les prétendantes d’un geste impérieux, sûre de son bon droit. Elle était la fille du duc de Béarns et la cousine du roi, qu’on se le dise !

– Oh mon roi, vous êtes si fort, minauda-t-elle d’une voix aigüe. Je vous en prie… faites de moi votre apprentie ! Je veux tout connaître de vos techniques à l’épée !
Elle avait posé les mains sur la poitrine du roi dans sa supplique, et le massait doucement.
– Je ferai ce que vous voudrez en retour, promit-elle en le regardant bien dans les yeux.
Sa détermination était sans faille, et on sentait dans sa voix qu’elle était véritablement prête à toutes les extrémités.