Les anecdotes de Glace étaient plaisantes et, si son séjour à Castelcerf ne serait pas sans apporter son lot de complications politiques, Bienséance se réjouissait du retour à la Cour de ce bel esprit. Malgré ses défauts, parmi lesquels sa très visible ambition, elle vouait au Duc de Béarns une affection sincère et un semblant d'admiration. Comme une reconnaissance entre pairs...

Elle se livrait à ces réflexions lorsque son fils l'interrompit grossièrement, singeant la maladresse d'Acuité et hélant un domestique avec la délicatesse d'un poissonnier. Bienséance lui décocha un regard courroucé auquel il répondit par le défi. Qu'avait-il donc en tête ? Elle reconnut alors Soli, grimée en soubrette, et pâlit.

Elle tâcha de se reprendre, mais l'indignation l'étouffait. A quoi jouait Vainqueur ? Pourquoi attirait-il l'attention sur le Fou de son père ? Et qu'est-ce que cette sale gamine faisait là ? Était-ce un jeu entre eux ? C'était peu probable, vu l'air contrit de la rouquine. Au moins mesurait-elle l'impudence qui était la sienne, d'oser se présenter ici. Et Vainqueur qui l’invitait à manger ! Sa main se crispa sur sa fourchette. Elle n'avait pas laissé Prospère la convier à sa table. Elle ne laisserait pas son fils le faire.

Étrangement, elle fut presque aussi blessée par la moquerie de Glace que par les largesses de Vainqueur. Mais bientôt tout ceci n'eut plus d'importance, car Mésange s'affaissa et Acuité se précipita. Le tumulte succéda à l'absurdité. Le repas virait au désastre. Il était temps de reprendre les choses en main, ou ce qu'il en restait.

- Heidi, dit-elle en direction de l'autre bout de la table, où une Montagnarde massive se gobergeait de petits fours comme s'il ne s'était rien passé. Prend soin de la Duchesse.
Elle avait autant confiance dans les talents de la jeune femme que dans sa force pour la soutenir. Déjà deux domestiques accourraient pour l'aider.
- C'est une excellente herboriste, expliqua-t-elle à l'intention de sa famille. Mésange sera bientôt sur pied.

Elle se leva et claqua des mains pour attirer l'attention des convives.
- Je pense qu'il vaut mieux reporter ce déjeuner. Nous avons tous besoin de repos.
Avec l'irruption de Soli et le malaise de Mésange, il était difficile de la contredire.
- Je vous remercie de votre présence. J'invite ceux qui le souhaitent à me rejoindre dans le jardin d’Été pour savourer quelques douceurs.

Et, après une révérence impeccable, elle s'éclipsa la première pour aller préparer la table du thé. L'y rejoindraient, elle l'espérait, des esprits plus sages et pacifiés...