Chance s’était accordé un long moment, très tôt ce matin là, pour choisir son équipement. Il n’avait pas le droit à l’erreur – ou tout au moins ne se l’était-il pas accordé – et avait donc passé en revue toutes les épées et toutes les protections dont il disposait songeant, à chaque examen attentif, aux avantages et inconvénients qu’il leur connaissait, jusqu’à parvenir à la meilleure association possible.
       Il ne s’agirait que de désarmer ses adversaires, certes, mais également d’éviter d’être lui-même dépossédé de son arme. Il avait donc pris soin de se protéger des coups, pour éviter de lâcher sa lame à cause de quelque douleur surprenante, sans pour autant entraver ses mouvements.
       Sous des bas-de-chausses en cuir, ses tibias étaient protégés par de discrètes jambières de fer, qu’une fine fourrure empêchait de faire mal à son porteur, tout en leur permettant une mobilité relative. Par dessus sa chemise blanche, il avait enfilé sa plus fine côte de maille, parfaitement ajustée, et qui ne couvrait que son buste. Car chacun de ses bras était quant à lui cuirassé. Chance savait qu’il n’hésiterait pas. Il ne serait pas sur la défensive, mais irait droit au but, ce qui exposerait sans cesse ces parties de son corps qu’il fallait en conséquence protéger à tout prix pour éviter de lâcher prise.
       La force n’était pas son atout, loin de là. Il ne pouvait pas encaisser trop de coups aux épaules ou aux mains sans broncher. Et donc sans perdre, ce qu’il ne voulait pas, bien entendu. Aussi avait-il fait ce compromis : ces cuirasses légères entraveraient quelque peu ses mouvements mais accroîtraient dans le même temps sa résistance. Sans compter qu’un bras couvert de métal devenait une arme supplémentaire, à même de frapper, de rencontrer les lames adverses et donc, potentiellement, de leur faire quitter les mains qui s'y agripperaient en vain.
       Le jeune homme savait que son agilité était exceptionnelle, et il ne doutait pas un seul instant de pouvoir compenser le handicap créé par cet équipement qu’il entendait bien utiliser de manière inhabituelle. Il ajouta, à ces protections faites armes, une épée longue mais légère, qu’il avait l’habitude de manier en tous sens.
       Tout ce qu’il ferait, dans la mêlée, serait inhabituel. C’était là sa stratégie principale. Surprendre, étonner, déstabiliser, pour mieux l’emporter.
       Dans sa tête, il s’imaginait se battre comme jamais personne avant lui. Il brillerait d’une manière tout à fait originale ! Pour lui d’abord, pour s’assurer qu’il en était capable. Pour ces dames, ensuite, qu’il prendrait plaisir à voir s’extasier devant ses prouesses. Et pour Espoir et Acuité, ensuite, dont il avait pris la place et dont il défendrait l’honneur. Pour Acuité, surtout, sur le visage de laquelle il voulait à nouveau faire naître un sourire.
       Oui : il allait gagner. Il n’en doutait pas une seule seconde.

       Cette certitude, de même que son enthousiasme, ne fit que s’affermir à mesure que l’heure du combat approchait. Et elle le fit plus encore quand il prit place sur le champ de bataille, en prenant soin de se positionner à l’opposé du roi et du duc. Du duc, surtout. Brun Braveterre serait sa cible, son plus grand adversaire, mais il entendait d’abord fendre la foule des combattants avant de commencer ce duel qu’il attendait avec tant d’impatience.
       Il était en place, donc, et la mêlée commença. Les coups se mirent à tomber, de même que la pluie.
       Dès les premier instants, Chance eut à faire face à deux adversaires. Il ne les connaissait pas mais vit dans leurs yeux qu’ils entendaient bien défaire un prince aujourd’hui.
       Il n’en eurent pas l’occasion. Alors qu’ils se jetaient sur lui, Chance s’accroupit tout en pivotant sur lui-même et en déployant sa jambe gauche qui vint faucher l’un de ses assaillants. Puis, se redressant d’un bond, il alla donner un coup d’épaule en plein dans la poitrine du second, trop surpris pour pouvoir parer ou esquiver.
       Les deux hommes qui, contrairement à Chance, n’avaient pas pu contrôler le glissement de leurs pieds sur l’herbe déjà humide, tombèrent chacun leur tour, avant de perdre leurs épées respectives, frappés à la main par le pied de celui qui venait de les mettre à terre.
       Cette première victoire sembla donner encore plus d’élan à Chance, qui partit au cœur de la mêlée, prêt à en découdre, prêt à tout pour défaire tous ces combattants, un à un, jusqu’à se retrouver face au Duc de Béarns...

Au départ, Aimée avait décidé d'ignorer purement et simplement tout ce qui avait trait au ridicule remariage de son père. Elle pensait ne paraître que lorsque c'était indispensable, faire son devoir de Reine-Servante puis disparaître pour panser ses plaies dans le secret de ses appartements ou dans les jardins de sa mère.

Le banquet s'était si mal déroulé toutefois, qu'elle avait pris la mouche et décidé de participer à la Grande Mêlée. Non pour honorer ces noces insensées, mais pour prouver à son père qu'elle était et resterait la Reine-Servante, quoi qu'il arrive, jusqu'à ce que la couronne lui échoie. Chance pouvait lécher les bottes de sa nouvelle belle-mère autant qu'il voulait et Bauge pouvait pousser Prospère à s'élever contre elle autant que c'était convenable sans provoquer de guerre civile, elle ne renoncerait pas à sa couronne car elle était sincèrement convaincue d'être la meilleure candidate au poste. Parce qu'elle était autant Cervienne que Chalcédienne, parce qu'elle alliait l'Art et le Vif, et parce que malgré l'insondable souffrance qui la faisait mordre tout le monde autour d'elle, elle se souciait d'être et paraître ce dont le peuple avait besoin.

Elle prit soin de s'équiper à l'avance toutefois et ne parut sur le terrain qu'une fois pleinement protégée et dissimulée. Si l'on ne pouvait se méprendre sur son sexe, il n'y avait en revanche aucun moyen de deviner son identité. La cotte, les jambières et les bottes de cuir souple qui la couvraient n'avaient rien de reconnaissable, pas plus que le heaume de cuir et d'acier sous lequel elle avait pris soin de tresser sa crinière bien trop flamboyante. Elle avait choisi dans l'armurerie une épée légère et de bonne facture, laissant au râtelier la sienne, bien trop reconnaissable. Aucune faveur n'était visible, les couleurs de Cerf et de Chalcèdes se mêlant à l'intérieur de la manchette de l'un de ses gants, celles de Béarns dans l'autre, pour faire honneur à sa famille.

Une fois les combattants les plus frustes éliminés, ils ne se trouvèrent plus que huit dans l'arène. Le hasard la plaça alors face à son père. Elle dut faire appel à toute sa volonté pour garder le calme nécessaire à la victoire et si elle l'emporta finalement, ce ne fut qu'au terme d'efforts certains. Vainqueur avait certainement encore assez de puissance et de volonté pour se battre mais son âge donnait un léger avantage à un combattant plus jeune, plus agile et plus léger.

Comme s'il était n'importe qui et elle également, elle salua sa défaite avec courtoisie mais sans prononcer un mot pour ne pas trahir son identité. Son prochain adversaire s'avançait déjà et il était visible que Prospère rêvait d'en découdre avec celle qui avait défait son père, qui qu'elle soit. Sans lui laisser la moindre chance d'équilibrer les forces, elle lui prouva sa supériorité en quelques passes puissantes et intenses. Elle n'était pas sa sœur aînée pour rien, même d'une année et même s'il l'ignorait. Là encore, il misa sur la force pour défaire une adversaire physiquement plus faible et en fut pour ses frais, la rapidité et l'agilité d'Aimée compensant largement ce défaut.

Elle n'avait même pas suivi les autres combats mais bientôt, il ne resta plus qu'elle dans la lice et Orage, son maître d'armes. Si elle éprouvait pour lui un immense respect, celui d'une élève pour son maître, elle se savait aussi capable de le battre. Il avait certes la force, la sagesse et l'expérience pour lui, mais elle lui opposa sa fougue, une détermination sans faille et quelques passes qu'elle ne tenait pas de lui et auxquelles il ne s'était pas forcément attendu dans ce tournoi. Quand elle parvint à le désarmer, elle ne put retenir cette fois un puissant cri victorieux. L'élève avait surpassé le maître en plus de défaire les hommes de sa famille.

Plus que jamais, elle débordait d'assurance et de la certitude inébranlable qu'elle était à sa juste place en tant qu'héritière du trône. Ni la boue ni la transpiration ne pouvaient lui ôter la moindre once de confiance en elle. Trempée, sale et plus fière que jamais, elle avança vers la tribune où son père avait rejoint la nouvelle reine après sa défaite. Debout, les deux pieds campés dans le sol, elle planta sa lame dans la terre détrempée devant elle et délaça lentement son heaume jusqu'à laisser retomber dans son dos les tresses ébouriffées et reconnaissables entre mille de la Reine-Servante.

Son sourire arrogant s'adressait à la tribune royale, c'était celui d'une guerrière. Puis se tournant vers le public, elle leva le poing et poussa un cri de joie plus puissant encore, encourageant la foule à l'acclamer en ce jour de liesse. Peu lui importait qu'on associe cet événement au mariage infâme de son père et d'une gamine, elle savait, elle, qu'elle avait prouvé sa valeur à son peuple malgré son mauvais caractère et sa mauvais volonté de ces derniers jours.