Aimée s'était échappée de Castelcerf une fois encore. Entre deux leçons, visites et occupations, elle avait échappé à la surveillance de son chaperon comme de ses gardes et s'était précipitée à l'écurie. Avec la complicité de l'un des palefreniers, elle avait pu seller sa jument et sortir par l'une des poternes moins gardées.

Galopant à bride abattue, elle avait rapidement mis derrière elle la forteresse et les terres qui l'entouraient. Elle étouffait entre les murs de pierre et avec l'enthousiasme que suscitait l'approche des noces royales. Elle ne voulait plus penser à ça, plus penser à son père, à la gamine qu'il allait épouser et à sa mère bafouée. Elle voulait s'échapper de sa vie pour quelques heures.

Elle traversa un petit bois, quelques champs puis un autre bois et finit par déboucher au pied d'une colline semée de hautes herbes que le vent faisait danser allègrement. Mettant son cheval au pas, elle gravit la butte plus lentement, inspirant à pleins poumons l'air pur et frais de la liberté. Arrivée au sommet, elle passa une jambe par dessus l'encolure de son cheval et sa laissa glisser au sol. Les rênes nouées par sécurité, elle laissa la bête aller et paître selon son bon vouloir pendant qu'elle-même se laissait tomber dans l'herbe.

Allongée sur le dos, les bras croisés sous sa tête, elle observa la course des nuages un long moment, la paix reprenant peu à peu ses droits dans son esprit troublé. Les émotions et les questions sans fin revinrent bien trop vite cependant et elle se redressa bientôt. Assise, les jambes à demi repliées et les bras passés autour de ses genoux, elle fit taire les voix dans son esprit et se libéra du présent pour vagabonder au gré du vent et des âmes qui l'entouraient.

Depuis son retour à Bourg de Castelcerf, il prenait plaisir à s’échapper dans les campagnes environnantes. Dès qu’il avait une journée complète de relâche, il abandonnait joyeusement les faubourg encrassés et retournait battre les sous bois avec Croc.
Le glouton avait établit sa tanière à l’orée d’une forêt relativement proche de la ville, et ils se retrouvaient aussi souvent que possible pour chasser ensemble, ou pour simplement lézarder au soleil tout les deux. Ils prenaient un plaisir infinie à leurs présences mutuelles, parfois ils passaient des heures sans rien dire à simplement profiter l’un de l’autre. Le mustélidé n’était pas très loquace, et en vérité Âtre non plus, aussi savouraient-ils les longues soirées et après-midi qu’ils passaient à arpenter les bosquets sans rien dire. Leur relation s’épanouissait naturellement, et leurs caractères s’accordaient mieux que ne l’aurait cru l’adolescent… même s’il était prédateur, qu’il incarnait à bien des égards la bestialité, Croc était strict et juste, sur de faire ce qui était bon pour lui, bon pour survivre. Il comprenait son mode de vie, admirait la rage qui s’emparait de lui au combat, lorsqu’il acculait ses proies, cela avait forgé sa propre personnalité sans doute.

Cette après midi là était étouffante, l’été semblait s’étirer à l’infini sans jamais cesser de les narguer de ses rayons. Il faisait trop chaud pour chasser, trop chaud pour faire quoi que ce soit. Le garçon et le glouton étaient étendus dans les herbes hautes après une énième bagarre « amicale », à bout de souffle. Avant d’atterrir en haut de cette colline, ils s’étaient faussement pourchassés sur quelques mètres et s’étaient lancés dans des assauts dénués de forces mais qui ancraient les mouvements du combats chez les jeunes d’une portée. Il en était ressorti les avant bras pleins d’estafilades et le front rougi par les marques de machonnages frénétique. Depuis lors il étrillait la fourrure drue et éparse de son compagnon, il dégageait une odeur puissante de musc naturel auquel s’ajoutait la puanteur des charognes dans lesquels il se roulait à chaque occasion. Brosser son cuir, en ôter les petits bouts de chaire malodorants qui constellaient ses moustaches, c’était un moyen presque efficace de le débarrasser de son parfum de cimetière vivant.

Tu pues. C’était une remarque d’ordre amicale, en vérité il avait appris à accepter les relents cadavériques qui accompagnaient parfois sa compagnie.

Il n’obtient qu’un grognement de dédain en guise de réponse, et la tête touffue qui se pressait contre sa main pour mendier plus de caresse de la brosse aux pics durs qui apaisaient les démangeaisons de sa peau.
Après tout, lui aussi devait puer, avec tous les poissons qu’il vidait, il devait sentir comme l’intérieur d’un chalutier. Ils étaient bien assortis…

Tout absorbé à ses rêveries, il entendit à peine les bruits d’un cheval étouffé par la mer végétale autour de lui, ce fut Croc qui l’alerta de la présence toute proche d’un cheval et de sa cavalière. Il invectiva au glouton de rester tapis prêt du sol, caché, et se maudit de n’avoir réagit plus tôt. Il se sentait tout proche d’elle, et n’osait pas se relever… La courbe de la colline lui permettait de rester invisible aux yeux de l’inconnue, et il préférait rester prudent, de plus il n’était pas présentable.

Je mangerais bien du cheval.

L’image d’une échine brisée et d’un flot de sang lui passa par la tête, et le glouton s’élança. Il eu a peine le temps de se redresser sur son séant et d’élancer sa jambe vers l’avant pour bloquer la queue fournie de l’animal sous sa botte.

« Arrête ! » Hurla t-il aussi bien par son lien que par ses lèvres.  

Dans le barrissement général du cheval terrorisé et de Croc outré, Âtre se dévoila. Il était couvert de terre, d’entailles et tenait un glouton sous son pied, la première impression devait être terrible… avant qu’il n’ai l’occasion de se reprendre, son compagnon de dégagea de son emprise et s’enfuit pour disparaître à leurs vues, vexé.

« Euh je… » en levant les yeux vers son interlocutrice, il restait bouche bée. Elle était belle, mais bien au-delà de ça, elle affichait une tristesse propre aux héroïnes romantiques des épopées qu’il adorait lire plus jeune « … je suis désolée d’avoir fait peur à votre cheval, enfin… » il se rendit compte, trop tard, qu’il s’était affiché comme étant lié au glouton, mais essaya tout de même se rattraper « … je me demande d’où sortait cette bestiole… »

Cette bestiole te mangera un doigt pour ça ! Deux pattes mesquin. Ne mange pas le cheval sans moi.
Personne ne mangera ce cheval. Elle a l’air noble, si on lui cause des ennuis on sera chassés comme du gibier…
Les chasseurs qui deviennent les proies.

Cette pensée lui glaça les sangs.

« Tout va bien ? »

Je mangerais bien du cheval.

L'idée venait de traverser son esprit et c'était si incongrue qu'Aimée bondit sur ses pieds à l'instant même où sa jument hennissait de terreur en se dressant sur ses postérieurs. Un cri avait fusé en même temps, stoppant net l'élan qu'elle avait ressenti et lui laissant découvrir l'auteur du désordre. Un jeune homme inconnu le pied sur une masse de fourrure brune.

Alors qu'elle rejoignait sa monture en quelques enjambées et saisissait ses rênes pour la calmer, elle entendit, pensa-t-elle, la cavalcade vexée de la bête qui avait effrayé Écume. Si elle n'avait jamais partagé ses pensées avec sa monture ou même tenté de réellement communiquer avec elle, elle la connaissait assez pour ne pas la craindre et savoir comment apaiser sa peur à présent que le danger s'éloignait.

Les bras autour de la tête blanche de sa jument qui ne renâclait déjà plus, elle contempla avec des yeux ronds celui qui avait arrêté l'attaque. Car c'en était une. Elle le savait. Elle l'avait senti. Mais elle ne saisissait pas très bien pourtant et il lui fallut encore quelques instants avec son air ahuri pour parvenir à formuler une réponse cohérente.

- Tout va bien, répéta-t-elle niaisement avant de se reprendre.

Elle relâcha Écume pour avancer vers le jeune homme mais sa jument ne la lâchait plus et marchait juste derrière elle. Quand elle s'arrêta, elle reçu un petit coup de naseau entre les omoplates qui la fit tressaillir et sourire, enfin. Elle tendit alors la main à l'inconnu d'une manière bien peu protocolaire et qui lui était propre.

- Bonjour.

Elle aurait dû être méfiante, elle aurait dû remonter sur Écume et quitter les lieux, retrouver la sécurité de Castelcerf et des gardes qui auraient dû l'accompagner. Elle aurait dû un tas de choses. Mais comme toujours, elle n'en fit qu'à sa tête. Que pouvait-elle bien risquer face à un jeune homme de son âge, seul et sans monture ?

La jeune femme s’était vite reprise, d’abord hébétée par le chaos de la situation elle parvint néanmoins rapidement à calmer sa monture. La manière dont elle s’y prit lui rappela la façon dont lui-même communiquait sa paix intérieure à Croc, par vague douce et apaisante, comme la senteur apaisante que dégageait une mère ou une tanière. Des bribes de magie du vif semblait vibrer entre elles, sans pour autant se concrétiser… était-ce son imagination qui lui jouait des tours ? Ou la belle étrangère faisait-elle partie du Lignage ? Elle semblait si irréelle, avec sa chevelure flamboyante qui se découpait sur la vaste étendue vert tendre derrière elle, sa mise et son maintient indiquaient clairement sa haute naissance.

Elle s’était avancée vers lui, droite comme la justice et lui avait tendu sa main. Le geste surprit Âtre, c’était un rituel inhabituel pour ceux du château, ils préféraient les révérences qui leur permettaient d’éviter le contact direct. Décontenancé, il abaissa le haut du corps tout en saisissant si légèrement la main finement ciselée qu’il la frôlait à peine.

« Bonjour ma dame, je m’appelle Âtre Pierrefendue, désolée d’apparaitre ainsi à vos yeux et de toutes les émotions que vous avez subis. J’ignore d’où venait ce blaireau, j’espère que vous n’avez pas eu trop peur. »

En répondant ainsi à ses salutations, il tentait de rester courtois, et pourtant un grognement très distinct provenant du bas de la colline ponctua ses simagrées comme un rire sardonique. C’était Croc qui se moquait de lui, qui singeait son respect.

Blaireau toi-même, petite bête puante.

Il essaya de rester impassible à la pique, mais il leva néanmoins la lèvre en signe de mécontentement, ils expiraient plus tard tout ce simulacre, et ce serait peut être l’occasion d’apprendre au glouton à se tenir tranquille en présence des autres animaux domestiques, même en pleine nature.

« Vous êtes perdus ? Nous sommes loin du château. »

Le formalisme des salutations de celui qui se nommait donc Âtre amusa grandement Aimée qui dissimula pourtant son sourire de crainte de le froisser.

- Et bien bonjour Âtre Pierrefendue. Je m'appelle Aimée.

Elle aurait dû mentir sur son nom sans doute mais cela ne lui venait pas naturellement. Pour faire bonne figure, elle glissa un pied derrière l'autre et se fendit d'une petite révérence brève, un sourire malicieux ornant ses lèvres. En braies et bottes avec une ample chemise masculine, elle n'avait rien d'une dame de la Cour et pourtant, ça ne faisait aucun doute pour le jeune homme. Autant lui en donner pour son argent.

Détournant le regard vers le bas de la colline d'où était monté un vague grognement, elle arqua un sourcil alors qu'Écume la poussait à nouveau de ses naseaux. Son sourire s'élargit et elle sortit une pomme de sa poche pour la donner au cheval tout en arquant un sourcil étonné.

- Un blaireau, hein ? Je n'en avais encore jamais vu de cette taille ni de cette couleur...

Contournant l'encolure de sa monture, elle alla fouiller dans ses fontes et en sortit un paquet enveloppé de toile cirée. Il lui importait peu de savoir si c'était vraiment un blaireau ou non qui avait effrayé son cheval ou si le jeune homme disait la vérité. En fait, cette rencontre la distrayait efficacement de tout ce qui la troublait.

- Je ne me perds jamais, se vanta-t-elle, souriant toujours. Vous avez faim ?

Sa jument était calmée et le jeune homme n'avait rien de menaçant, pas plus que le blaireau qui restait à distance et n'oserait jamais s'attaquer à un cheval et deux humains. Parfaitement en confiance donc, elle se laissa tomber assise dans l'herbe et entreprise de déballer les vivres qu'elle avait emportés.

- Et vous, qu'est-ce que vous faites par ici ?

«  Et bien bonjour Âtre Pierrefendue. Je m’appelle Aimée.»

Aimée… des cheveux roux, une monture de qualité… l’horrible évidence le saisit aussi brutalement que les griffes de Croc. Il s’était adressé à la reine servante des cinq duchés, recouvert de tripes de poissons, et son glouton avait voulu dévorer sa monture. Outre l’affront terrible que sa seule présence constituait aux yeux de l’étiquette, il avait osé s’adresser à elle et pire, il l’avait touché. L’éducation qu’il avait reçu lui avait apprit la déférence envers un membre de la famille royale, et il avait, sans le vouloir, transigé à toutes les règles. Ses joues s’empourpraient lentement, laissant apparaître deux tâches écarlates sous son front griffé et livide. Il venait de commettre une erreur terrible.  

Pendant qu’il se morfondait, elle avait bougé et donné une petite pomme à son cheval. Elle ne semblait s’être formalisé de la situation, mais Âtre demeurait mortifié, persuadé qu’il avait manqué de respect à sa souveraine… sa honte le cuisait aussi sûrement que s’il eu s’agit d’une piqûre d’abeille, et son cœur tambourinait si fort à ses oreilles qu’il n’entendait presque rien. La voix douce d’Aimée qui contestait son explication rapiécée et la balayait tout à la fois le soulagea légèrement, peut être ne s’attarderait-elle pas sur le sujet… Peut-être, du moins l’espérait-il.
Le comportement de la jeune femme ressemblait à celui de n’importe quel cavalier de son âge, aussi naturellement que s’il avait s’agit d’un de ses vieux amis, elle avait saisit et paquet dans ses fontes et vint se placer non loin de lui.

« Je ne me perd jamais. Vous avez faim ? »

Elle s’était assise à même le sol, comme une fille des champs.

« Euh je.. oui, oui bien sûr, j’ai faim. » il se laissa souplement glisser en tailleurs à ce qu’il jugeait être une distance respectueuse, mais suffisamment proche pour partager de la nourriture dans encombre. C’était affreusement gênant.

« Et vous, qu’est-ce que vous faites ici ? »

Je me vautre dans l’herbe avec mon ami le glouton mangeur de chevaux.

« Je prenais l’air, la ville est étouffante en été, et je voulais échapper à la puanteur des quais. » drôle d’excuse pour qui pouvait sentir son fumet. « Besoin de me dégourdir les jambes sans doute. »

Il n’ajouta pas le titre honorifique qu’il savait lui devoir, elle n’avait pas jugé utile de se présenter comme l’héritière du trône, sans doute valait il mieux laisser planer le doute sur ce qu’il avait vraiment compris. Il espérait seulement qu’elle ne tiquerait pas sur la distance qui les séparait de Bourg de Castelcerf, à pied, ça faisait une sacré trotte… et le lieu en lui-même respirait le coin perdu, un peu trop isolé pour s’y trouver par hasard.

Ce qu'Aimée ne voulait pas voir, elle ne le voyait pas. Aussi n'eut-elle pas réellement conscience d'avoir été reconnue et d'avoir ainsi provoqué un horrible embarras chez son interlocuteur. Une part naïve et enfantine d'elle persistait à croire que certains problèmes disparaissaient purement et simplement si on les ignorait assez fort.

Quand Âtre s'assit dans l'herbe, elle sentit que le premier pas était franchi. Le reste viendrait naturellement, il fallait juste laisser un peu de temps passer et le naturel s'installer. Comme s'il ne s'était pas mis à distance respectueuse et raide comme la justice, elle sortit un petit couteau de son étui et découpa du fromage et une autre pomme pour en garnir un petit pain qu'elle tendit au jeune homme sans plus de cérémonie. Elle en prépara un deuxième et mordit dedans avec appétit.

- Ah oui les quais... Je me disais bien que ça sentait le poisson... Vous travaillez là-bas ?

Quelque chose affleurait sa conscience, une onde, une pensée, une émotion, elle ne savait pas trop mais elle sentait le flux qui allait et venait, l'approchant sans jamais s'imposer à elle. Ce n'était pas l'Art, elle reconnaissait cette magie de manière instinctive et naturelle depuis l'enfance et avait appris très tôt à la maîtriser et s'en protéger. C'était autre chose, c'était plus doux et plus ancien, lui semblait-il, plus primitif, peut-être. C'était comme un chatouillis ou une démangeaison mais qu'on ne savait pas situer avec exactitude.

- Le blaireau... Demanda-t-elle soudainement, un peu hésitante mais décidée à percer le mystère qui la taraudait. C'est... Heu... C'est votre ami ?

Derrière elle, Écume qui paissait tranquillement avait relevé la tête et soufflé fortement par les naseaux un air chaud vers sa nuque. Elle haussa une épaule agacée mais sentit pourtant confusément le dédain amusé de sa monture préférée.

Il avait eu à peine le temps de fourrer le bout de fromage précipitamment dans sa bouche. La question était un peu hésitante, le ton manquait d’aplomb pour être sentencieux, mais ses propos ne laissaient que peu de doute. Elle ressentait, ou du moins elle avait ressenti, les effluves du lien qui le reliait à Croc. Pourtant, elle ne l’avait pas accusé à proprement parler, elle avait prononcé le mot « ami », pas bête, pas animal, « ami ». Était-ce un stratagème qui visait à gagner sa confiance ? Dans son souvenir, la reine servante avait déclaré ouvertement son appartenance au Lignage, mais ce pouvait tout aussi bien être une rumeur savamment étudiée pour la discréditer en tant qu’héritière. Il mâchait, mâchait, et mâchait encore même si il n’y avait plus rien de solide dans sa bouche depuis de longues secondes, ça lui donnait l’occasion de réfléchir.

Tu as peur de cette femelle ? Elle est plus faible que toi, tu peux la vaincre facilement, et moi je pourrais enfin manger ce fichu cheval. Si elle veut savoir si nous sommes liés, dis le lui, que veux-tu qu’elle te fasses ?

Il n’avait pas tord. Ici, dans la campagne profonde, assis à partager un repas simple, que pouvait bien lui faire sa reine ? Il n’était pas du genre à crier sur tous les toit sa magie du vif, mais il n’en avait pas honte non plus. Si ce qu’on disait sur Aimée Loinvoyant était vrai, elle ne le condamnerait pas pour ce qu’il était. Son apprentissage l’été précédent chez son vieux mentor lui avait apprit à être fier de son héritage de Vifier et à trouver injuste les persécutions que subissaient ses semblables.
C’était décidé, il dirait la vérité. De toute façon, il ne souffrirait pas qu’on dise de lui qu’il puisse être un parjure à la couronne, quitte à ce que sa détruise sa réputation :

« Oui, c’est un glouton, et il est mon compagnon de lien. » présenter Croc sous son aspect « officiel » avait un je ne sais quoi de satisfaisant, c’était d’ailleurs la première fois qu’il annonçait ça un autre être humain en dehors de son maître de vif. « Il est… un peu sauvage, et je crois qu’il trouvait votre cheval particulièrement à son goût, mais pas d’inquiétude, je lui ai ordonné de ne pas le tuer. »

Il sentit Croc contester vivement son autorité avec des jurons propres au animaux, grossièrement il comparait Âtre à ses propres excréments ou aux puces sur son dos, mais il se tenait toujours à distance. Il avait bien comprit l’importance que revêtait la magnifique jument aux yeux de son compagnon, et rien que pour cela il refrénait ses envies de sang chaud. Il aurait sans doute pu infliger de lourdes blessures à l’équidé s’il se jetait dans la bataille avec la férocité qui le caractérisait, mais il n’en serait certainement pas sorti vivant. Cette perspective, loin de le refroidir, ne faisait qu’accroître son envie de combat, c’était naturel chez lui, il ne connaissait pas la peur. Plus la proie était grosse, plus sa frénésie enflait. Mais il la gardait sous cloche.
Un rictus déformait les lèvres du jeunes hommes, ses épaules s’étaient courbées, involontairement il avait adopté l’attitude du glouton tapi en contrebas. Ce dernier se hasarda alors à remonter la pente et a pointer le bout de son nez non loin d’eux. À plusieurs pas des deux jeunes gens et du cheval, Croc se montrait affichant d’autant plus la ressemble entre les deux comparses. Maculé de poussière, la chevelure cervienne du garçon était tachée de gris, enmélés comme la fourrure du glouton, leurs yeux se confondaient entre deux onyx sans reflets, parfaitement noires.

« Voici Croc. »  

Elle sentit que le jeune homme hésitait à lui répondre et réfléchissait longuement. Plutôt que de le presser elle continua à manger tranquillement en attendant qu'il fasse lui-même son choix. De quel droit l'aurait-elle forcé à dire ce qu'il ne voulait pas dire ? Et puis le Vif était encore si controversé en Cerf qu'elle se sentait elle-même fort mal à son aise d'en parler, usant de paraphrases et d'approximations. Elle n'écoutait pas assez Maître Vifargent, c'était un fait, et n'aimait pas la discipline qu'il voulait lui imposer, même s'il le faisait avec douceur.

Il se décida finalement à lui répondre, comprenant le sens qu'elle avait donné à sa question si maladroite et elle en fut soulagée. Finalement, elle parvenait à sentir des choses, à saisir quelques subtilités, se regorgea-t-elle intérieurement. Elle continuait à observer Âtre et lui trouva soudain une ressemblance frappante avec le blaireau qui était finalement un glouton et approchait lentement. Écume s'éloignait prudemment, sans inquiétude majeure mais restant à distance prudente pour avoir le temps de fuir en cas de besoin.

- Vous lui avez ordonné ? Répéta-t-elle en murmurant sans attendre vraiment de réponse.

Elle se souvenait de son cri pour arrêter la bête et s'en étonnait d'autant plus qu'elle avait le plus grand respect pour le règne animal et ses instincts naturels. Spontanément, son esprit se tendit vers le glouton - Croc, donc - comme en guise de salut ou comme si elle cherchait instinctivement à analyser le danger autour d'elle par l'Art ou le Vif quand elle se trouvait hors de son périmètre de sécurité. Sans quitter l'animal des yeux, observant tout ce qu'elle en voyait et le rapprochant inconsciemment de ce qu'elle avait vu d'Âtre, elle interrogea ce dernier, butant toujours sur les mots qui lui étaient peu familiers.

- Êtes-vous... Liés... Depuis longtemps ?

Revenant au jeune homme, elle prit enfin conscience qu'il était couvert de saletés et d'égratignures. Ce qui pouvait sembler normal pour un gamin parcourant la campagne, ne l'était pas vraiment pour un travailleur des quais. Les poissons ne griffaient pas, en général. Son regard se tourna à nouveau vers le glouton qu'elle recommença à détailler avec attention et une curiosité enfantine.

- Est-ce qu'il aime les pommes ?

Il sentit le vif de sa reine servante se tendre vers Croc, un peu balbutiant mais bien réel, celui-ci se contenta de renifler bruyamment en guise d'assentiment. Pour lui, c’était ce qui se rapprochait le plus d’un accueil amical, tout en humant fort autour de lui  à enregistrer, il osa s’avancer un peu plus vers eux. Quiconque ne le connaissait pas aurait pu croire que le dangereux fauve se déplaçait prudemment, en vérité, il roulait des épaules ostensiblement pour exagérer sa démarche et se rendre faussement menaçant. Son cuir exhalait la senteur musquée des mustélidés comme lorsqu’il s’apprêtait à bondir sur une proie. Tout ça pour épater la galerie. Depuis le temps qu’ils de connaissaient, Âtre savait parfaitement que son attitude n’avait rien d’agressif, ce n’était qu’une comédie visant à montrer sa puissance au plus grand nombre.

« Êtes vous… Liés… depuis longtemps ? » Son phrasé était hésitant, le terme semblait presque nouveau pour elle. Cette façon de buter le mot clé le fit sourire, ça la rendait presque ingénue, accessible. « Est-ce qu’il aime les pommes ? » Ainsi elle s’intéressait vraiment à Croc, et donc à lui par extension « Je le soupçonne de manger des cailloux parfois, une pomme c’est une délicatesse pour lui. »

En effet, Croc avait promptement abandonné sa « position » pour de placer à quelques pouces seulement du duo d’adolescent. Ses pensées étaient exclusivement portée sur le fruit sucré et mûr, même si son régime était principalement constitué de viande fraîche ou de charognes, il ne dédaignait jamais ces petites friandises et leurs jus si doux.
Le laissant à son affaire de convoitise, le jeune homme reporta son attention sur sa compagne de circonstance. C’était bien Aimée Loinvoyant, il n’y avait aucun doute, et à en juger par la direction que prenait leur conversation, les on-dit à propos de sa magie du vif étaient fondés. Malgré le vague échange d’émotion qu’il avait ressenti entre elle et sa monture, elles ne semblaient pas partager de lien, la princesse était-elle sans compagnon animal ?

« Nous nous sommes rencontrés il y a à peu prêt un an, dans les alentours de Corvecol. » à l’évocation de cette soirée, il ne put s’empêcher de laisser son regard vagabonder sur la patte arrière de Croc, celle que l’ours avait mutilé. Sur la chaire grisâtre, dénuée de poils, on pouvait encore voir les marques des mâchoires du grand prédateur qui avait failli lui prendre la vie « On ne peut pas dire que ça fait longtemps, mais on s’est si bien et si vite compris qu’il m’a semblé le connaître et l’attendre depuis toujours. »

Comme dans les contes fantastiques que lui racontaient son vieux mentor, deux âmes vouées l’une à l’autre, qui traversaient le monde pour se retrouver et être enfin entier.

« Et vous ? » Dit-il d’un ton rêveur, la tête encore pleine des souvenirs de son apprentissage « Vous avez un compagnon ? »

Même si elle était accoutumée à côtoyer des animaux, à explorer la nature et n'était pas facilement impressionnable, Aimée se sentit petite et faiblarde face au glouton qui avançait vers eux. Bien qu'elle comprenne que le lien avec Âtre garantissait une forme de civilité qu'on ne pouvait attendre de n'importe quelle bête croisée dans les bois, Croc n'en restait pas moins un animal sauvage qui devait être traité et respecté comme tel. Donc pas provoqué et pas sous-estimé.

Elle ne quittait pas l'animal des yeux, non par réelle crainte mais plutôt par fascination. Il y avait quelque chose de vaguement humain dans son regard, tout comme il y avait de l'animal dans celui du jeune homme. Ce qu'elle devinait très vaguement par légères touches de couleurs éveillait chez elle une curiosité sans bornes. Et comme il prenait une position moins menaçante, elle comprit qu'il avait envie de ses pommes. Ce que son nouvel ami venait de lui confirmer.

L'attitude vaguement quémandeuse mais sans avoir l'air de se rabaisser pour autant était impayable. Elle saisit alors que la fierté y était pour beaucoup et ça, au moins, elle pouvait parfaitement le comprendre. Ouvrant plus largement la toile cirée qui contenait le pique-nique, elle en extrait deux petites pommes acidulées qu'elle tendit sans plus de cérémonie à Croc. Soudain interdite, elle tourna les yeux vers Âtre.

- Ça ne va pas le froisser si je lui donne comme ça ?

Elle ne craignait pas tellement pour ses doigts, même si elle aurait sans doute dû, mais surtout, elle craignait de vexer le mustélidé.

Comme il répondait à ses questions et surtout, lui retournait sa demande concernant son propre Vif, elle s'empourpra légèrement. Elle n'avait guère été assidue pour apprendre ce qu'elle aurait dû sur le Vif. Elle préférait nettement la vision de Fortune qui était très primitive et instinctive, lui commandant de ne pas s'en faire et de laisser venir à elle les sensations. La seule différence, c'est que chez elle, l'Art était puissant et lui faisait souvent dévier l'esprit.

- Non, je n'en ai pas, admit-elle calmement. J'ai tenté de communiquer avec quelques bêtes à Bourg-de-Castelcerf, mais les mouettes sont réellement étranges.

Pour ne pas dire idiotes. Elles restaient focalisées sur une seule chose sans en démordre pendant des heures. Poisson. Vent. Bateau. Et puis elles semblaient partager un seul instinct pour tout leur groupe ce qui la troublait grandement, elle qui était si indépendante.

Pendant qu’elle répondait, avec une délicatesse toute feinte, Croc s’empara des pommes du bout des griffes. Habitué à vivre en solitaire, loin des hommes, il n’avait guère la peur des bipède, et tout charognards qu’étaient ceux de sa race, il ne rechignait jamais à la perspective d’un repas « offert ». D’habitude il s’agissait de carcasses de grands mammifères abandonnés par des prédateurs rassasiés ; les gloutons étaient capable de ronger les os, digérer la chaire faisandée, ils étaient -de fait- assez peu difficiles.

« N’ayez crainte, c’est un glouton, ils portent bien leurs noms. Croc fait peu cas de manières, la fierté l’étouffe au combat, mais pas vraiment au moment du souper. »

Comme pour appuyer ses dires, ce dernier s’était installé non loin d’Âtre avec son trésor et s’appliquait à fourrer les fruits tout entiers dans sa bouche. La manœuvre visait à les écraser sur ses molaires arrières pour en extraire le plus de jus possible. Le spectacle était, en soit, assez comique : lorsque la pomme fut placée à son goût, il entreprit de la mâchonner avec de forts reniflements et, ce faisant, il s’éclaboussa le museau du précieux nectar. Ainsi, on aurait pu croire qu’il s’agissait d’un gros furet couturé de cicatrices.

Aimée lui révéla n’avoir aucun compagnon de vif, cela semblait la peiner, mais à lui ça lui paraissait raisonnable. La situation du trône était tendue actuellement, la révélation de l’appartenance de la princesse au Lignage n’avait rien du arranger, peut être était-ce judicieux de ne pas de lier en ces temps troublés. Les commencements d’une telle relation étaient souvent exigeants, l’orée de la vie à deux marquant irrémédiable son avenir…

« Mon premier contact a été avec un geai bleu, il m’a demandé à manger et ma dit à quel point il se trouvait beau. » il ne put retenir un petit rire, qui s’apparentait plus à un grognement « Pour ma part je crains que vous n’ayez raison, les oiseaux me semble tous un peu creux ou vaniteux… mais sans doute certains y trouvent-ils des compagnons appropriés ? Certaines dames vaporeuses de la cour me sembleraient bien assorties à une crécelle. »

L’insulte avait franchit ses lèvres comme une simple plaisanterie, et ce fut seulement après coup qu’il réalisa que celle qui lui faisait face aurait bien pu s’en offusquer. Même si leur échange était cordial, un mot de travers pouvait tout faire basculer dans un sens ou dans l’autre.
Mais Croc qui savourait son butin sucré, la petite brise qui lui rafraichissait le dos.. un je ne sais quoi lui disait que la reine servante ne relèverait pas l’affront. Cependant il attendait sa réaction avait intérêt, la discussion les avaient amené sur un terrain plutôt confidentiel, si elle voulait s’emporter, elle le pouvait, si elle voulait continuer à s’échapper de son monde de responsabilités royales, elle le pouvait également.
Il rit sous cape, le trait d’esprit n’était pas si mauvais, en plus.

Le poids dans sa main s'allégea et Aimée comprit que croc avait prélevé son offrande sans plus de manières. Enchantée, elle sourit largement et rit doucement même devant la remarque d'Âtre. Il lui semblait redécouvrir la simplicité de certaines relations et elle en était réjouie. Son rire fusa encore en voyant la manière dont Croc se régalait de ses pommes. Non qu'elle se moquât, ce n'était pas dans ses habitudes, mais elle le trouvait singulier et attendrissant.

Revenue au jeune homme, elle écouta la suite avec attention tout en mordant dans son petit pain avec appétit. Elle n'était pas de ces dames qui font des manières et grignotent de minuscules et inutiles bouchées. Au contraire, elle avait un solide appétit et préparait des en-cas en conséquence. La dernière remarque d'Âtre sur les dames de la Cour lui tira un grand éclat de rire franc et léger.

- Ces dames seraient horrifiées que vous puissiez les imaginer douées du Vif et liées à une bête, jubila-t-elle car l'image était très juste pourtant.

Elle aussi pouvait voir certains oiseaux trop fiers s'assortir à merveille à des dames vaniteuses et évaporées. Songeant aux oiseaux pourtant, elle eut la pensée de Fortune et Gifle et secoua la tête, son rire s'étant calmé mais non son sourire qui demeurait ouvert et sincère.

- Mon ami Fortune est lié à une corneille nommée Gifle. Elle est très vive, contrairement à d'autres. Je crois qu'ils s'entendent vraiment bien et sont bien assortis. Je suppose qu'il est bien plus question d'âme que de race, néanmoins je n'ai jamais rencontré personne qui se soit lié à une vache ou encore à une mouette.

Elle avait ri. Le bruit cristallin brisa le silence comme une cascade de joyaux et Âtre ne put s’empêcher de l’accompagner, emporté par la bonne humeur de sa reine servante. Assis là, au milieu des herbes tendres, ils n’étaient plus princesse et sujet, seulement des adolescents. Ses boucles écarlates dansaient au rythme de la brise, son teint d’albâtre avait légèrement rosi après ce petit moment d’allégresse, le tableau était charmant. Il soupira d’aise en essuyant une larme du coin de sa tunique usée, il se sentait bien.

« Mon ami Fortune est lié à une corneille nommée Gifle. Elle est très vive, contrairement à d’autres. Je crois qu’ils s’entendent vraiment bien et sont bien assortis. Je suppose qu’il est bien plus question d’âme que de race, néanmoins je n’ai jamais rencontré personne qui se soit lié à une vache ou encore à une mouette » en vérité, lui-même n’avait pas connu beaucoup de membre du Lignage à part son vieux mentor et son chat. Les coutumes des siens lui étaient connus, en théorie, mais parfois la pratique le dépassait encore un peu « On ma apprit que le Vifier trouvait compagnon souvent à son image, j’imagine qu’une femme placide et calme peut facillement se lier avec sa vache, ou une gardeuse d’oie avec son jar. D’après ce que je sais, beaucoup ignorent leurs magies et restent au contact de leurs animaux de ferme sans guère prendre garde. »

Ce que signifiait cet enseignement sur sa personne n’était pas très reluisant, le glouton était un animal brutal et dangereux pour beaucoup. Le fait qu’il soit un prédateur au courage inébranlable et au cœur noble n’était pas vraiment de notoriété publique…

« Comme vous dites, le lien est dans doute plus conditionné à la teneur de l’âme qu’à la réputation de la race. » le nom qu’elle avait évoqué ne lui disait rien. Fortune ? Cela dit, ce n’était pas très surprenant, les vifiers étaient considérés comme des citoyens de troisième zone, quand il n’étaient pas simplement tués, un jeune homme pourvu du don avait tout intérêt à rester discret « Et votre ami… euh, Fortune, il se montre au grand jour avec sa corneille ? Si Croc n’était pas… et bien…. Si terrifiant, j’adorais pouvoir l’avoir au quotidien à mes côtés. »

Par réflexe, il balada sa main dans la fourrure de son ami. Elle était moins rêche maintenant qu’il l’avait bouchonné, mais le poil restait emmêlé sous ses doigts. Quand on le regardait avec attention, on pouvait noter nombre de balafres de ses combats passés, pour lui il s’agissait des preuves de son courage.

Chaque marque raconte comment j’ai vaincu la mort.

La fierté sans borne qui l’inondait alors déteint sur Âtre qui ne put s’empêcher d’afficher un sourire féroce. Oui, ces cicatrices le rendrait dangereux aux yeux des autres hommes, pour eux elles représenteraient une raison suffisante pour l’attaquer :

« Malheureusement un glouton ne se pose pas aussi bien sur l’épaule qu’une corneille. »

Écoutant sagement ce qu’Âtre avait à répondre, Aimée réfléchissait en même temps et se figurait les scènes avec beaucoup de réalisme dans sa tête. En effet, imaginer que le caractère soit pour beaucoup dans le lien qui se nouait entre un Vifier et son animal lié n’avait rien d’extravagant vu sous l’angle que le jeune homme lui présentait. Hochant la tête, elle approuva docilement.

- Vous avez sûrement raison. C’est plus difficile à imaginer pour moi qui ne tiens pas en place.

Et comme il l’interrogeait sur Fortune, elle approuva encore d’un hochement de tête enthousiaste.

- Oh oui, Fortune se montre en ville avec sa corneille. Mais je ne crois pas qu’il ait toujours ét si audacieux, ajouta-t-elle après un instant de réflexion. Il est vrai aussi qu’il est plus aisé de passer inaperçu en prétendant avoir une corneille semi-apprivoisée. Il faut dire également que, même si la situation est bien loin d’être idéale, les choses sont un peu moins compliquées à Bourg-de-castelcerf.

Au contact régulier des gens du château et de la magie Loinvoyant, les habitants de la ville étaient peut-être plus ouverts sur certains sujets. Ou peut-être se leurrait-elle et bénéficiait-elle d’un traitement de faveur parce qu’elle était de sang royal. Il lui serait impossible de démêler le faux du vrai dans cette affaire. Mais elle se réjouissait néanmoins d’apporter sa pierre à l’édifice et de pouvoir aider à changer le regards de ses compatriotes sur la magie du Vif. Considérant Croc dont elle parvenait sans peine à voir la fierté et le bien-être féroce, elle sourit plus largement.

- Je crains cependant que croc ne se fonde jamais très discrètement dans la masse mais c’est sans doute mieux comme ça. Il s’ennuierait à mourir en ville.

« Oui, c’est vrai, la ville n’est pas un environnement pour lui. »

En imaginant son compagnon trapu dans les rues du bourg, il étouffa un nouveau rire. Non, en effet, le « dangereux » prédateur qu’il était n’avait rien à faire dans un marché ou un atelier. Sa vie à proximité des fermes était déjà assez compliquée, l’attrait que constituait un poulailler bien garnis était parfois irrésistible pour le glouton, et quelques paysans s’étaient plain de massacres sanglants permis leurs petits bétails. Âtre avait bien tenté de le sermonner, mais c’était vain, les « deux pattes » - comme les appelait Croc – étaient assez stupide pour mal barricader leurs trésors, ils ne pouvaient escompter qu’on ne leur vole pas. Cette logique brutale était acceptable à ses yeux, elle était naturelle, mais ce n’était sans doute pas le cas pour les propriétaires des poulets.

« Ce que les gens ne comprennent pas, ils le craigne. » cette réflexion avait percé ses pensées et franchit ses lèvres dans la foulée sans qu’il n’y prête vraiment attention, mais il continua « Toutes les lois du monde auraient bien du mal à faire disparaître les clichés ancrés dans les esprits depuis des années. » en disant cela, il se vit lui-même, cachant son don à ses parents, préparant son voyage vers son maître de vif en secret.

Peut-être avait-il mené la discussion sur un terrain un peu glissant. La royauté, princesse comprise, pouvait difficilement faire plus pour les Vifier sans se mettre à dos le peuple ; la reine servante avait déclaré son vif, il y avait un maître à Castelcerf, pourtant la situation des membres du Lignage en Cerf restait tendue. On ne découpait plus ceux condamnés d’utiliser la « vile magie des bêtes » au dessus de l’eau, mais la réputation des familles accusées d’accueillir cette ignominie était à jamais brisée, et les présumés vifiers venaient souvent à « disparaître » de la circulation. C’était en grande partie pour ça qu’Âtre était resté silencieux sur son don, préférant la discrétion à la perspective d’une guerre froide contre lui et ses proches. Et puis… même si il aimait ses parents, il n’était pas certains que la découverte de leur fils et héritier frayant avec tout cela ne les décide pas à complètement le renier.

Cette pensée lui fit froid dans le dos. Certes, il était parti de la demeure familiale, mais il restait en très bon terme avec les siens, du moins tant qu’il était capable de leur donner un peu de sa solde… perdre ces attaches le terrifiait curieusement.

Tu m’as moi. On se protège, on se tient chaud, on se nourrit.
Oui, mais ta mère ne te manque jamais ? Ou un frère, ou une sœur ?
Ma mère était vieille, j’étais le seul de la portée. Elle est morte vite, mais j’étais fort, j’ai survécu. Et maintenant je t’ai toi, frère de sang, Griffe d’Acier.

Il porta la main à son petit couteau de ceinture, grâce à lui il avait détourné la fatalité d’une mort certaine de son compagnon de vif, grâce à lui, il avait gagné une valeur aux yeux de Croc et ils s’étaient liés. Le glouton avait raison, quelque part, leur lien compensait tous les risques pris, tout les deux ils étaient plus entiers qu’il ne l’avait jamais été en compagnie de sa famille :

« Je m’égare, désolé. »

D'un badinage léger et riant, la conversation dévia sur un sujet plus sérieux et délicat. Pourtant, ça ne la dérangeait pas plus que cela. Aimée était simplement heureuse de partager des choses avec des gens divers, de ne pas être limitée dans ses mouvements et ses relations. Et puis le sujet du Vif la touchait de tellement près, tout ce qui y avait trait l'intéressait. Hochant la tête, elle réfléchit sans se presser à ce que venait de dire Âtre.

Elle aurait pu faire une belle déclaration pleine d'emphase sur ce qu'elle entendait faire quand la couronne serait sur sa tête et non plus seulement sur son épaule de servante mais elle n'en avait pas envie et elle sentait que ça ne servirait à rien. Elle n'avait pas besoin de rallier le jeune homme à sa cause ou de le convaincre qu'elle était quelqu'un de bien, il pouvait voir tout cela par lui-même.

- J'ai cru que mon père allait me renier, admit-elle doucement, le regard tourné vers l'horizon. Sans ma mère, il l'aurait peut-être fait. Il a fait bonne figure après que j'ai annoncé avoir le Vif mais depuis, les choses ont changé, j'en suis sûre...

Et cette constatation qu'elle faisait pour la première fois à voix haute laissait un goût amer sur sa langue.

Son père, le roi Vainqueur. À l’évocation indirecte de son souverain, Âtre tressaillit, que ce devait être dur de porter un tel héritage… Constamment rappelé à l’ordre par les obligations, l’étiquette ou les querelles intestines de la monarchie. Avoir révélé son appartenance au Lignage relevait, à bien des égards, du suicide politique mais cela avait pourtant débouché sur la promulgation d’une loi de tolérance envers les vifiers en Cerf. Tout le courage que recélaient cet aveu, toutes les conséquences qui en avaient découlé n’avaient pourtant pas effacé l’enfant terrifiée par la perspective de son père la renie à cause de sa magie… en cela, il se reconnaissait. Cette peur tonitruante de perdre l’amour des siens à cause de ce que l’on est, il l’avait vécue lui aussi, elle avait glacé ses tripes et contrairement à Aimée il ne l’avait jamais dépassé.

Si la reine servante avait été aussi lâche que lui, elle aurait peut-être conservé de meilleurs relations avec son père, mais la situation de ses semblables auraient été encore plus difficile qu’alors.

« Les pères et leurs ambitions pour leurs enfants… on voudrait se convaincre qu’on s’en moque, mais la perspective de perdre leur amour nous terrifie. » il parlait aussi bien en son nom qu’en celui de la Princesse, non pas qu’il présuma des rapports qu’elle entretenait avec le roi, mais cette étincelle meurtrie dans le regard azur de la jeune femme ne lui était pas inconnue… une lassitude teintée de tristesse résignée, c’était une expression qu’il se savait arborer lorsqu’il pensait à ses propres parents. Depuis qu’il était revenu de sa « quête de vif », le fossé s’était creusé entre eux, non seulement il était revenu sans l’étiquette de compagnon pour laquelle il était partie, mais il avait -depuis son retour- embrassé la carrière moins glorieuse de poissonnier des quais. L’allégresse que ressentait Âtre à avoir retrouvé Bourg de Castelcerf avec Croc c’était retrouvée entachée par les mensonges qu’il avait du raconter à son père quant à son voyage. Acculé, le jeune homme avait finit par bricoler une histoire rocambolesque -et un peu pitoyable- selon laquelle il avait fait étape au premier village de son voyage et qu’il avait alors bu tout son argent puis, saoul, avait décidé de suivre une troupe de ménestrels… Assez plausible, assez humiliant, le récit avait jeté un froid entre eux et découragé les questions. Depuis, Âtre était mortifié à chaque fois qu’il y pensait «Personnellement, je n’ai jamais eu votre courage. J’ai menti à mes parents pour quitter Castelcerf et découvrir mon vif… mais j’ai la certitude inébranlable qu’ils me renieraient s’ils savaient. »

Un long silence suivit ses paroles, à moins qu’il n’eut duré que quelques secondes.

« Je vous admire pour ce que vous avez fait. Il faut faire preuve d’un caractère de véritable reine pour s’affirmer ainsi. Vous devriez être fière de vous. »

En prononçant ces mots, il avait brisé l’accord tacite qui régissait leur discussion depuis le début, il avait reconnue en sa compagne de papotage des champs la Reine Servante des cinq duchés. Mais il ne regrettait rien, car il admirait effectivement le geste, et il voulait qu’Aimée le comprenne…

Les yeux dans le vague toujours, Aimée mesurait à peine l'étendue de ce qu'elle avait fait et de ce que cela signifiait. Ce n'était pas encore assez concret, les effets n'en étaient pas encore assez tangibles pour qu'elle prenne conscience de l'importance de sa déclaration. Son père n'avait pas été un chasseur de Vifiers comme Glace Loinvoyant, mais il ne s'était jamais élevé pour leur défense non plus. Du moins jusqu'à ce qu'elle le force à ouvrir les yeux. Il avait détesté être mis devant le fait accompli et elle en avait eu parfaitement conscience en le faisant. Mais elle avait l'intime conviction qu'un aveu en privé à ses parents n'aurait pas eu le résultat escompté. Son père aurait tenté de la convaincre de cacher sa condition aux yeux du monde et elle l'aurait méprisé pour cela.

- Je suis désolée que vous ayez eu à mentir, soupira-t-elle doucement en baissant les yeux sur ses mains qui torturaient un brin d'herbe cueilli au hasard. J'aimerais pouvoir vous assurer que l'avenir sera meilleur pour nous tous mais en vérité, je sais comme vous que les mentalités sont longues à changer.

Comme il lui exprimait son admiration, elle ne put relever les yeux. un léger fard lui chauffait les pommettes et le front.

- C'est bien aimable à vous de penser comme cela, j'espère sincèrement avoir amorcé un changement mais sachez que je ne pourrai peut-être pas répondre à vos attentes à plus long terme.

Elle n'était pas assez naïve pour croire que sa déclaration n'avait pas changé l'opinion du monde sur elle et sur sa qualité d'héritière. Rien qu'en Bauge, on espérait à présent la destituer de son titre de Reine-servante pour la remplacer par son frère Prospère, un Loinvoyant plus conforme à ce qu'il devait être.

- Certains murmurent déjà que le Vif doit me venir de ma mère, que c'était une étrangère qui a perverti le sang des Loinvoyant. Quelle stupidité...

« Je n’ai jamais rien entendu d’aussi stupide. Je suis Cervien par mes deux parents, qui le sont eux même des leurs et ce sur plusieurs générations… Et pourtant me voilà. » c’était affligeant la stupidité dont pouvaient faire preuve les gens, aussi bien roturiers que nobles avaient ces réflexions surannées sur le vif et ses origines « Après tout, ce doivent être les mêmes gens qui pensent que l’on peut échanger de corps avec les animaux qui disent cela. Lorsqu’on fait preuve d’autant de bêtise, rien n’est impossible à croire. »

En effet, les préjugés avaient la dent dure en Cerf et dans tous les duchés d’ailleurs. Même si le roi avait promulgué des lois en faveur de la tolérance lors de la déclaration de sa fille, la situation avait peu évolué. On ne pouvait pas dire que le « coup d’éclat » de la princesse avait bouleversé beaucoup de monde, au mieux certaines voies s’étaient élevées contre elle, mais même les vifiers qu’elle avait ainsi défendu ne s’étaient pas manifestés pour la remercier. Tous restaient soigneusement cachés, trop conscient qu’une héritière affligée de la même tare que la leur ne leur garantissait pas la sécurité.

Alors il se tortilla maladroitement et se mit sur un genoux, dans une attitude faussement protocolaire et fit face à sa souveraine. Elle paraissait troublée, ses yeux bleus laissaient transparaître toute la douleur qu’elle avait traversé pour en arriver là, aujourd’hui, dans ce champ avec lui. Tout ce que lui avait refusé d’affronter avec ses propres parents, elle l’avait vécu, et cela s’était même étendu à tout son peuple… le peuple, voilà quelque chose qu’il pouvait réparer – peut-être - :

« Ma reine, laissez moi vous remercier au nom du Lignage. » en prononçant ces mots, il essayait de donner à sa voix des accents solennels « Nous vous remercions d’avoir porté votre don aux yeux de tous, et de nous avoir manifesté le respect qu’aucun autre souverain ne nous avait manifesté avant vous. Grâce à votre courage, nous existons, et même si nos ennemis nous haïssent toujours, nous avons en vous un puissant allié.»

- Comme vous l'avez dit, approuva Aimée. Les gens craignent ce qu'ils ne connaissent ou ne comprennent pas.

La suite, la manière dont il mit un genou à terre et sa déclaration si solennelle étaient inattendues et sans doute un peu fantaisistes mais lui mirent plus de baume au cœur qu'elle ne l'aurait cru possible. Elle était toujours empourprée, gênée par la gratitude et l'admiration de ce quasi-inconnu, mais aussi très reconnaissante elle-même. Relevant la tête, elle offrit à son nouvel ami un large et sincère sourire.

- C'est sans doute la chose la plus gentille qu'on m'aie dite depuis longtemps.

Elle se releva sur ses deux genoux et tendit simplement la main pour serrer l'épaule d'Âtre entre ses doigts. Ce contact, c'était déjà bien plus que ce qu'elle aurait dû s'autoriser mais c'était bien moins que ce que son premier instinct l'avait poussée à faire. Elle réalisa alors pour la première fois que depuis la mort de sa mère, elle avait fort peu de contacts physiques avec qui que ce soit. Parfois Espoir avait droit à un baiser ou une accolade quand il la laissait faire, son père avait eu aussi quelques étreintes mais plus depuis des mois, depuis qu'il avait annoncé son projet insensé. Quant à ses frères, elle s'était éloignée d'eux avec les années et leurs jeux d'enfants avaient laissé place à une amitié prudente et respectueuse sans grande chaleur malgré l'affection partagée.

Elle songea que c'était là sans doute ce que sa destinée lui réservait et si cela lui fit mal eu cœur, elle admit en son for intérieur que c'était sans doute nécessaire. Malgré ce qu'avait dit Vaillant et malgré ce dont ils avaient discuté avec Espoir, elle savait que personne n'oserait jamais s'éprendre d'elle. Elle serait une reine solitaire et ferait de l'un de ses neveux son héritier. Il fallait juste que ses frères aient des enfants... Cela fragilisait sa position et celle du clan Loinvoyant néanmoins, elle en était consciente mais ne savait comment y remédier. de toute façon, ce n'était pas le lieu ni le moment.

Elle se rassit alors dans l'herbe pour finir son pain et son fromage tout en continuant à bavarder - elle l'espérait - avec Âtre, son nouvel ami, et Croc s'il acceptait de rester avec eux.

- Connaissez-vous beaucoup d'autres comme nous, qui... du Lignage ?

Le contact de la main d’Aimée sur son épaule le fit frissonner. Sa future souveraine lui témoignait sa sympathie par ce geste, et pourtant il prit par la même toute la mesure de sa solitude : il n’y avait pas besoin d’être l’un de ses intimes pour comprendre ce par quoi elle passait. Sa mère était morte en couche, son père c’était remarié avec une femme plus jeune qu’elle, et son avoeu publique l’avait discrédité aux yeux de beaucoup. Il avait pensé qu’en exprimant ainsi toute la gratitude qu’il éprouvait pour ce qu’elle avait fait pour « la cause » cela la réconforterait un peu, voir lui rendrait un peu de courage… mais maintenant il avait peur que son attitude si grave ne l’ai replongé dans le cadre qu’elle essayait justement de fuir en venant se perdre ici.

Décidément, il n’était pas très douée pour remonter le moral.

« Connaissez-vous beaucoup d’autres comme nous, qui… du Lignage ? »

Avait il le droit de parler de son maître ? C’était un homme très secret, qui se préservait du reste du monde avec beaucoup d’efficacité… même si il ne lui avait jamais expressément dit qu’il voulait que son existence reste secrète, son souci de la discrétion était assez parlant. Mais Aimée s’était livrée à lui avec tant de sincérité qu’il ne pouvait douter de sa bonne foi, elle ne parlerait pas, il en était sur. Savoir qu’il y avait d’autres gens, comme eux, c’était une source de soulagement qu’il pouvait bien lui offrir :

« Je n’en connais qu’un en réalité, enfin deux. » en parlant il jeta le restant de son casse-croûte à Croc qui était resté tout prêt deux. Le glouton attrapa le petit bout de pain et de fromage au vol en se dressant à demi sur ses pattes avant, et entreprit de le mâchonner consciencieusement « Mon mentor Flèche habite assez loin d’ici, vers Corvecol, avec Velours, un vieux chat gris et insolent. Ils vivent tout les deux dans la forêt, et de nourrissent principalement de la chasse du félin et du produit de l’élevage de quelques chèvres. Nous nous sommes rencontrés il y a des années, alors qu’il traversait le duché pour se procurer ce qu’il ne pouvait pas produire. En vérité, ça a été la chance de ma vie.. il m’a “entendu” communiquer par le vif et m’est tombé dessus, nous avons discuté de notre magie toute l’après midi et il m’en apprit quelques rudiments et est reparti. Je suis allé le rejoindre quand j’ai eu 18 ans. » c’était un peu succinct, mais cela suffirait à lui donner les informations nécessaires « il venait d’un village de Vifier en Béarn, une communauté qui se nomme elle-même le Lignage et dont je me revendique aujourd’hui. »

Aimée finit son pique-nique en écoutant sagement la réponse de son nouvel ami. Concentrée, la tête légèrement penchée de côté, elle buvait ses paroles, les sourcils froncés à mesure que les mots s'imprimaient dans son esprit.

- Un village de Vifiers ? S'éclaira-t-elle à la fin de ses explications. Je ne savais même pas que c'était possible mais après tout, quoi de plus normal. Ainsi, nul voisin pour vous regarder de travers et vous condamner...

Elle réfléchit encore, la mention de Corvecol ayant attiré son attention.

- Corvecol est un domaine royal, nous y avons une demeure, réfléchit-elle à voix haute. Ma mère m'a raconté qu'elle était allée s'y réfugier quand elle était enceinte de moi. Elle s'était disputée avec mon père et ne supportait plus la Cour...


Ça n'avait rien à voir avec le Vif mais c'était certainement un point positif et apaisant d'une certaine manière. Baissant les yeux sur ses mains, elle se rendit compte qu'elle les frottait et se tortillait les doigts tout en parlant.

- Je sais que les animaux me font généralement confiance, c'est ainsi que j'ai appris à monter très jeune et que j'ai pu nourrir des oiseaux dans mes mains ou même des petits rongeurs. Je ne me rendais même pas compte que je communiquais avec eux, j'essayais juste d'être douce et de leur montrer qu'ils ne risquaient rien avec moi. Je ne savais pas ce que ça signifiait jusqu'à être assez grande pour entendre parler du Vif.

« Il se manifeste chez chacun de nous de manière différente. Du moins je le crois. »

Il avait répondu en tournant la tête sans vraiment porter attention à ce qu’avait dit sa compagne. En vérité, des yeux et de l’esprit, il avait suivi Croc qui, d’une indifférence superbe, s’était levé et avait commencé à s’éloigner à petit pas.

Je vais chasser.
Déjà ?
Le jour meurt bientôt, le temps avant la lune est le meilleur pour tuer.

Ils avaient bavardé toute l’après midi sans se soucier du temps qui passe et maintenant, le crépuscule ne tarderait pas à embraser le ciel. L’été l’horizon lui semblait s’éclairer de d’avantage de couleurs qu’en hiver, les teintes violacées prenaient des reflets rouges et orangés irréels l’espace de quelques secondes avant de disparaitre dans le noir sans nuance de la nuit. Pour les humains, ce déchaînement de lumières bariolées représentait la fin d’une dure journée de labeur, pour les prédateurs il donnait le début de la traque.

« Souhaitez vous venir chasser avec nous ? C’est le moment idéal. Le crépuscule va dissimuler nos ombres, les diurnes s’endorment, les nocturnes se réveillent à peine. » il énonçait les informations comme s’il avait s’agit de fait bien établis pour son interlocutrice.

Le glouton attendait quelques mètres en contrebas, se débarrassant des derniers reliefs de sa collation en frottant son museau entre ses pattes griffus. La perspective de partager son rituel avec une nouvelle humaine ne semblait pas le déranger plus que ça, avec le temps il avait apprit à travailler aux côtés de son « deux pattes », il reconnaissait l’utilité de leurs « griffes d’acier » et leur ingéniosité pour rabattre le gibier vers lui. Durant ces poursuites endiablées, ils communiquaient beaucoup et discrètement, comme Velours -le chat de son maître de vif- lui avait apprit à faire en chassant ; leurs échanges étaient resserrés, affûtés, trop précises pour être intelligibles aux bêtes qu’ils visaient et ne les révélaient donc à personne. Ils apprenaient à partager leurs sens, voir par les yeux de l’autre, pour mieux repérer la silhouette d’un cerf derrière les arbres, ou le nid du pic-vert dans un tronc. La chasse, dans tous ses aspects avait contribué à renforcer son vif.

« Ce ne sera pas long, juste le temps que la nuit tombe. » l’excitation de Croc le traversait déjà, sous la forme d’un large sourire carnassier lorsqu’il appuya sa proposition par une main tendue en sa direction.

Si la proposition de se joindre aux deux compères pour la chasse ravit Aimée, la mention du crépuscule l'étonna un peu. Promenant son regard sur l'horizon sans être plongée dans ses pensées cette fois, elle remarqua enfin que les couleurs s'assombrissaient et que la cime des arbres rougeoyait. Il allait être temps de rentrer à Castelcerf avant qu'on la cherche, avant qu'un nouveau scandale menace son nom et fasse naître la déception dans les yeux de son père. Le seul fait d'imaginer le regard réprobateur de sa majesté Vainqueur Loinvoyant lui donna envie de galoper plus loin encore, de partir enfin et d'échapper à tout cela. Heureusement ou malheureusement, sa mère lui avait inculqué le sens des responsabilités et son père lui avait appris à tourner le dos à la lâcheté. Elle ne fuirait donc pas complètement son rôle et sa vie. Cependant, il lui restait un petit espace de liberté et de rébellion qu'elle entendait exploiter tant qu'elle le pouvait encore.

- D'accord.

Nul besoin de la convaincre davantage ou de l'assurer qu'elle ne risquait rien et serait vite rentrée, sa décision était prise et irrévocable, comme toujours. Elle bondit sur ses pieds donc et ramassa ses affaires pour les ranger dans les fontes de sa selle. Elle était sortie sans armes mais il y avait toujours un poignard attaché à sa selle. Elle était peut-être trop indépendante - rebelle ou imprudente auraient dit certains - mais elle restait autonome et réfléchie. De toute façon, elle ne serait certainement pas celle qui donnerait le coup de grâce ce soir là. Elle était juste contente de participer à la traque, au rabattage, de partager ce moment de complicité avec ses nouveaux amis. Elle s'assura que les rênes de son cheval ne l'entraveraient pas et que la bête resterait libre de fuir en cas de danger, puis elle vint lui caresser doucement les naseaux en lui expliquant à voix basse ses projets.

L'atmosphère avait changé, elle sentait l'électricité qui chargeait l'air et transportait l'excitation de ses deux nouveaux compagnons qui se préparaient à la traque. C'était comme les petits matins frileux dans la cour du château avant une journée de chasse. Les hommes et les bêtes le ressentaient mais peu en avaient conscience. Pour elle, c'était comme si les liens entre les êtres vivants devenaient soudain visibles. Comme si des dizaines de petites aiguilles venaient lui picoter le bout des doigts et la plante des pieds, comme les nuits d'orage. Inspirant profondément, elle vida son esprit de toute pensée parasite, éprouvant au passage les murailles de son Art, rejetant tout ce qui ne serait pas le présent immédiat, puis elle rejoignit ses nouveaux amis et se laissa guider.