Aimée avait eu un beau projet. Et pour le mettre en œuvre, elle s'était levée bien avant l'aube et avait quitté ses appartements vêtue de pied en cape selon ses habitudes et sans faire le moindre bruit. Comme la plupart des petits matins silencieux, elle avait un plan bien défini en tête et s'était convaincue que rien ne pourrait se mettre en travers de sa route. Surtout pour une fois que son projet n'impliquait pas de réveiller Espoir pour qu'il l'accompagne. La pensée de son ami grincheux la fit sourire et elle faillit retourner le réveiller par principe mais renonça finalement. Il méritait bien un peu de paix parfois.

La cuisine était encore vide à cette heure, hormis le mitron qui dormait devant les restes du feu dans l'immense âtre et serait le premier levé pour ranimer les braises. Elle prit bien garde de le laisser à ses songes, vola un bout de pain de la veille qu'elle fourra dans sa poche, puis quitta le château par son passage secret habituel. Parvenue à la poterne est, elle contourna le poste de garde en se fondant dans les ombres, trouva le renfoncement dans les murs, se glissa sous un muret, par dessus des caisses, contourna encore quelques obstacles, puis se trouva enfin de l'autre côté des hostiles remparts de la forteresse de son père.

Inspirant à pleins poumons l'air de la nuit, elle admira le paysage baigné d'une demi-lune brillante sous un ciel dégagé. D'un pas rendu plus vif par la fraîcheur de l'heure, elle emprunta un sentier sinuant entre les buissons jusqu'à rejoindre la route menant à la grande porte naturellement claquemurée à cette heure. Les gardes n'ouvraient jamais au milieu de la nuit, hormis peut-être au Roi lui-même s'ils le reconnaissaient à travers l'imposte. Tranquille donc, elle fourra ses mains dans les poches de sa cape et s'apprêta à rejoindre le milieu de la route pour descendre vers le prochain croisement.

Quel démon la poussa à s'intéresser à la masse informe qui gisait contre la borne marquant l'accès au château, elle ne le saurait sans doute jamais. Mais elle eut la stupeur de découvrir Brun Braveterre vautré contre la pierre et marmonnant des choses incohérentes. il émanait de lui un parfum prononcé d'alcool et de fumée qui lui fit aussitôt penser à une auberge peu fréquentable découverte en secret grâce à Fortune. Ou alors à la salle de garde. Il sentait le soldat qui a eu son compte après une nuit de débauche, en tout cas.

Mémé, geignit-il en semblant se rendre compte de sa présence. Du mois, c'est ce qu'elle crut entendre. Il avait l’œil si trouble, toutefois, qu'elle doutait qu'il l'ait véritablement reconnue ou se rappelle d'elle une fois dégrisé. Tournant résolument les talons, elle décida de l'ignorer et de poursuivre son délicieux plan d'évasion. Elle avait à peine q-fait quelque pas cependant que le remord la submergea. Elle s'arrêta net au milieu du chemin, hésita, tergiversa, discuta avec elle-même, puis finit par faire demi-tour avec un juron bien senti.

Sous l’œil effaré d'un renard qui passait non loin, un mulot dans la gueule, elle revint donc auprès de celui qu'elle avait toujours considéré comme son oncle, celui qui était l'ami de sa mère et le père de son meilleur ami, et elle le secoua gentiment.

- Oncle Brun, souffla-t-elle en lui tapotant la joue. Vous pouvez vous lever ?

Elle était incapable de le porter, il allait falloir qu'il se soutienne au moins pour qu'elle puisse se glisser sous son bras. Et le faire passer par son chemin secret allait être un véritable parcours du combattant. Mais il n'était pas question de se présenter à la poterne dans l'aube grisonnante alors qu'elle était sensée dormir bien sagement dans son lit royal. Encore moins avec un Brun Braveterre plein comme une outre. Tiens une outre ! Glissant la main sous sa cape, elle trouva la petite gourde d'eau qu'elle avait emportée et en fit couler un peu dans sa main pour arroser le visage du soldat.

Aimée sursauta et bondit en arrière comme Brun se redressait d'un seul coup en hurlant. Au nom de Sâ et de toute sa clique, il n'allait donc rien lui épargner. Quand il prononça le nom de sa mère, elle se pétrifia littéralement et de longues secondes s'écoulèrent sans qu'elle sache comment réagir. Le bruit de l'imposte de la grande porte qui s'ouvrait la rappela à l'ordre. Le bruit avait réveillé les gardes, qu'Eda leur vienne en aide si on les trouvait tous les deux là, surtout dans cet état.

- Qui va là ? Cria une voix et décidée de l'un des soldats.

Elle hésita, se mordit la lèvre et soupira longuement puis se décida à entonner dune voix troublée et aussi masculine qu'elle le pouvait une chanson égrillarde dont elle avait saisi quelques paroles scandaleuses en passant par la salle des gardes un soir. Si les gardes continuaient à croire à la présence d'un ou deux pauvres ivrognes cuvant au bord de la route, ils resteraient sagement de leur côté et elle pourrait ramener discrètement Oncle Brun à terre. Enfin au château. Bon sang, il lui avait tourneboulé l'esprit avec ses sottises !

Et tout en braillant sa chanson paillarde, elle s'efforça de remettre Brun sur ses pieds, lui murmurant des chut et des "aides-moi donc" entre deux honteux couplets. L'imposte claque enfin et elle put cesser son manège mais cela ne l'aidait pas beaucoup à faire tenir le soiffard sur ses jambes.

- Allons, Oncle Brun, tenez-vous, par Sâ ! Chuchota-t-elle. Nous n'y arriverons jamais si vous ne cessez de faire l'imbécile.

Soufflant, tirant et poussant, Aimée s'efforçait de faire tenir Brun sur ses pieds mais c'était là une tâche plus ardue qu'elle ne l'avait prévu. Surtout après avoir chanté cette atroce chanson qui lui avait mis le feu aux joues malgré elle.

- Vous avez bien de la chance que je sois dehors, rétorqua-t-elle à l'ivrogne trop curieux. Aucun garde avec deux sous de bon sens ne vous laisserait entrer dans cet état car vous n'avez plus rien d'un duc, croyez-moi.

Enfin, elle parvint à le caler à peu près en se glissant sous son bras pour le soutenir au mieux. Il fallait juste aller assez doucement pour qu'il ne bascule pas en avant ou en arrière car alors elle serait incapable d'empêcher leur chute à tous deux.

- Naturellement que l'entrée n'est pas par là. Je ne peux pas me présenter à la porte extérieure à cette heure, ronchonna-t-elle en le traînant sur le sentier broussailleux qui menait à son passage secret.

Enfin, elle parvint à son point de repère et poussa son oncle dans l'ouverture si discrète.

- Allons, avancez à présent, voulez-vous ! Lui ordonna-t-elle en chuchotant avec fermeté.

Après les quelques passages, elle pourrait lui fourrer la tête dans un abreuvoir et ça lui ferait certainement un peu passer les effets de l'alcool. Au moins assez pour qu'il se souvienne où étaient ses appartements. Du moins, elle l'espérait sincèrement. Elle n'avait aucune envie d'affronter sa tante Acuité à cette heure et avec un Brun ivre mort sur les bras.

- Qu'est-ce qui vous a pris de vous mettre dans cet état, par Sâ ? N'avez-vous pas assez bu aux festivités ? Grogna-t-elle encore. Au moins Espoir n'a-t-il pas pris exemple sur votre modération, c'est heureux.

Au lieu d'avancer, Brun se vautra dans la broussaille qui dissimulait le passage, stoppant net leur progression. Ils n'allaient jamais réussir à se mettre à l'abri avant le lever du jour à ce rythme. Désespérée, Aimée s'appuya au mur pour souffler un peu à présent qu'elle était libérée du poids quasi-mort de son ivrogne d'oncle. Elle tressaillit alors qu'il parlait d'Espoir.

- Bien sûr que ce n'est pas votre fils. L'adopter n'a pas créé de lien de sang entre vous. L'auriez-vous oublié ?

Est-ce que Brun était vraiment saoul à ce point pour oublier qu'il n'avait pas engendré Espoir mais adopté le bâtard d'un Montagnard ? Ou peut-être d'un Chalcédien mais elle préférait la version choisie par son ami. Soupirant longuement alors que son oncle se mettait à se lamenter, elle s'accroupit devant lui et prit sa main aussi gentiment qu'elle en était capable, comprenant que la brusquerie ne mènerait à rien vu son état.

- Il ne vous déteste pas, voyons... Mais il est très différent de vous et il pense que vous le méprisez pour cela.

Elle en disait trop, peut-être. Sans doute. Mais elle pensait sincèrement pouvoir aider son meilleur ami à se réconcilier avec son père adoptif. Tout ceci n'était qu'un malentendu né de non-dits, elle en était convaincue.

Assise sur ses talons devant Brun trop aviné pour savoir ce qu'il disait, Aimée fut prise d'une compassion sincère. Elle avait pris sa main entre les siennes et lui tapotait gentiment sans trop savoir quoi dire ou faire. Quand il parla de son mariage avec Espoir, elle comprit cette fois qu'il ne pensait pas lui parler à elle.

- Il a un avenir, vous n'avez pas à vous en inquiéter. Mais c'est un père qu'il veut. Et des réponses, ne put-elle s'empêcher de lui expliquer.

Elle doutait qu'il s'en souvienne le lendemain mais peut-être réussirait-elle malgré tout à adoucir un peu les relations tendues entre les deux hommes. Et si du même coup, elle pouvait prêcher pour sa propre paroisse, elle n'allait pas s'en priver.

- Aimée non plus ne veut pas l'épouser, lui assura-t-elle alors. Ils s'aiment comme des frères et sœurs, pas comme des amants.

À sa dernière phrase, elle poussa un profond soupir et s'assit dans l'herbe à ses côtés, un peu désespérée par la tournure de la conversation et convaincue qu'elle ne parviendrait pas à le faire bouger de là avant qu'il ait dessoulé un peu.

- Il ne sait pas où est sa maison. Il croit que vous regrettez sa venue, que vous lui en voulez d'être un intrus dans votre famille.

Bon, elle exagérait peut-être un peu, mais elle voulait le pousser à admettre qu'il aimait sincèrement sin fils adoptif, qu'il se souciait de lui. De cela au moins, il se souviendrait peut-être.

Aimée resta interdite devant l'argument imparable de Brun. Dans sa tête, il était évident que Brun était allé chercher Acuité, sa femme et qu'il avait découvert en la retrouvant qu'elle avait eu l'enfant d'un autre. C'était ce que disait l'Histoire, ou du moins était-ce qu'ils en avaient compris, Espoir et elle.

Parmi les souvenirs dérobés à sa mère, elle avait pu approcher les événements qui entouraient la naissance d'Espoir mais il y avait eu là une réticence, un secret qu'elle n'était pas parvenue à percer. L'enfant qu'elle était ne s'en était pas davantage souciée à ce moment-là et Shyrin n'avait jamais voulu lui donner les informations qui lui manquaient, celles des autres points de vue que celui de la Reine.

Comprenant que c'était là le nœud du problème et peut-être même de l'incompréhension entre Espoir et son père adoptif, elle s'apprêtait à pousser son interrogatoire quand son oncle s'affaissa comme une vieille outre, l'alcool lui ayant fait perdre connaissance. Par Sâ, ce n'était vraiment pas le moment ! D'autant qu'elle ne parviendrait jamais à le porter à l'intérieur de la forteresse, ni même à le trainer à l'abri des murailles.

- Oncle Brun ! Oncle Brun ! Chuchota-t-elle avec force en lui tapotant les joues.

Une sorte de ronflement aux relents d'alcool lui répondit et elle se releva avec un grognement frustré. Elle ne pouvait tout de même pas le laisser là dans cet état. Elle se faufila donc dans le passa et se glissa jusqu'aux écuries où elle trouva un seau vide. Avec mille précautions pour éviter les rondes des gardes, elle alla le remplir à l'abreuvoir puis retourna à l'endroit où gisait le pauvre Brun sur qui elle déversa le contenu de son seau en espérant qu'il se réveillerait assez lucide pour marcher mais encore assez saoul pour lui parler.

Soulagée d'avoir réussi à faire émerger Brun de l'inconscience, Aimée en ressentit néanmoins une petite pointe de regret quand elle comprit qu'il était assez lucide pour la reconnaître et ne risquait donc plus de lui faire de confidence inopinée. Décidée à jouer son va-tout, pourtant, elle attrapa la main qu'il lui tendait et l'aida à se relever avant de se glisser sous son bras pour le soutenir.

- Le jour n'est pas encore levé, lui expliqua-t-elle. Nous sommes près de la poterne est et vous étiez en train de me raconter qui est le père d'Espoir.

- Je veux bien vous croire, marmonna Aimée en levant les yeux au ciel alors que Brun admettait son malaise.

Accroché à elle comme une bernique à son rocher, il s'agitait et chancelait, menaçant de l'empêcher de le ramener à bon port comme elle en avait l'intention. Elle le soutenait de son mieux mais restait certaine que sa chance de connaître la vérité sur la naissance d'Espoir lui avait échappé. La déception était amère. Pourtant, dans une attitude que Vainqueur n'aurait pas désavouée, elle prit soudain la décision de jouer son va-tout, abusant sans aucun doute de la faiblesse d'un homme déjà rudement éprouvé.

- Vous avez dit que vous étiez le père d'Espoir, lui répondit-elle alors. C'est vrai ?

Ne pouvant imaginer qu'un mensonge aussi énorme ait pesé sur leur vie toute entière, elle pensait sincèrement prêcher le faux pour savoir le vrai. Brun avait effectivement dit, d'une certaine manière, du moins, qu'il était le père d'Espoir. Et c'était le cas. Ne l'avait-il pas adopté devant les pierres témoins ? Mais peut-être se laisserait-il aller à de nouvelles confidences, malgré son retour à une semi-lucidité. Peut-être allait-elle enfin pouvoir donner quelque chose à son ami le plus cher.

Le grognement de Brun fit tressaillir Aimée. Elle n'avait pas peur de lui mais il réussissait à la surprendre, surtout avec cette hargne qu'il mettait à prétendre qu'Espoir était son fils. Il semblait tellement en colère, tellement frustré. Elle hésita à le pousser encore, à profiter de la situation mais cette fois, elle n'osa pas aller plus loin. Bien qu'il soit dans un état digne des soldats les plus frustes de la garde de son père, il restait Brun Braveterre, ancien maître d'armes, époux de la cousine de son père, duc de Béarns, père d'Espoir, ami de ses parents. Et un oncle bienveillant depuis l'enfance même s'il n'était pas des plus affectueux.

- Chhhhh il n'y a pas de brèche, Oncle Brun, le sermonna-t-elle tout en le soutenant pour le pousser vers une autre ouverture. C'est juste un passage secret que personne ne connaît...

Hormis Espoir et elle-même, bien entendu, sinon comment aurait-elle pu organiser ses petits expéditions nocturnes en ville ? Ou ses escapades en pleine nature ?

- Vous l'aurez oublié demain, lui demanda-t-elle sur un ton de commandement digne de son père le roi. Et je vous jure de le reboucher moi-même avant de partir pour Chalcèdes.

Elle réalisa en le disant que Chalcèdes n'était pas l'objectif de son voyage et qu'elle venait de se trahir stupidement. Priant pour que Brun soit trop saoul pour s'en souvenir, elle choisit de contre-attaquer pour tenter de garder l'avantage.

- Vous ne pouvez être le père d'Espoir, tout le monde sait qu'il est né dans les Montagnes.

Trébuchant sur encore quelques pas avec le vieux duc, elle perdit l'équilibre, tenta vainement de se rattraper mais finit à plat ventre avec lui dans la poussière d'une arrière-cour heureusement déserte à cette heure.

Tout l'air s'échappa de ses poumons comme son dos percutait le sol et que Brun tombait sur elle. Rien de vraiment douloureux mais le choc la laissa un peu étourdie quelques instants. Moins abasourdie toutefois que la réplique de son oncle concernant la naissance d'Espoir. Tout en se redressant tant bien que mal, elle se mit à compter furieusement dans sa tête, passant et repassant tout ce qu'elle savait de la guerre, de la mobilisation de l'armée de son père, de la vie à Castelcerf avant cela et soudain l'éclatant évidence lui sauta aux yeux.

- Au nom du ciel et de tous les démons de Chalcèdes, jura-t-elle à voix basse, estomaquée par la révélation. Comment avez-vous pu..?

Elle en trébucha et dut s'y reprendre à deux fois pour se remettre debout. Enfin face à son oncle, elle le dévisagea avec une stupéfaction égale à la souffrance qu'elle devinait et ressentait par compassion.

- Comment avez-vous pu accepter ce mensonge ? Vous avez renoncé à votre propre fils... Pourquoi ?

Car le monde entier croyait Espoir né d'une aventure de sa mère avec un soldat de Vainqueur dans le meilleur des cas, ou d'un viol chalcédien pour les plus avides de drames. Elle-même n'avait jamais su que penser et s'était toujours demandé s'ils partageaient cette double ascendance, ce sang troublé et troublant. Comme elle dévisageait toujours son oncle, elle se rendit compte qu'elle avait largement dépassé les limites avec ses questions inquisitrices et qu'abuser ainsi de son état était pour le moins honteux. Alors elle se glissa à nouveau sous son bras et le soutint jusqu'à un abreuvoir vide sur le bord duquel elle le fit asseoir.

- Je ne dirais rien à ma tante, je vous le promets, l'assura-t-elle en l'aidant à se caler sur le rebord.

Elle alla actionner la pompe et remplit un seau qui se trouvait là et dans la fraîcheur duquel Brun pourrait noyer les traces sur ses mains et son visage en même temps qu'un peu plus de son ivresse. Dans sa tête se bousculaient des émotions et des pensées qu'elle ne pouvait pas ordonner pour le moment. Comment ses parents, son oncle et sa tante avaient-ils pu mettre en place un mensonge aussi énorme - car elle ne doutait pas une seconde que ses parents y aient été mêlés - et rendre toute une famille malheureuse ? Pour quelle obscure raison avaient-ils jugé bon de cacher que Brun était le père d'Espoir ?

Une seule certitude demeurait : elle ne pouvait pas en parler à Espoir dans l'immédiat. Ce secret n'était pas le sien à dévoiler et pourtant, elle souffrait déjà de devoir lui cacher ça. Surtout ça. Alors même qu'elle ne lui avait jamais rien caché depuis sa naissance, elle se retrouvait à présent détentrice de la seul vérité qu'il rêvait par-dessus tout de connaître et elle ne pouvait pas la lui révéler de crainte de faire imploser sa famille.