Le Duc de Béarns attendait impatiemment que son fils descende de la tour d'Art pour le rejoindre au port. Le soleil d'été était déjà haut dans le ciel. Les pêcheurs étaient rentrés au port. Il avait loué au plus modeste d'entre eux, un frêle esquif qui sentait le poisson. De Duc en ce jour, Brun n'avait plus grand chose. Il s'autorisait une matinée d'anonymat et d'oisiveté, pour remplir seulement, son rôle de père. Un rôle qu'il reconnaissait avoir négligé, par les actes plutôt que par la pensée, auprès de son aîné. Pendant les festivités, il avait eu si peu d'occasions de retrouver son fils. Toutes manquées. Alors la veille, il avait émis une invitation un brin autoritaire. Puisqu'Espoir n'aimait pas la chasse, ils sortiraient en mer.

Sur le quai, il crut l'apercevoir.
- Espoir ! appela-t-il sans retenue, et le vent, avant la voile, gonflait son coeur.
Brun espérait tant, trop, de ce moment. Chaque fois qu'il était en visite à Castelcerf, ou Espoir à Castellonde, il espérait que père et fils se retrouveraient... ou se trouveraient ? Il lui semblait pourtant qu'il y avait eu un temps, où il avait été proche de son fils. Espoir était jeune, c'était à Castelcerf, avant le retour chaotique à Castellonde, la guerre civile, les attaques sur les côtes. Tout était allé si vite, ensuite, il avait voulu lui donner la meilleure éducation, inquiet pour son avenir bâtard. Et puis, l'Art : Espoir les avait quitté à treize ans, encore enfant. Depuis, chacune de leur rencontre avait un goût d'inachevé. S'il était resté à Castellonde, Espoir aurait su le reconnaître comme son père, Brun en était persuadé, Brun s'en persuadait - comment aurait-il pu ne pas le reconnaître ? Etait-ce parce que lui, père pécheur, ne l'avait pas reconnu ?

- Espoir ! appela-t-il encore, levant la main pour être vu.
Espoir semblait ailleurs, comme il l'était toujours. Ailleurs.

Espoir se demandait encore à quoi rimait cette invitation. Le ton de son père adoptif lui avait signifié qu'il ne pouvait refuser. En y songeant à nouveau ce matin là, il avait soupiré. Lorsque Brun Braveterre usait de cette intonation, il ne souffrait aucun refus.
Alors à présent qu'il était adulte, il s'était demandé à maintes reprises si sa mère supportait cette attitude et dans quelles mesures elle y répondait.
Une vague de fierté lui intimait au plus profond de lui-même que Acuité Loinvoyant ne se laissait jamais mener par ce ton autoritaire. Mais il n'était que son fils, et aujourd'hui, le fils adoptif de Brun. Il ne pouvait lui refuser ce genre d'entrevue.

Pourtant, deux faits gênants se matérialisaient dans son esprit. Le premier, c'était que Espoir appréciait la mer, depuis la terre. Il n'était pas spécialement mauvais nageur mais la profondeur insondée de l'océan ne le rassurait pas. Le second, c'était qu'il allai subir un entretien en tête à tête avec l'homme qui l'avait élevé. Tout autre aurait dû être heureux de partager un moment intime avec son père mais la vérité, c'était que Espoir appréhendait énormément cet instant. Brun n'avait jamais été tendre, Brun avait su tirer le meilleur de lui-même, mais à quel prix ?

A traverse le vent il lui sembla subitement entendre son nom, mais lorsqu'il regarda au milieu des esquifs de petites fortunes, il ne remarqua rien de familier. Alors il poursuivit sa marche, songeant à sa mère qui partirait bientôt, bien trop tôt, songeant à Liberté qui resterait à ses côtés et aux conséquences que cela auraient. Le duc et la duchesse de Béarns seraient seuls dans cette forteresse froide à défendre leurs côtes à grand renfort de disputes et de non dits.

A nouveau, il lui sembla entendre son nom. Un nom, donné aux heures sombres dont il n'avait aucune idée de la signification.
Alors, son regard flou se porta une nouvelle fois sur les quais et il remarqua la silhouette faite de l'homme d'armes que Brun Braveterre avait été.

- Bien le bonjour Père, salua-t-il avec toute la mesure que son éducation lui imposait.

Venait-il d'incliner la tête en un geste solennel ? Fichtre. Pour faire comme si de rien n'était, il dénoua le bout qui était noué sur une amarre et sauta dans le frêle bateau. Ses jambes tremblèrent un instant face aux contre-coup du mouvement mais il se rattrapa non sans fierté.

- Me voilà, constata-t-il sans enthousiasme.
Alors, comme pour passer à autre chose ou bien peut-être lui montrer une autre facette de lui-même, il saisit une rame et se mis à ramer.

- Avez-vous bien dormi ?
Alors il se rendit compte que sa question appelait une réponse trop intime. Le mettrait-il mal à l'aise si sa mère et lui s'était disputé comme toujours ? Il soupira à nouveau, convaincu que cette sortie en mer était la pire idée de l'année.

Espoir finit par le voir et le rejoignit. Il le salua solennellement et Brun tâcha de se persuader que c'était une preuve de son excellente éducation et de sa vie de cour de Castelcerf. Espoir semblait plutôt enthousiaste : il sauta sans prudence dans l'embarcation et prit aussitôt les rames. Brun prit la barre, agréablement surpris. Les choses étaient bien ainsi : la jeunesse donnait l'impulsion, l'âge la direction.

- Mmh. On mange et on boit trop ici, marmonna-t-il en guise de réponse.
En vérité, ses inquiétudes concernant sa famille et son Duché lui gâchaient davantage le sommeil que les plats trop riches et les coupes trop pleines de Castelcerf. Mais il n'allait pas s'en ouvrir d'emblée à son fils.

- Et toi ? Réveil matinal ? Comment se passent tes leçons d'Art ? On dit que tu es plein de talent, dit-il.
Lui qui avait le compliment rare avait pourtant l'air sincère. Son désamour de l'Art ne l'empêchait pas d'estimer la compétence de son fils, d'autant qu'elle lui valait une réputation et peut-être, une position. Poursuivrait-il dans cette voie ?
- Ta formation s'achève-t-elle bientôt ? Que feras-tu ensuite ?

La Cerf s'élargissait tandis que vers la mer, se déployait un large horizon et leur petite voile.


Lancer de dé : force du vent (croissant, de 1 à 10)

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'Hasard 10' : 4

Son père adoptif était-il vraiment entrain de se plaindre de la vie de château ? Fichtre. On était loin de la vie relativement sobre de Castellonde mais le faste affiché par Cerf n'était lié qu'aux noces.
A nouveau, Espoir songea que Brun Braveterre était trop aigri par la vie ou bien qu'il n'était jamais satisfait. Pourtant, à mieux y regarder, il semblait content d'être là, coincé sur une barque avec son fils adoptif. Fait trop étrange pour que Espoir l'ignore, leur relation était cordiale mais ils n'avaient rien en commun.

Il sentit le rouge lui monter aux joues lorsque pourtant, Brun évoqua son talent à l'Art. Il fallait bien qu'il soit doué quelque part n'est-ce pas ? Sans pouvoir se retenir, un sourire légèrement goguenard étira ses lèvres et il prit le temps de sa réponse en observant un instant la voile qui se gonflait d'une brise marine bienvenue. D'autant plus que son père adoptif souhaitait s'enquérir de ses projets d'avenir. Là encore, il devait peser ses mots avec soin : son avenir avait été inscrit par ses parents aux côtés de celui d'Aimée.

- Je me lève toujours très tôt, assura-t-il. Une des conséquences de votre éducation à mère et à vous.

Il ralentit ses mouvements et portée par le vent, l'embarcation poursuivit son trajet.

- Je travaille dur vous savez, pour l'Art. Maitresse Vatis ne m'épargne pas, elle me considère comme son favori pour prendre sa suite. J'aimerais vraiment devenir le prochain Maître d'Art des Duchés, Mère serait fière de moi j'en suis certain et je pourrais vraiment être utile à Aimée par ce biais.
Pris par l'enthousiasme en mentionnant sa magie et ses projets, il ajouta :
- Plus qu'avec un mariage !

Touché par l'enthousiasme et la sincérité de son fils, Brun prit sur lui de ne rien ajouter. Lui aussi, était fier du talent d'Espoir et conscient de la gloire d'une position de Maître d'Art. Il lui souhaitait de réussir dans cette voie qu'il s'était choisie, et pourtant... pourtant le Duc ne pouvait s'empêcher de penser que son fils n'y trouverait pas son bonheur, voire sa perte, car cette magie était si perverse ! On n'en avait jamais assez, voire on s'aventurait trop loin, au-delà des règles de la nature. Cette magie avait plusieurs fois failli perdre Acuité, au point de l'en dégoûter, et l'avait perturbé, lui, même s'il regrettait parfois d'y avoir été fermé. Avec l'Art, il aurait pu échanger tous les jours avec Espoir, et peut-être, lui ouvrir son esprit à défaut de réussir à lui ouvrir son cœur, sur le secret de ses origines.

Pendant ce long silence, il regarda la mer et apprécia la caresse du vent sur son visage, ni trop violent, ni trop faible, parfait pour une sortie en mer. Espoir savait-il naviguer ?

- Tout dépend de ce qu'Aimée attendra de toi, répondit-il, à retardement, à sa dernière exclamation. On n'est pas trop de deux pour régner, surtout en temps de guerre.
Il n'osa lui faire part de sa propre expérience. Au début, il était résolu à ne pas interférer dans les affaires du Duché. Mais le Duché était déchiré et il ne pouvait pas rester les bras croisés. Il avait aidé Acuité dans les domaines où il avait de la compétence, et acquis de la compétence dans d'autres domaines, lui fournissant un appui de plus en plus solide, au fil des années. Béarns et ses gens avaient fini par le gagner, lui qui ne voulait rien avoir à faire avec Béarns. Aujourd'hui la guerre contre les pirates n'était pas gagnée, et une autre guerre menaçait de recommencer. Brun espérait que ce ne serait pas le cas, et que le couple princier pourrait vivre en paix.

- Avez-vous fixé une date ? demanda-t-il, bien que présumant qu'il aurait été au courant.
Il s'inquiétait qu'au bout de deux ans, les fiançailles (certes précipitées) n'aient toujours pas été honorées. Les jeunes gens n'étaient-ils d'ordinaire pas plus pressés ? Brun espérait qu'ils se montraient raisonnables et qu'Espoir ne reproduirait pas ses propres erreurs.

Dans son enthousiasme, il en avait oublié les rames. L'esquif dérivait prestement au gré des courants marins, bercé par la brise. Aux paroles de son père, il se rembrunit. Ce qu'Aimée attendait de lui ? Il n'en avait pas la moindre idée. Empêcher ce mariage peut-être.
Par les Dieux, ils n'avaient aucun sentiment amoureux l'un pour l'autre, pourrait-il réellement partager sa couche et lui créer une ribambelle d'héritiers ? Ses joues s'empourprèrent légèrement à cette idée. Non par El, il ne voulait pas d'enfant, ni avec elle ni avec quiconque. Espoir souhaitait se concentrer sur la magie, c'était la seule chose qui l'animait.
Il ne voulait pas non plus régner, à ses yeux, être Maître d'Art suffirait pour venir en aide à Aimée. Elle méritait un Roi qui aurait la prestance et la force d'être à ses côtés...

Le regard perdu dans les vaguelettes qui venaient de temps à autre s'échouer contre la coque en bois, il demeura simplement silencieux jusqu'à ce que Brun lui demande si la date du mariage avait été fixée. Espoir leva les yeux au ciel et soupira bruyamment.

- Non, bougonna-t-il.

Il avait promis de parler à sa mère afin qu'elle puisse interférer dans cette union stupide, mais peut-être que finalement, son père adoptif pouvait être une meilleure oreille. Après tout, lui aussi avait été marié par devoir n'est-ce pas ? Cela ne pouvait-être autrement.

- Aimée et moi-même repoussons sans cesse ces discutions. La vérité c'est que ni elle ni moi ne tenons à nous marier, soupira-t-il à nouveau. Je sais bien que mère et vous avez œuvré dur pour que cette union sois prononcée, mais je vous en conjure reconsidérez ces manigances. Je lui serais bien plus utile en Maître d'Art qu'en époux et Roi. Pourrez-vous le comprendre ? Vous qui êtes venu la chercher dans les Montagnes sur ordre du Roi Vainqueur, n'auriez-vous pas préféré vaquer à vos occupations propres sans vous soucier de tout ceci ? Vous auriez-pu en épouser une autre...et éviter ce destin malheureux...


Seul un aveugle pouvait manquer de voir le couple en ruines que ses parents représentaient. Il ne voulait pas que sa relation avec Aimée en arrive là après presque vingt années de mariage. Voilà où les mariages de devoir et de complaisance menaient.

Si Brun n'avait été assis à la barre, il aurait pu tomber. Les révélations de son fils, tant sur sa volonté de rompre ses fiançailles, que sur sa vision erronée du passé, étaient de nature à l'abattre. Au fond de la barque, le Duc encaissa le coup en silence. Ainsi il ne connaissait pas son fils au point de se méprendre sur la nature de ses sentiments depuis ses dix ans. Et son fils ne le connaissait pas au point d'ignorer ses motivations les plus essentielles. Ils étaient comme des étrangers l'un pour l'autre.

- Quel destin malheureux ? répliqua-t-il, amer.
Celui d'épouser Acuité ? Celui d'élever son fils, de mettre au monde ses filles, de régner sur un Duché ? Duc, époux, père de famille, donnait-il l'image d'un homme malheureux ? La guerre civile, les attaques pirates avaient été des épreuves, mais le seul véritable malheur avait été la mort subite de Victoire.

Brun avait envie de rectifier l'histoire. Mais il se contenta de rectifier la trajectoire de la barque en donnant à Espoir des indications sur la manière de tendre les voiles. Le silence et la vitesse croissante lui permirent de s'apaiser et de réfléchir. Il ne reprit la parole que de longues minutes plus tard, s'efforçant de mettre son destin de côté pour se concentrer sur celui de son fils.

- Ces fiançailles vont être délicates à rompre, dit-il même si Espoir, sans doute, le savait déjà.
Etait-ce pour cela que le jeune homme s'était tu pendant si longtemps ? Ses sentiments avaient-ils changé, ou bien n'avaient-ils jamais existé ? Il est vrai que Vainqueur avait annoncé l'union avant même qu'elle soit discutée avec les principaux intéressés. Ils étaient tous certains que les jeunes gens s'aimaient. Comment défaire les liens tissés sans qu'aucun n'en soit offensé ?
- Je dois en parler avec ta mère, marmonna le Duc, mortifié par cette perspective.
Ses relations avec Acuité était déjà suffisamment compliquées. Le blâmerait-elle pour cela aussi ?

- En aimes-tu une autre ? osa-t-il après un nouveau silence, alors qu'il barrait à bâbord, en direction de Vasebaie.

La réponse amère de Brun Braveterre lui fit détourner le regard plus encore. Allait-il se mettre en colère face à cette vérité trop crue ? Peut-être ne souhaitait-il pas l'entendre mais n'était-ce pas le cas ?
Épouser une femme sans avoir la primeur ni de son coeur ni de son corps et devoir élever comme son propre fils le bâtard d'un autre, puis voire sa propre fille mourir dans la fleur de l'âge. Parfois Espoir se demandait si ce mariage n'avait pas été une récompense du Roi pour avoir ramené sa mère dans les Duchés. Il leur en voulait à tous deux pour cela. Quel aurait été sa vie s'il avait grandit dans les Montagnes, loin de toute l'agitation de la cours ?
Sans soeur, sans responsabilité, avec juste l'amour de ses parents pour lui seul.

Il se mordit l'intérieur de la joue, horrifié par ses propres pensées. Par les Dieux, il ne pouvait pas souhaiter que ses soeurs n'aient jamais vu le jour, il en avait perdu une l'an passé.
Perdu dans ses pensées, il osa enfin un regard vers l'homme qui l'avait élevé mais ce dernier n'ajouta rien. Méditait-il lui aussi de son côté ? Espoir n'aimait pas remuer le couteau dans la plaie et il observa en silence Brun manier l'embarcation, lui laissant le choix de la trajectoire. Au moins était-ce quelque chose qu'il maitrisait.
Parfois, l'homme d'âge mûr lui faisait un peu pitié, emprisonné ainsi dans cette vie de Duc qu'il semblait détester.
Toutefois, Espoir avait peut-etre vu juste dans son erreur de lui en parler à lui, avant qu'à sa mère, lorsque ce dernier annonça que les fiançailles allaient être délicates à rompre. Il venait simplement d'accéder à sa requête. L'espoir illumina le visage du jeune homme et il le regarda un moment, un sourire fugace dessinant sa fossette sur la joue.

Son soulagement lui sembla pourtant de courte durée lorsque Brun lui demanda s'il en aimait une autre. Il grimaça et reprit :
- Par Eda non ! Je veux me consacrer à la magie, pas courir après des jupons ! Et je ne veux pas abandonner Aimée, juste...je...
Ses joues s'empourprèrent et il détourna le regard à nouveau. L'eau lui sembla subitement très intéressante.

- Je ne veux pas partager sa couche.
Pouvait-il être plus gêné de mentionner cette intimité et à lui qui plus est.
Mortifié, il souqua davantage, persuadé que cela donnerait une raison plus valable à la chaleur de ses joues.

Brun fut surpris par le soulagement qui teinta les traits de son fils, vite déformés par une sorte de dégoût qui le questionna encore davantage. Un ange passa et le Duc le laissa survoler l'embarcation. Il réfléchissait, troublé. Si Espoir et Aimée n'étaient qu'amis... alors quoi de plus naturel que l'idée de s'unir avec elle l’embarrasse tant ? A moins qu'Espoir dédaigne "les jupons" en général ? Ayant été la cible de rumeurs de ce genre en raison de son célibat prolongé, Brun préférait ne pas y penser. Mais préférait-il croire que pour son fils, il n'y avait que l'Art ?

- Une magie puissante n'est pas le gage d'une vie heureuse. Regarde Vainqueur, déclara-t-il après avoir longuement réfléchi, et pourtant, une part de lui regrettait ces paroles.
Brun avait l'impression de trahir son ami. Pourtant, le Cerf blanc ne se donnait-il pas en spectacle en épousant une jouvencelle ? Vainqueur n'avait-il pas mis en péril sa propre vie, pour sauver les jours de celle que plus jeune, il s'était résolu d'épouser ? La princesse chalcédienne n'avait-elle pas donné du sens à sa vie, plus que son pouvoir de lire dans les esprits ?

- Que vaudrait sa vie aujourd'hui, sans Aimée et ses garçons ? poursuivit-il, gêné par cette trahison intime et aussi, par ce qu'elle révélait de lui.

Le silence les gagna à nouveau. Par Eda qu’ils étaient maladroits songea Espoir. Et il se demanda si sa relation avec son vrai père aurait été différente. Évidemment que oui. Il fantasmait et idéalisait ce père invisible et perdu pour toujours, réduisant à incompris celui qui lui faisait face.
Mortifié par ses propres révélations échappées avec une facilité déconcertante, il n’osait plus rien dire. Les joues roses de honte, il se contenta de ramer lentement aidé par le vent qui les poussait bien plus que les mouvements du jeune garçon.

Brun finit par rompre cette bulle oppressante et Espoir leva un sourcil face à ses nouveaux propos. La bouche légèrement entrouverte, il fut tenté de répondre mais se contenta de ravaler sa salive.
Comment pouvait-il seulement le comparer à Vainqueur ? Le Roi était excessif en tout quand lui ne désirait qu’être invisible.

- Le Roi peut faire ce qu’il lui plaît et cela n’a rien à voir avec la magie. Ce mariage n’en est-il pas la preuve ? Je doute qu’il ait pensé à Aimée et les garçons en épousant Desirée. La logique aurait été qu’il la propose en mariage pour Prospère ou même Chance.

Se rendant compte que ses propos pouvaient passer pour de la critique ouverte à l’encontre du Roi, voire de la trahison si dans un avenir proche des opposants à l’union se manifestaient, il se mordit la lèvre inférieure.

- Ce que je veux dire, reprit-il tout à trac, c’est que je ne suis pas le Roi et que la magie me suffit, à moi, Espoir Loinvoyant. Je ne veux ni gloire, ni famille.

Et c’était compréhensible pour lui. Fruit d’une union considérée par la populace comme horrible, petit-fils d’un Duc assassiné pour ses actes violents, frère d’une sœur emportée par la mort trop jeune et témoin de parents aux relations compliquées. Comment aurait-il pu en être autrement ? A ses yeux, les liens familiaux et les relations humaines dans leur globalité lui semblaient complexes et il préférait consacrer son énergie à la magie. Au moins, celle-ci ne le décevrait pas.

Espoir ne comprit pas où il voulait en venir à propos de Vainqueur. Vainqueur était un grand mage, et Vainqueur était malheureux au point de se compromettre, lui et le Royaume, avec ce mariage ridicule. A ce sujet, Brun partageait l'avis de son fils, même s'il s'abstint de tout commentaire. Il n'était pas question du Roi, ni même de politique, mais d'Espoir.

Espoir qui, lui, sut se montrer très clair. Brun prit ses paroles comme un coup de rame, et de ses mains, laissa filer la voile. Reposant tout entier dans la poigne d'Espoir, le poids de l'eau devint aussi lourd que celui du silence.

- J'imagine qu'il est vain d'essayer de te convaincre du contraire, reprit Brun, oisif et amer.
En tout cas, prématuré. Après tout, Espoir n'avait que vingt ans. N'avait-il pas pensé comme lui jusqu'à trente ans passés ? N'aurait-il pas continué si Acuité n'avait pas mis le pied dans sa porte ? Père et fils se ressemblaient davantage qu'Espoir ne pouvait le savoir. Mais Espoir était le fils de la Duchesse de Béarns. Sa bâtardise le dispensait-il de la gloire et de la famille ? Etait-ce à cause de sa bâtardise, qu'il les rejetait ainsi ?

- J'espère que tu sauras trouver des mots plus délicats pour signifier au Roi que tu refuses la main de sa fille et héritière des Cinq Duchés, pour faire l'ermite dans une tour, marmonna-t-il, se sachant immature, mais blessé par ce rejet.
Si Espoir n'avait pas besoin de famille, il saurait annoncer lui-même à Vainqueur la nouvelle.

La voile s'envola et avec elle, une mèche de cheveux d'Espoir se détacha de son attache. Machinalement, il tenta de la saisir malgré la brise et la rangea sans grande réussite derrière son oreille. Les reflexes de Brun Braveterre étaient-ils défaillants ? Cela lui sembla impossible, on parlait du plus grand Maître d'Armes que Castelcerf ait connu jusqu'à présent. Espoir contempla d'un oeil neuf l'homme qui lui faisait face grâce au ralentissement soudain de l'esquif. L'âge ne l'avait pas épargné, son visage comme ses mains étaient marqués par les signes du temps. Il n'était plus l'homme dur et intransigeant qui avait marqué l'enfance du jeune Loinvoyant.
Espoir s'en rendit compte à ce moment là et en fut stupéfait.

Il secoua lentement la tête aux propos de son père adoptif. Personne ne pourrait jamais le convaincre du contraire en effet, il était persuadé que sa place était aux côtés de la magie.
Pourtant, Brun Braveterre semblait ne pas embrasser cette idée et Espoir ne comprenait pas pourquoi cela semblait le rendre si amer. Peut-être parce que cela mettait en péril la promesse faite à Vainqueur ?
Il s'apprêtait à le rassurer sur ce point mais le duc lui coupa l'herbe sous le pied. Il se renfrogna instantanément, croisa les bras sur sa poitrine et détourna le regard. Aussi contrarié qu'un enfant, ses traits prirent l'apparence d'une moue boudeuse et il lança :

- Aimée partage mon avis. Elle aussi se sent prisonnière de cette promesse qui ne nous arrange ni l'un ni l'autre.

Il soupira et ajouta en le regardant droit dans les yeux :
- Je conçois que Mère et vous ayez envisagé cette alliance au mieux pour moi mais...ma bâtardise ne devrait-elle pas me préserver de toutes ces responsabilités ? Nous pensions demander à Mère d'appuyer notre refus auprès du Roi, après tout, elle est plus à même de comprendre.

Espoir n'avait pas rattrapé la voile, son père n'avait pas fait mine de la reprendre et l'esquif dérivait sur la mer immense, heureusement peu agitée. Brun ne savait pas s'il devait être soulagé ou non du fait que la Reine-Servante veuille également rompre ces fiançailles. Il n'eut pas le temps de se questionner plus avant. Les paroles de son fils achevèrent de le mettre en colère - pas à cause de ce sous-entendu qu'il ne comprit pas, ni de cette complicité mère-fils dont il se savait exclu.

- La "bâtardise" n'est pas un prétexte à la lâcheté. Et je te prierai de ne pas user de ce mot devant moi. Je te rappelle que je t'ai adopté devant les pierres témoins et avec la bénédiction du Roi. Tu portes le nom de Loinvoyant, même si tu n'en as visiblement pas le tempérament, grogna-t-il et il le regretta instantanément.

Brun rattrapa la voile et tenta de dompter sa tempête intérieure. Devait-il faire voile vers le port ? Leur sortie en mer ne prenait pas le tour qu'il avait espéré. Espoir le rejetait et il répondait avec maladresse à cette violence dont son fils n'avait peut-être pas conscience. Comment ne pas empirer les choses ?

- Nous verrons ce que ta mère pense de tout cela, mais tu auras remarqué que ses relations avec Vainqueur sont déjà compliquées, reprit-il après un silence, plus modéré. Nous devons être prudents, car Béarns a beaucoup à perdre.
Ça n'était pas la faute d'Espoir, mais le vent semblait avoir tourné en faveur du Sud. Par un affront, Béarns ne devait se retrouver davantage isolé. Vainqueur prendrait-il comme tel la rupture des fiançailles ? En tiendrait-il rigueur à Béarns ? A Espoir ?

- As-tu songé à ce que tu ferais si tu ne devenais pas Maître d'Art ? Le Maître d'Art est nommé par le Roi et le Roi nomme ses amis... crois-moi, assura-t-il, lui dont la nomination en temps que Maître d'armes avait été, en son temps, controversée.
Bien que doué, il était alors jeune et inexpérimenté. Il était surtout l'ami du Roi. Ardent avait été l'ami du Roi. Maya avait sauvé le Roi. Qu'était Espoir pour le Roi ? A part la preuve vivante d'une faute dont il ne pouvait finalement se racheter ?

Espoir commençait à regretter d'avoir accepté cette sortie en mer. Il commençait à regretter d'avoir osé émettre à voix haute ce qu'il pensait depuis longtemps. A ses aveux, son père adoptif avait répondu par des propos violents et durs qui achevèrent le peu de retenu qu'Espoir avait espéré conserver. Le jeune homme n'avait pas pour habitude de sortir de sa zone de confort mais face à cet affront, il ne pouvait rester de marbre. Ses mâchoires se serrèrent tout comme ses poings qu'il agrippa aux rames pour se donner contenance. A ses jointures blanches, il se morigéna intérieurement de ne pas pouvoir garder son sang-froid.

Ses dents grincèrent sous les premiers mots. Il n'avait jamais eu honte de ses origines et ce malgré les bruits et les murmures de couloir. Pourtant, à travers les lèvres de Brun Braveterre, le mot sonnait presque comme une insulte, tout comme la suite de ses propos. La blessure qu'il lui infligea à ce moment précis serait longue à guérir, il le sut immédiatement, tout comme la rancoeur qui en découlerait. Que voulait-il ? Qu'il le remercie de l'avoir adopté ? Et puis quoi encore !
Il rongea son frein, tenta de réfréner la colère qu'il sentait grandissante, prêter à le submerger.
Le petit garçon qu'il avait été craignait encore cet homme dur qui s'il n'avait jamais levé la main sur lui, l'avait muselé à travers un enseignement dur et une éducation sans faille.
Si son départ pour Castlecerf avait été un crève coeur parcequ’il avait du quitter sa mère et son foyer enneigé, il avait été un soulagement de pouvoir souffler un peu face à toutes ses règles et cette surveillance.
Soudain, son père adoptif se leva et Espoir craignit un instant qu’il ne mette à exécution ce qu’il n’avait jamais osé jusqu’à présent. Machinalement, il rentra légèrement sa tête entre ses épaules, prêt à accueillir le geste malheureux. Mais contre toute attente, ce dernier se contenta de rattraper la voile et Espoir se sentit d’autant plus bête de craindre encore cet homme comme le gamin qu’il avait été.

Le sang bourdonnant à ses tempes, il se fit la promesse de refuser cette peur et de ce comporter comme l’homme qu’il était désormais. Aujourd’hui, il était un artiseur doué d’un talent rare, il était un homme fait bien que doté d’une carrure moins flatteuse que la plupart des soldats.
Et tandis qu’il essayait de se convaincre de tout cela, Brun Braveterre enfonça davantage le clou qu’il venait de planter.
Évidemment qu’il n’était pas aveugle, il savait bien que sa mère avait quelques solides griefs vis à vis du Roi et même s’il en ignorait la raison ou les origines, il se fiait à celle qui l’avait mis au monde. Béarn n’était actuellement pas dans les petits papiers du Roi qui lui préférait le Sud, sinon pourquoi avoir épousé la jeune Désirée ? Vainqueur voulait tout, son ambition dépassait l’entendement.
Cependant, il ne fallait pas oublier que au-delà de ce mariage Aimée serait amenée à régner sur le Royaume. Mariée ou non, elle redonnerait à Béarn la place qu’elle méritait et aiderait le Duché à contrer les pirates tout simplement parce que leur amitié valait bien plus qu’un contrat ou accord politique.
Etait-ce la force de cette valeur ou la naïveté de sa jeunesse qui lui en donnait la certitude ? Face au mur que représentait Brun Braveterre, il préféra garder ces réflexions pour lui-même.
L’ami du Roi ne pourrait se ranger que du côté de ce dernier, preuve que l‘amitié pouvait avoir plus de valeur qu’un serment, même si ce dernier avait été proclamé devant les pierres témoins.

Ses dernières paroles le firent renifler avec dédain. Son sang ne fit qu’un tour et il grinça :

- Comment pourrais-je l’ignorer.

N’était-ce pas parce qu’il était l’ami du Roi que Brun Braveterre avait dû aller chercher sa mère dans les Montagnes pour la ramener de force dans les Duchés, n’était-ce pas parce qu’il était l’ami du Roi qu’il avait pu ensuite l’épouser  et ainsi devenir Duc de Béarn ? N’était-ce pas parce qu’il était l’ami du Roi qu’il l’avait adopté lui ?
Lâchant les rames d’un coup, le bois claqua sur l’eau lorsque Espoir s’emporta :

- De la lâcheté ? Contrairement à ce que vous pouvez penser, je ne me cache pas derrière ma bâtardise, je l’assume pleinement. Croyez-vous que les médisants se soucient de votre serment devant les pierres témoins ? Ils n’en ont cure croyez moi et je leur fais face depuis des années dans cette forteresse. Pour autant, j’assume parfaitement mes origines car c’est ce que je suis : Une moitié de Loinvoyant plus doué que la plupart à l’Art.

Il se leva faisant tanguer l’embarcation sous le poids du mouvement et porta la main sur sa poitrine avec ferveur. Sa voix perdit de sa puissance, comme la colère tempêtant dans son coeur :

- J’ai toujours respecté la volonté de Mère de me cacher la vérité sur mes origines tout en sachant qu’elle me ment. Je ne crois ni à sa version ni à celle du peuple. Et je m’en contente pleinement à condition qu’on me laisse vivre ma vie en paix. Les relations avec Vainqueur sont peut-être compliquées en l’état mais celles avec Aimée sont entendues. Le Roi ne sera pas éternel.
Alors je suis navré de me soucier moins du Roi que de la Reine-Servante mais je crois ne pas me tromper sur ce que je pourrais apporter au Royaume et à Béarn grâce à mon don et ce, sans mariage arrangé.

Une bourrasque le désarçonna subitement et il du se rasseoir pour ne pas tomber à l’eau, laissant dans ce mouvement peu gracieux, une partie de sa superbe.

Les premières paroles de son fils firent sauter la digue de sa culpabilité. Brun avait beau nier sa bâtardise, elle était là, Espoir la subissait, parce qu'il avait cru qu'il serait meilleur pour l'honneur d'Acuité, de ne pas reconnaître sa paternité. Espoir vivait dans l'ignorance et le mensonge de ses origines, parce que ses parents n'avaient pas voulu demander de mentir à un enfant ; alors, ils ne lui avaient pas dit la vérité, d'abord pour son bien, ensuite, par lâcheté. Espoir n'était pas dupe mais il était à des lieues de se douter qu'il faisait face à son père, et Brun réalisa qu'il était trop tard, qu'il était vain de le lui dire désormais, parce que la vérité serait plus dure à vivre que le mensonge. Espoir le dédaignait et il se dédaignait lui-même, ne se considérant que comme "une moitié de Loinvoyant", sauvé par cette magie qu'il possédait. Croyait-il que là seul résidait sa valeur ? Etait-ce pour cela qu'il s'obstinait dans cette voie ?

Le Duc laissait pleuvoir sur lui la colère de son fils et ses mots pourtant sensés. Espoir misait sur Aimée. Espoir misait sur celle qui était l'avenir, voire le présent des Duchés. A ses yeux Vainqueur n'était pas éternel, il semblait même déjà enterré. Brun sentit soudain ses années le rattraper. Il avait pour lui l'expérience. Il aurait pu mettre son fils en garde : contre cette amitié sur laquelle il misait tout, lui qui n'avait jamais connu la trahison. Aimée favorisait-elle son ami plutôt que son époux ? Béarns plutôt que Chalcèdes ? L'amitié plutôt que le pouvoir ? Serait-elle seulement Reine, comme Vainqueur le souhaitait, alors même que son remariage compliquait la succession ? Il y avait des paroles que le Duc ne voulait pas prononcer. Il ne pouvait qu'espérer, qu'Aimée accéderait sans encombres à la couronne et qu'une fois Reine, elle ne trahirait pas son meilleur ami comme Vainqueur l'avait un jour trahi, lui.

- Vainqueur n'est pas éternel... j'ai du mal à imaginer... souffla-t-il du fond de la cale.
Vainqueur que la magie et le mariage rajeunissaient. Vainqueur auprès duquel il avait grandi, était devenu un homme, un soldat, un conseiller, un mari. Vainqueur qui avait le même âge que lui. Allaient-ils tous s'éteindre dans quelques années ? La nouvelle génération semblait prête, voire impatiente de prendre le relais. Quel souvenir lui laisseraient-ils ? Vainqueur laissait derrière lui trente ans de règne, la guerre et la paix. Mais lui ? Il n'avait pas reconnu son fils et son fils ne le reconnaissait pas. Sa fille était morte. Sa fille était endeuillée. Sa femme... il ne savait même plus quoi dire du comportement d'Acuité.

- Je m'inquiète pour ta mère, avoua-t-il après un long silence, complaisamment passé à laisser l'échec l'écraser. Je ne lui suis d'aucun réconfort.
Brun avait même parfois l'impression qu'il empirait la situation. Toutes ces années, ils avaient réussi à faire front ; mais aujourd'hui, il ne savait plus quoi faire.
- J'espère que vous viendrez souvent la visiter, toi et Liberté, dit-il et c'était un vœux qu'il formait lui aussi, pour échapper à la solitude de Béarns et tenir, encore, le souvenir de ses enfants contre lui.

Rames mortes et voile distendue, l'esquif partait à la dérive.

Brun Braveterre prononça quelques mots mais à cause du vent soudain ou peut-être grâce à ce dernier, Espoir ne les comprit pas. Debout sur l’esquif, le Duc de Béarn lui apparut soudain vieux et las. Les épaules voûtées, les cheveux grisonnant, le Maître d’Armes avait perdu de sa superbe tout comme sa mère avait perdu de son éclat.
Il se sentit soudain mal à l’aise d’avoir osé lui crier dessus comme il venait de le faire et il déglutit avec difficulté, avant de se rasseoir sans un mot mais bien heureux de ne pas avoir basculé. Tel un radeau, leur petit bateau dérivait mais Espoir n’arrivait pas à s’en inquiéter.
Il observait l’homme qui lui faisait face en silence, intrigué ce qu’il pouvait bien penser. Comme il aurait aimé pouvoir entrer dans sa tête depuis toutes ses années pour mieux le comprendre. Mais sa mère le lui avait interdit et il n’avait jamais osé lui désobéir.

Le temps sembla s’étirer à l’infini et le silence devint plus léger à mesure que la colère du jeune homme se dissipait. Enfin, son père adoptif releva la tête vers lui et ses paroles eurent raison des dernières gouttes de venins distillés dans ses veines.
Après toutes ces années de mariages, comment pouvait-il encore ignorer le mode de fonctionnement de son épouse ? La connaissait-il si mal ?

Un peu surpris, il répondit sur le ton de l’évidence :
- Pourtant, Mère n’est pas difficile à contenter.

Contrairement à la plupart des Dames, elle n’usait pas d’objet ostentatoire et le peu de richesses qu’elle possédait, elle le mettait au service du peuple. Son seul intérêt résidait dans la chasse à l’arc et les oiseaux de proie.
Certes, à bien y réfléchir, c’était peu commun pour une Duchesse. Mais sa mère n’était pas commune.

- Si vous voulez la réconforter il vous suffit de passer du temps avec elle sur des occupations qui lui apportent satisfaction. La fauconnerie, le tir à l’arc, aller à la rencontre des paysans, des soldats de Béarn...je conçois que ce genre de...de passe-temps peut surprendre pour une femme de son rang mais…

Il soupira, devait-il vraiment justifier le comportement de sa mère auprès de son époux ? Avec une bienveillance non feinte, il reprit :
- Vous vous inquiétez pour Mère et Mère s’inquiète pour le peuple. Elle se soucie plus des autres que d’elle-même. Elle donnerait sa vie pour Béarn. Je ne puis vous promettre de revenir comme vous me le demandez mais, je compte bien l’artiser régulièrement.

Et au souvenir de ce contact lors du banquet, son visage s’illumina.

- Lors du banquet, nous avons échangé par le biais de l’Art, ajouta-t-il sur le ton de la confidence. Moi aussi je m’inquiète pour elle et je ferais de mon mieux pour adoucir ses jours. Alors vous aussi, s’il vous plaît, faites de votre mieux car elle a besoin de vous même si elle ne le dit pas. Je le sais.

Il l’avait compris à travers l’Art. Même s’il n’avait pu entrer dans le détail, sa seule certitude était que sa mère était étroitement liée à Brun Braveterre et parce qu’il l’aimait plus que tout au monde, il souhaitait de tout coeur que le Duc veille sur elle et soit à la hauteur de cette union.

- Je sais, murmura le Duc toujours vautré contre la coque de l'esquif, mais c'était uniquement pour ne pas perdre la face, ou ce qu'il en restait après avoir indirectement demandé de l'aide à son fils pour réconforter sa propre mère.

Brun savait qu'Acuité aimait cela, que ces activités lui procuraient du plaisir, si elle n'avait plus guère le temps de les pratiquer, et encore moins en sa compagnie. Il la connaissait, ou il croyait la connaître, car aujourd'hui... il ne savait plus, il doutait. Avait-elle encore besoin de lui, comme Espoir l'affirmait ? Comment le savait-il ? L'avait-il senti par l'Art ?

Brun voyait qu'Espoir voulait bien faire, mais il restait amer. A son souhait qui était en réalité une requête - une requête qu'un père n'eut pas dû devoir formuler à ses enfants, et que ses enfants n'eussent pas dû refuser - Espoir avait répondu par une absence de promesse qui ressemblait fort à une réponse négative.
Je ne puis vous promettre de revenir comme vous me le demandez mais, je compte bien l’Artiser régulièrement.
Cette réponse, le Duc ne s'en satisfaisait pas. Espoir promettait de faire de son mieux pour adoucir les jours d'Acuité. Etait-ce cela, son mieux ? Une communication désincarnée ?

- Castelcerf peut bien se passer de toi quelques semaines par an, grommella-t-il, mécontent, voire vexé lorsqu'il ajouta :
- Et moi, je n'ai pas l'Art.
Il ne semblait pas être venu à l'idée d'Espoir que lui aussi, son père, veuille le voir.

A cet instant précis, son père adoptif lui fit de la peine. Dans leur bateau à la dérive, il semblait soudain plus vieux et plus fatigué. Indirectement, Espoir s'inquiéta pour sa mère. En effet, si Brun Braveterre savait, alors pourquoi ne faisait-il rien pour soutenir son épouse, la Duchesse.
En avait-il vraiment envie dans le fond ? Cette pensée lui confirma l'idée qu'un mariage arrangé ne pouvait fonctionner. La preuve était sous ses yeux, un homme éreinté et triste.

Il se morigéna intérieurement pour l'avoir jugé si promptement et se mordit l'intérieur de la joue en détournant le regard. Fichtre, il détestait s'immiscer dans les affaires de ses parents mais son inquiétude constante au sujet de sa mère le poussait à s'en soucier !
Aux nouveaux propos de son père, il fut tenté de soupirer.
Oui, Castelcerf pouvait bien se passer de lui mais peut-être pas Aimée. Et lui, pouvait-il se passer de ses cours d'Art, de maîtresse Vatis et de sa meilleure amie quelques semaines par an ? Il n'en était pas bien certain.
Pour autant, il lui semblait inutile de le préciser à son père adoptif qui lui reprocherait surement de faire passer sa famille après son devoir. Cela ne pourrait mener qu'à un nouveau conflit entre eux et Espoir était fatigué de batailler contre celui qui l'avait élevé.

Ses yeux s'écarquillèrent cependant, véritablement surpris par ce dernier aveux qui en appelait un autre, muet.

- Vous souhaitez me voir ? demanda-t-il sans réfléchir, seulement porté par la spontanéité du moment.
Puis, plus suspicieux, il rajouta :
- Pourquoi ?

Le Duc de Béarns regarda son fils avec des yeux dont tout espoir avait disparu. En lui, la colère le disputait à l'abattement. Il fut tenté de répliquer vertement qu'un jeune homme si intelligent, entraîné à percer les mystères de l'esprit, saurait répondre tout seul à cette question. Mais il ne dit rien, car l'abattement l'emportait finalement, lui ôtant tout esprit combattif, car le combat était déjà perdu, et depuis longtemps. Il avait échoué à être un père pour son fils.

Brun détourna les yeux vers l'horizon, se laissant bercer par les vagues et les souvenirs. Espoir, si petit dans son berceau montagnard, alors qu'il craignait encore pour sa vie. Les premières années à Castelcerf, qui avec le recul, lui paraissaient si douces, malgré la convalescence d'Acuité. Espoir n'était encore qu'un enfant, absorbé dans ses jeux avec Aimée. Et puis il y avait eu le départ précipité pour Castellonde. Espoir avait atteint l'âge de raison et Brun avait veillé à ce qu'il reçoive la meilleure éducation, plus exigente encore que celle d'un héritier, car Espoir n'hériterait pas et il devrait faire sa place dans le monde par ses seules aptitudes. Pour développer en lui cette combattivité dont un homme - et plus particulièrement un bâtard - avait besoin pour survivre dans le monde des grands, Brun l'avait poussé à se dépasser, souvent en désaccord avec Acuité, souvent en vain, et là avait sans doute commencé son échec. Avait-il été trop exigent ? Trop dur ? A quoi bon se torturer ! Dès ses treize ans, Espoir lui échappait. Aujourd'hui, son fils ignorait son passé, son identité et jusqu'à l'amour qu'il avait pour lui.

- Pour la même raison que je souhaite voir Liberté, répondit-il de mauvaise grâce.
On lui avait parfois reproché de préférer ses filles, et sans doute était-ce l'impression que son attitude donnait. Pourtant il n'en était rien. Si le Duc se montrait plus coulant avec Victoire et Liberté, c'était seulement parce que leur naissance et leur caractère ne nécessitaient pas qu'il intervienne de la même manière. Sans doute même aurait-il dû les brider davantage, afin que le pire soit évité. Victoire avait été perdue et Liberté avait perdu la moitié d'elle-même. Le Duc espérait que sa fille retrouverait sa plénitude ici, à Castelcerf, et une autre moitié pour prendre avec elle les rênes de Béarns. Même provisoire, la séparation serait douloureuse, parce qu'il l'aimait et qu'elle était la dernière de ses enfants.

- J'attends que vous soyez là tous les deux pour ton anniversaire, reprit-il d'une voix raffermie, en se redressant légèrement contre la coque.
Puisque des ordres étaient la seule chose que son fils attendait de lui, il saurait lui en donner.

Dans un premier temps, Brun Braveterre détourna le regard, le posant sur l'horizon comme si de rien n'était. Espoir le regarda faire, à l'affût du moindre indice qui alimenterait cette suspicion stupide le concernant. Il ne comprenait toujours pas ce que désirait son père adoptif dans le fond. Pourquoi ne lui disait-il pas simplement au lieu de tourner autour du pot ?
Il soupira et reprit les rames avant que l'esquif ne les emporte à la dérive. D'une certaine manière, c'était déjà le cas.
Leur relation s'était dégradée à une vitesse improbable, si bien que le jeune homme ne savait même plus quand cela avait débuté. Peut-être qu'en grandissant, la rancœur d'avoir été arraché aux Montagnes avait remplacé ce que le duc avait à lui offrir alors. Il ne savait plus trop ce qu'il attendait de l'époux de sa mère. Une part de lui ne pouvait être que reconnaissant d'avoir eu un père mais une autre ne pouvait cesser de lui en vouloir pour être la cause d'origine du manque de son vrai père.
Peu importe ce que les récits pouvaient dire, ou bien ce que sa mère lui contait. Elle mentait pour le protéger, son père n'était pas mort durant la Guerre il le sentait au plus profond de lui. Les récits mentaient, il n'était pas plus le fruit d'un viol par la racaille Chalcédienne.
Parfois, il avait envie d'user de sa magie afin de découvrir la vérité, ne pouvait-il pas simplement forcer les défenses de sa mère, fouiller son passé ?
Non...son honneur le lui interdisait.

Cependant, à mesure qu'il prenait de l'âge, ses interrogations grandissaient avec lui et un jour où l'autre il faudrait bien la confronter à ce sujet, à moins de le confronter lui.
Souquant toujours, il porta au nouveau regard bien plus sombre et résigné sur son père au même moment où ce dernier lui répondait enfin avec une nouvelle phrase pleine de mystère.
Usant de son autorité paternelle, il lui ordonna d'être présent en Béarn pour son anniversaire, avec Liberté qui plus est.
Espoir soupira à nouveau puis n'y tenant plus, il prit courage et lança :

- Vous éludez toujours les questions. Pensez-vous qu'il soit si aisé de deviner vos pensées ? Il ne faut pas s'étonner que les relations de notre famille partent à vau l'eau quand on voit comment les discussions y sont traitées...

Cette fois la colère l'emporta sur l'abattement. Le vieux Duc de Béarns se dressa dans le frêle esquif, comme son fils avant lui, faisant tanguer l'embarcation sans perdre l'équilibre.
- Je crois en effet qu'il est aisé de deviner pourquoi un père veut voir ses enfants, rétorqua-t-il. Faut-il que je l'explique à un jeune homme si brillant ? Quant à notre famille...

Il reprit son souffle, ulcéré que son fils profite de ses confidences désespérées, pour les retourner contre lui. Comme si tout était de sa faute. Espoir avait visiblement hérité de sa mère la tendance à tout lui mettre sur le dos. Le jeune homme ne voyait-il pas que ses paroles peu délicates, voire cruelles, œuvraient autant que sa prétendue rétention à la faillite de leur discussion ?

- ... notre famille est frappée, jour après jour, par l'ennemi, le deuil et la mélancolie. Il est aisé pour toi de l'oublier, ici. Si tu n'as pas d'affection pour moi, au moins montre un peu de respect pour là d'où tu viens, et de soutien pour ta mère. Ça n'est pas trop demander et d'ailleurs, ça n'est plus une demande : j'irai requérir ton retour auprès du Roi s'il le faut. C'est encore lui le Roi jusqu'à preuve du contraire.

L'emportant loin, sa colère se retira comme un vague, ne laissant que le désespoir et l’écœurement d'en arriver là. Lui qui l'avait recherchée, Brun voulait désormais fuir la compagnie de son fils, qui a chaque parole le meurtrissait davantage. Et le Duc préférait encore, la culpabilité qu'elles éveillaient, plutôt que ce mépris que pour la première fois, il ressentait pour la chair de sa chair.

- Rentrons, grogna-t-il en reprenant les voiles.


Force du vent :
1-2 : vent faible -> retour lent
3-4 : vent moyen
5-6 : vent fort -> retour rapide

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'Hasard 6' : 4

Espoir demeura interdit. Détournant le regard, il souqua les rames et se mit en mouvement. La colère se disputait à l'abattement. Cet homme ne comprendrait jamais rien et n'hésitait pas un instant à éluder encore et toujours à ses ressentis. Que croyait-il ? Qu'il ignorait tout ceci ? Que sa vie en Cerf l'épargnait de ce qu'il se passait en Béarn ?
Il exigeait encore et toujours comme s'il était le maitre et lui l'apprentis obligé, lui enfonçant la culpabilité dans le crâne comme on frappait sur un clou. De reproches en reproches, d'ordres en ordres, ses paroles blessaient autant que des couteaux.
Soit, puisqu'il n'entendait que ceci, Espoir entrerait dans son jeu. Il tairait désormais ses pensées et se mordrait les joues si l'envie d'en parler le titillait de trop.

Les sourcils froncés, il laissa son regard dériver sur l'horizon, se concentrant essentiellement sur ses bras qui battaient la cadence. Rapidement, la sueur mouilla son front mais il fit mine de ne pas s'en apercevoir, pas plus qu'il ne ralentit le rythme alors que ses épaules le faisaient souffrir le martyr et qu'il ne sentait plus ses doigts à force de serrer le bois. La bouche légèrement tordue par une moue autant que par ses émotions rageuses, il évitait scrupuleusement le regard de son père adoptif qui ne manquerait sans aucun doute de désapprobation.
Peu lui importait que celui-ci avait reprit les voiles, il n'aspirait qu'à une seule chose: remettre pied à terre et fuir loin de cet homme impossible !
Par Eda, comment faisait sa mère au quotidien ? Un nouveau mystère qu'il n'éluciderait certainement jamais mais qui le confortait dans son rejet d'un mariage arrangé.

Lorsqu'enfin le petit quai de bois fut en vue, le soulagement l'inonda avec une intensité incroyable.

- Nous sommes bientôt arrivés, annonça-t-il pourtant boudeur.

Et impatient d'en finir, il se mit à ramer plus vite, usant ses dernières forces physiques dans les gestes qui lui permettrait de mettre un terme à cet étrange promenade. A quoi pensait le Duc ? S'il s'agissait de simplement lui demander de rentrer en Béarn pour son anniversaire, il était inutile de prendre la mer.
La sénilité commençait peut-être à se frayer un chemin dans l'esprit torturé du Duc...
Devait-il s'en inquiéter ? Il songea à sa mère et se posa véritablement la question.

Le silence semblait mieux convenir au père comme au fils. Dans le silence seulement troublé par les mouettes rieuses, suivant l'esquif rentrant au port, et semblant se moquer de sa déconvenue, Brun ressassait leur conversation. S'il avait abordé les sujets qu'il souhaitait, celle-ci n'avait certainement pas pris le tour qu'il désirait. Il avait désiré savoir quels étaient les projets de son fils, s'il était heureux ici, s'il pouvait veiller sur sa sœur et revenir plus souvent voir ses vieux parents. Il n'était renseigné que sur le premier sujet de manière inattendue et préoccupante.

Comment Vainqueur prendra-t-il la rupture des fiançailles ? Comment allait-il l'annoncer à Acuité ? Qu'allait devenir Espoir, sinon Maître d'Art ? Quand bien même Aimée devenue Reine le nommerait à ce poste, Maya était encore vaillante. Un fois son apprentissage terminé, et en l'absence de noces, pourquoi Espoir resterait-il à Castelcerf ? Le Duc n'espérait plus que son fils rentre à Castellonde. Le jeune homme avait fait très clairement comprendre qu'il n'avait pas besoin de famille et que la seule compagnie qui comptait à ses yeux était la chaste compagnie de son amie.

Le vent tendait les voiles et Espoir ramait comme un perdu, effort que son père aurait apprécié s'il n'avait deviné que son fils n'espérait que rentrer. Il aurait aimé lui apprendre à naviguer, comme il aurait aimé que cette sortie en mer les rapproche, mais il rejetait à la mer tous ces espoirs perdus, espérant qu'ils s'enlisent dans la vase tiède et qu'il n'y pense plus. Arrivant trop vite, la barque s’amarra un peu brutalement au ponton puis se stabilisa. Le brouhaha matinal du port emplit le silence. Brun ne savait pas quoi dire. Il lui semblait qu'il n'y avait rien à ajouter.

- A plus tard, grommela-t-il en se rasseyant au fond de l'esquif.