Les années avaient parfois été douces et parfois plus rudes pour Shyrin. Mais ce qui était certain c'est qu'elle était à présent la Reine incontestée aux côtés de Vainqueur. À force d'acharnement, de diplomatie, de subtilité, elle avait finalement réussi à asseoir son autorité et à gagner la confiance de la Cour comme de son peuple. Le règne de Vainqueur avait connu des épisodes dramatiques mais semblait à présent installé dans une ère de paix et de prospérité.

Aimée était devenue une jeune fille ravissante et sûre d'elle bien qu'elle approchât à peine la dizaine. De sa mère, elle tenait sa chevelure flamboyante et de son père pratiquement tous les traits de caractère qui l'opposaient donc régulièrement à la Reine. Il semblait parfois à Shyrin que le schéma se perpétuait indéfiniment chez les Loinvoyant condamnés à s'opposer à leur mère. Elle eut une pensée émue pour Bienséance avec qui la paix avait également fini par venir les dernières années.

Deux garçons étaient venus renforcer la lignée. Courage et Sagesse avaient tous deux les traits mélangés de leurs deux parents et des caractères plus souples que celui de leur aînée. Ils avaient encore l'indulgence de l'enfance pour une mère qui peinait à les laisser prendre leur indépendance.

À presque vingt-six ans, la Reine avait trouvé l'apaisement dans la maternité et dans son rôle de souveraine. C'était elle qui insistait pour que la famille reste unie et soudée, elle qui entretenait les liens d'affection et de respect entre eux mais aussi avec les autres. Vainqueur avait le pouvoir de l'Art, la puissance du guerrier, la stratégie du chef, elle avait l'amour absolu. Même Vainqueur avait fini par le reconnaître et le respecter. Ils formaient à présent une véritable équipe et un couple uni par des liens profonds.

Aimée sortait juste comme une tornade de ses appartements, vexée de n'avoir pas obtenu gain de cause et partie se défouler avec ses amis, quand on lui annonça la visite de Brun Braveterre. Elle ne s'y attendait certes pas mais n'en fut pas réellement surprise. Ils avaient en commun d'avoir épousé d'inflexibles Loinvoyant avec qui il fallait composer et trouver des compromis acceptables, avec qui il fallait souvent louvoyer et trouver des stratégies subtiles pour obtenir gain de cause.

Les années avaient également apaisé les rancoeurs originelles même si certaines blessures ne se refermeraient jamais complètement. Ils avaient trouvé suffisamment de terrains d'entente avec Brun Braveterre pour apprendre à s'écouter et se respecter, voire à s'apprécier, et avec son bon coeur naturel, Shyrin chérissait les moments privilégiés passés en compagnie de ceux qu'elle aimait.

C'est ainsi qu'elle fit introduire auprès d'elle le Duc consort de Béarn, non sans avoir demandé auparavant qu'on leur serve du vin épicé et quelques mets à grignoter, et qu'on ravive le feu dans l'âtre. Frileuse depuis la premier jour dans son pays d'adoption, elle n'avait jamais pu s'habituer tout à fait au climat rude de Castelcerf, même si elle ne regrettait plus que très rarement la touffeur de Chalcèdes. Confortablement installée dans un fauteuil profond devant la cheminée, elle attendait donc Brun qui avait sans aucun doute quelque chose à lui demander.

Un sourire tout aussi large et sincère illuminait les traits de Shyrin quand Brun fut introduit et vint la saluer. Elle tendit aussitôt la main pour presser la sienne brièvement avec une familiarité certaine. Le geste était furtif mais l'affection réelle. Elle n'avait pas réellement besoin de l'inviter à s'asseoir mais elle le fit néanmoins, soucieuse de lui témoigner toujours l'amitié qui était née entre eux. Sa remarque sur sa fille lui tira un petit rire léger et elle prit le temp de boire une gorgée avant de lui répondre, manifestement amusée.

- Par Sâ j'espère bien que non, elle a un caractère impossible ! Rit-elle doucement.

Le ton changea presque aussitôt, de même que l'atmosphère. La chaleur était toujours présente mais il s'y mêlait une pointe de nostalgie qu'elle partageait avec son invité. Elle y avait été sujette autrefois et l'était encore parfois, même si elle ne laissait plus jamais la mélancolie l'empêcher de vivre comme lors de sa première année à Castelcerf où elle était devenue si maigre que Shane en avait craint pour sa vie.

- Dix ans, oui, et cela me semble toujours hier, sourit-elle encore juste avant de balayer les félicitations d'un petit geste modeste de la main. Vainqueur méritait au moins cela.

Elle se souvenait avec une acuité redoutable de ce jour au camp du roi Vainqueur où elle s'était constituée prisonnière, s'humiliant comme jamais avec la sincère conviction qu'elle faisait ce qui était juste. Elle se rappelait également la manière brutale dont son époux maniait l'Art sur les gens comme elle. Si elle lui avait pardonné longtemps auparavant, elle n'avait jamais pu oublier. Aussi saisit-elle parfaitement l'inquiétude du Duc quand il mentionna leurs enfants et le prochain Appel d'Art. Un petit pli soucieux s'était formé entre les sourcil de son invité qu'elle reconnut fort bien. Exclus tous deux de l'Art et pièces rapportées à la famille Loinvoyant, ils partageaient certaines choses, des émotions indicibles et qui resteraient toujours secrètes.

- Ils sont si jeunes...

Elle fit passer la petite boule qui s'était nouée dans sa gorge en buvant encore une peu de vin puis dessina un sourire neutre sur ses lèvres.

- Je ne devrais pas dire cela mais j'espère que non. Ce ne sont encore que des enfants.

Pourtant elle savait bien que c'était possible, voire probable, surtout pour des héritiers Loinvoyant. Elle savait également qu'il était important de renouveler le clan d'Art et de former les jeunes mais sa fille... Sâ, elle ne voulait pas que son bébé lui échappe encore plus que ce n'était déjà le cas. Était-ce également le sujet d'inquiétude de Brun ? Elle l'observa, ouverte et bienveillante comme toujours.

- Vous craignez de devoir laisser Espoir ici avec le clan, n'est-ce pas ?

Shyrin écouta sagement et laissa Brun s'exprimer autant et aussi longtemps qu'il le souhaitait. Comme Vainqueur, il n'était pas homme à se confier aisément ni à exprimer des émotions ou des sentiments, aussi se gardait-elle toujours d'interrompre la moindre confession qui pourrait les libérer un peu du fardeau émotionnel qu'ils conservaient en eux.

Elle se souvenait parfois, non sans quelque embarras, de l'enfant gâtée et capricieuse qu'elle avait été, tyrannisant son entourage sans le moindre remords. Le temps avait passé sur ses souvenirs, adoucissant quelque peu la honte qu'elle pouvait en ressentir, mais elle essayait de ne pas complètement oublier avec l'espoir que cela l'aide à mieux comprendre sa fille et à garder un caractère plus doux et ouvert.

Son acclimatation difficile à Castelcerf et les débuts chaotiques de son mariage lui avaient rendu un peu de sa force de caractère et lui avaient également permis de s'affirmer comme Reine, pensait-elle, mais elle veillait néanmoins étroitement à ce que sa fille ne développe pas les traits les plus durs de ses deux parents. Sa fille, ses fils, ceux des autres également. Une nouvelle génération poussait déjà au milieu d'eux, il fallait lui laisser plus de place et veiller à sa croissance, elle en était convaincue.

- Oui, répondit-elle sans la moindre hésitation. Espoir n'est pas seulement le filleul du Roi et de la Reine, vous savez combien je suis attachée à lui. Et Aimée également.

Même éloignés, les enfants n'avaient pas oublié qu'ils avaient passé du temps ensemble dans leur enfance. Et la venue pour eux deux de frères et soeurs plus jeunes n'avaient fait que renforcer les liens entre eux. Quant à l'inquiétude d'Acuité, elle devinait qu'elle était la façade de l'angoisse commune de tous les parents. La Duchesse n'était pas du genre à garder sa langue dans sa poche, et elle serait venue la trouver sans hésiter si elle avait estimé devoir confier son fils à la Reine. Mais c'était elle la Loinvoyant dans le couple Braveterre, et comme dans le couple royal, c'était la pièce rapportée qui s'inquiétait davantage de voir grandir trop vite son enfant.

-Je suppose que tous les enfants devraient avoir l'opportunité de s'éloigner de leurs parents pour tracer leur propre voie, poursuivit-elle plus pensive. Mais tant qu'ils seront à Castelcerf, ils seront mes petits.

Et ceux de Shane. Sa soeur avait développé un lien très fort avec sa nièce et ses neveux également. Si elle avait été quelque peu envieuse au début et surtout frustrée d'être cantonnée au rôle de mère imposant des règles quand Shane avait le beau rôle de tante autorisant tout, les sentiments s'étaient apaisés avec le temps et elle était heureuse que sa soeur leur transmette certaines traditions de chez elles ou leur apprenne un tant soit peu leur langue maternelle. Elle repensait souvent à sa propre mère qui les avait quitté quelques années auparavant sans qu'elle l'ait revue et lui adressait des prières silencieuses pour qu'elle veille sur ses enfants.

- J'ai également une requête à vous faire, reprit-elle alors qu'un sourire revenait s'épanouir sur ses lèvres.

Elle prit le temps de boire une gorgée et de reposer sa coupe sur l'accoudoir de son fauteuil avant de poursuivre, le regard franc et tourné vers son invité.

- S'il advenait qu'Espoir doive rester à Castelcerf et rejoindre le Clan d'Art, l'apprentissage des premières années lui laisserait beaucoup de temps d'après ce que j'ai compris. Croyez-vous qu'il serait intéressé par l'apprentissage des armes ? Le chef de ma garde cherche un nouvel apprenti pour me tenir lieu d'escorte, comme un page ou une aide de camp.

Une main caressant le pied de sa coupe de métal ciselé, elle avait posé l'autre dans son giron pendant qu'elle réfléchissait. L'avenir d'Espoir était une question qu'elle n'avait cessé de se poser depuis le retour d'Acuité à Castelcerf. S'ils avaient aplani certaines difficultés en le plaçant sous la protection du couple royal, il n'en restait pas moins qu'il serait toujours considéré comme le fils aîné bâtard de la Duchesse et n'hériterait d'aucune terre.

Rejoindre le Clan d'Art serait une véritable chance pour lui et en cas de besoin, une position de repli dans la garde de la Reine ne serait pas du luxe. De plus, elle aurait prochainement besoin d'aide pour se déplacer et accomplir toutes ses tâches quotidiennes, même si cela ne se voyait pas encore. Ses doigts glissèrent légèrement sur le velours couvrant le doux renflement de son ventre encore à peine visible.

Shyrin écouta sagement la réponse de Brun, lisant sur ses traits et dans ses yeux la diversité et la force des questions et des combats intérieurs qu'il menait. Un léger sourire un rien désolé se dessina sur ses lèvres mais ses yeux restaient bienveillants et paisibles.

- Il est curieux qu'après toutes ces années vous me pensiez toujours capable d'imposer ma volonté et mes désirs à votre famille.

Ses doigts glissèrent sur le pied de sa coupe, revenant en saisir la rondeur mais sans la soulever pourtant.

- Il est bien entendu que la proposition sera faite à votre fils avec toute latitude pour la refuser librement. Je ne saurais le mener sur une voie où il ne désirerait pas aller.

S'il ne s'était agi de sa propre mère, Aimée aurait tout donné pour obtenir cette place. Mais elle ne pouvait ni renoncer à son héritage ni déployer ses ailes si l'étreinte maternelle protectrice était trop étroite. Elle aussi portait le poids de son nom et de sa naissance, comme eux tous. Comme Espoir surtout. Cette fois, la Reine détourna les yeux et porta sa coupe à ses lèvres pour se donner le temps de mettre autant de douceur que possible dans sa réponse.

- Je voudrais vous dire que c'est possible, pour Espoir et pour Béarn. Mais vous savez comme moi que c'est faux. Les gens n'oublient pas, surtout pas en moins d'une génération.

Et elle était tout particulièrement bien placée pour le savoir. Elle en était sincèrement désolée, cela se lisait sur ses traits, mais elle ne formait aucun espoir de voir évoluer les mentalités en ce sens, l'eut-elle souhaité de tout son coeur.

- Croyez-vous réellement que parce que le peuple apprécie aujourd'hui mon rôle auprès de Vainqueur, il m'ait pardonné d'être qui je suis et d'être née où je suis née ? Mon accent est peut-être bien léger à présent mais personne n'a oublié ma naissance ou mon passé. Si j'avais mis au monde Aimée avec seulement quelques jours d'avance, on m'aurait accusée de fornication et elle de bâtardise, vous le savez. Tout le sang du monde sur les draps de ma nuit de noces n'aurait rien pu changer à cela.

Elle parlait avec une infinie douceur, presque trop bas, presque avec lassitude. Elle n'était pas blasée ou cynique, non, juste décillée sur le monde et ceux qui le peuplaient. Elle ne voulait pas former d'espoir vain mais seulement s'accommoder de ce qui existait pour mieux le réformer en profondeur. C'était un très long chemin et elle n'en verrait pas l'aboutissement de son vivant, elle le savait. Et d'ici là, elle resterait pour toujours l'étrangère qui avait épousé le Roi par un coup du sort, et Espoir serait à jamais le bâtard de la Duchesse et d'un Chalcédien inconnu.